dimanche 24 janvier 2016

Gardez-vous à gauche : les gauchers à Rome.


                                        On m'a interrogée à plusieurs reprises sur les gauchers dans l'Antiquité romaine. La question est un peu surprenante mais, ayant moi-même abordé des thèmes autrement plus loufoques, je n'allais pas rechigner à effectuer quelques recherches. A ma grande surprise, le sujet est assez peu documenté, et on retrouve souvent les mêmes généralités d'un livre ou d'un article à l'autre. Mais en creusant un peu, on parvient tout de même à dégager quelques grandes lignes.

                                        Quiconque possède quelques notions de Latin aura deviné que le côté gauche n'a pas précisément bonne réputation chez les Romains. Le terme se dit en effet sinister (par opposition à dextra - la droite). Il a essaimé dans de nombreuses langues, donnant par exemple le mot "sinistre" en Français. Tout ça à cause des augures, collège religieux qui interprétait le vol des oiseaux pour y lire les présages envoyés par les Dieux. Pour résumer, avant une décision importante, les augures observaient le ciel : si les oiseaux venaient de droite, les Dieux étaient favorables ; s'ils venaient de la gauche, le présage était défavorable. On voit bien que le côté gauche était réputé mauvais, néfaste.



"Les augures" (Bernhard Rode.)

                                        Une autre hypothèse veut que la gauche soit connotée de façon négative, en raison du lien que les Anciens établissaient avec l'ombre ou l'obscurité. Regardez une carte romaine : les quatre points cardinaux sont disposés comme nous les connaissons encore aujourd'hui, de sorte qu'à la droite correspond l'Est et à la gauche, l'Ouest. Si vous regardez vers le Nord, le soleil se lève donc à main droite, et disparaît à main gauche : de la droite vient la lumière et la chaleur, qui disparaît sur la gauche en engendrant les ténèbres et le froid. Les tenants de cette théorie avancent en outre que le terme Latin scaevus (gauche, ou maladroit...), adjectif antérieur apparemment de la même origine étymologique, proviendrait d'une racine proto-indo-européenne signifiant "ombre".

                                        Ce préjugé envers la gauche se manifestait dans une multitude de petits détails, qui tenaient le plus souvent de la superstition. Par exemple, on considérait qu'entrer dans une maison du pied gauche constituait un mauvais présage, voire une faute grave. Dans certaines demeures, un esclave était d'ailleurs chargé de vérifier que les invités posaient bien le pied droit en premier ! Dans le même ordre d'idée, les Temples romains possèdent systématiquement un nombre pair de marches, afin que l'on pose le pied droit à la fois sur la première et sur la dernière marche. On remarquera aussi que, au théâtre, les "méchants" et les porteurs de mauvaises nouvelles entraient par le côté gauche de la scène.

                                        Et les gauchers, dans tout ça ? Ils furent en quelque sorte les victimes collatérales de l'aversion des Romains pour tout ce qui se rapportait à leur côté de prédilection. Par extension, on les vit d'abord comme défavorisés par les Dieux et donc porte-malheur, puis ils passèrent pour malhabiles et enfin, on se méfia d'eux car ils étaient réputés retors et déloyaux. A la naissance d'un enfant, quand celui-ci semblait privilégier sa main gauche au détriment de la droite, on lui bandait le bras gauche le long du corps pour l'empêcher de l'utiliser, et l'inciter à se servir du droit.

                                        Apparemment, ça ne marchait pas à tous les coups : une étude réalisée sur des bijoux antiques a montré qu'environ 8% des artisans romains étaient gauchers. Peut-être leur propension à utiliser leur main gauche n'avait-elle pas été décelée, ou bien s'agissait-il de pérégrins ou d'étrangers. On peut aussi supposer que l'Empereur Tibère était gaucher, d'après un passage de Suétone :
"Tibère était fort, robuste et d'une taille au-dessus de l'ordinaire. Large des épaules et de la poitrine, il avait, de la tête aux pieds, tous les membres bien proportionnés. Sa main gauche était plus agile et plus forte que la droite. Les articulations en étaient si solides qu'il perçait du doigt une pomme récemment cueillie, et que d'une chiquenaude il blessait à la tête un enfant et même un adulte." (Suétone, "Vie de Tibère", 68.)
Commode représenté sous les traits d'Hercule. (©S. Bonvallet.)

                                          Étant donné la mauvaise réputation des gens utilisant leur main gauche, un gaucher ne se serait sûrement pas vanté de l'être, et on ignore donc si d'autres Empereurs sont concernés. Avec un peuple aussi superstitieux que les Romains, mieux valait éviter de passer pour un porte-poisse, ou de laisser penser que vous n'étiez pas dans les petits papiers des Dieux... Exception notable, ce cher Empereur Commode proclamait haut et fort cette particularité, qui lui permettait de mettre en exergue ses exploits de gladiateur :
"Il combattit comme gladiateur. Il se livrait aux exercices de cette profession et se servait de l'armure de ceux qu'on appelle secutores, le bouclier au bras droit et l'épée de bois à la main gauche ; car il était fier d'être gaucher." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", LXXII - 19.)
 
                                         Les gladiateurs gauchers, justement, étaient une espèce rare. Déjà, parce qu'il y a statistiquement moins de gauchers que de droitiers, mais aussi en raison du traitement infligés aux bébés, dont je viens de parler. A priori, l'entraînement était identique et tous les combattants étaient formés pour tenir l'arme à main droite, et le bouclier à main gauche. Un reconstituteur gaucher m'a d'ailleurs affirmé que ça ne faisait aucune différence, et que cette configuration ne l'avait jamais gêné : armé comme un droitier, il combattait comme un droitier, sans se poser de question. Toutefois, les gladiateurs gauchers avaient un certain avantage sur leurs adversaires, peu habitués à parer des attaques venant de la gauche et donc déstabilisés et désorientés.
"Certains combattent mieux contre des gladiateurs armés de toutes pièces, d'autres contre des gladiateurs portant l'armure thrace : quelques-uns désirent un adversaire gaucher, autant que d'autres le redoutent." (Sénèque le Rhéteur, "Controverses", III - 10.)
Certaines épitaphes mentionnent d'ailleurs la "gaucherie" comme une qualité, et la présence d'un gladiateur gaucher lors d'un munus était même un argument marketing ! Ne parlons pas de deux gauchers luttant l'un contre l'autre - il existe même un terme spécifique, un tel combat étant désigné sous le terme de pugna scaevata.


Graffito pompéien montrant un combat entre Severus et le gaucher Albanus.

                                        L'entraînement des gladiateurs étant calqué sur celui des légionnaires, on peut légitimement s'interroger sur le sort réservé aux gauchers dans l'armée romaine. C'est assez simple : dans l'armée romaine, un bon gaucher est un gaucher contrarié ! Au cours de l'entraînement, on attachait le bras gauche de ces recrues dans leur dos, jusqu'à ce qu'elles soient capables de se battre de la main droite. En sus de la superstition, il y a sans doute une explication pragmatique : l'armée romaine des origines adoptait au combat une formation similaire à la phalange hoplitique, c'est-à-dire des rangs serrés de soldats avançant face à l'ennemi. Dans ces conditions, un gaucher risquerait de blesser ses petits camarades.

                                        Les soldats romains tenaient systématiquement l'épée de la main droite, et le bouclier de la main gauche. Pourtant, on remarque par exemple sur les reliefs de la colonne Trajane que l'épée est portée sur la hanche droite... C'est assez surprenant, dans la mesure où on peut penser qu'un droitier aurait naturellement tendance à porter le fourreau sur la hanche gauche, de manière à dégainer plus facilement. Selon une étude britannique, cette curiosité viserait là encore à éviter de blesser les copains, et plus précisément celui qui se tient immédiatement à votre gauche. Si, en tirant votre arme, vous frappez accidentellement le type à votre gauche, vous risquez de lui entailler le bras ou le flanc; si vous touchez celui qui est à droite, vous heurterez son bouclier.  



Détail de la colonne Trajane.

                                        L'étude des sources iconographiques montre toutefois qu'à partir du Ier siècle, les centurions portent leur épée sur la hanche gauche. Puis, en 190, Septime Sévère réforme l'armée, allégeant notamment certains aspects disciplinaires. Il autorise entre autres les légionnaires et les auxiliaires à porter le fourreau à gauche - pratique devenue la norme au début du IIIème siècle. Ce qui ne change strictement rien pour nos amis gauchers qui, dégainant à gauche ou à droite, doivent toujours combattre en tenant leur épée de la main droite ! 


Diptyque de Stilicon - avec fourreau à gauche. (©Marsyas via wikipedia.)

                                        Je ne peux pas conclure cet article sans revenir sur Caius Mucius, dont j'ai déjà parlé ici. Pour résumer brièvement l'histoire, ce jeune soldat avait pénétré dans le camp des Étrusques, qui assiégeaient Rome, pour assassiner leur roi. Hélas, plus courageux que futé, il se trompa de bonhomme et poignarda un malheureux secrétaire. Capturé, le jeune homme refusa de parler et de trahir Rome et, pour montrer sa bravoure et son mépris de la mort, il plongea sa main droite dans un brasier, la laissant se consumer sans broncher. Impressionnés par une telle force de caractère (ou effrayés par un tel cinglé), les Étrusques le laissèrent repartir, et c'est en héros (mais manchot) que Caius fut accueilli par les Romains. On lui donna le surnom de Scaevola - "le gaucher", titre cette fois élogieux puisque que le brave garçon n'était pas gaucher de naissance... Encore qu'on ne puisse pas écarter la possibilité que ce surnom soit aussi très ironique, puisque scaevus peut aussi se traduire par "stupide" - manière de dire que le type qui confond le Roi avec un simple secrétaire n'a vraisemblablement pas inventé l'eau tiède. N'empêche que Scaevola était parvenu à s'infiltrer dans le camp ennemi et à pénétrer jusque dans la tente royale, preuve qu'il n'avait pas... deux mains gauches.


dimanche 10 janvier 2016

Curiosité : Ex-voto et gladiature.


                                        J'ai déjà parlé plusieurs fois de gladiature : récemment en vous présentant quelques-uns des combattants les plus célèbres de l'Antiquité romaine, et auparavant dans un article plus général sur les types de gladiateurs, le déroulement d'un combat, etc. Mais il y a une curiosité dont je n'ai pas parlé, un témoignage archéologique intéressant et, à ma connaissance, unique dans le monde romain.

Hadrien. (©Lena via wikipedia.)
 
On le trouve dans l'amphithéâtre d'Italica (dans l'actuelle province de Séville), construit au IIème siècle (entre 117 et 138 environ) par l'Empereur Hadrien, natif de la ville. Ce bâtiment était l'un des plus impressionnants du monde romain : il pouvait accueillir 25 000 spectateurs, sur trois rangées de gradins. Il était également doté d'une fossa bestiaria, sorte de souterrain où l'on parquait les animaux sauvages qui accédaient ensuite à l'arène par deux galeries. Réputé pour ses venationes et ses combats d'animaux, l’amphithéâtre d'Italica présentait aussi, bien évidemment, des combats de gladiateurs.




Amphithéâtre d'Italica. (©Spanisharts.com)


                                        Étant l'une des plus grandes constructions de l'Antiquité, le monument suscite déjà l'intérêt de quiconque s'intéresse un temps soit peu au sujet. Mais des arènes, on en trouve ailleurs... Sa grande particularité, ce sont les ex-voto que l'on y a découverts, traces étranges mais finalement riches d'enseignement pour les chercheurs.


Plaque votive dédiée à Némésis. (©Musée Archéologique de Séville.)

                                        Il s'agit d'empreintes de pieds, appariées sur une plaque de marbre et dédiées à Némésis, Déesse de la vengeance et de la justice - soit la divinité favorite des gladiateurs. Sur ces plaques, on peut lire le nom du combattant qui a accompli cette étrange offrande, ainsi que le nom de la Déesse. Au total, ce sont une douzaine de plaques, placées au sol dans la partie nord de l'amphithéâtre, entre la porte triomphale et l'endroit où s'élevait un autel trapézoïdal dédié à Némésis Caelestis - ce dernier nom  étant celui que les romains donnaient à la Tanit punique, Déesse de la fertilité, de la naissance et de la croissance, qui a aussi été associée à Junon. (Iuno Caelestis).

Plaque votive avec l'inscription : "Avrelivs Loitticvs Nemesi Praesenti."

                                        Ces témoignages archéologiques illustrent parfaitement l'importation des divinités orientales et la manière dont elles ont été assimilées au panthéon romain, puisque les cultes des deux Déesses ont ici fusionné. Mais ce processus particulier de syncrétisme est cependant spécifique à l'Hispanie à compter du IIème siècle. Ce double culte restera vivace et profondément ancré dans les mœurs, avant de tomber en désuétude dans le courant du Vème siècle - soit au moment où l'amphithéâtre lui-même fut délaissé.


Statuette de Némésis. (Villa Getty - ©Bibi Saint Pol via wikipedia.)

                                        Une manifestation de la piété des gladiateurs et du culte qu'ils vouaient à Némésis - mais une manifestation pour le moins étonnante, et qui n'est pas sans rappeler le Walk Of Fame... Némésis en moins et les médias en plus, mais Hollywood n'a finalement rien inventé ! A ce détail près que, désormais, ce sont justement les empreintes et ceux et celles qui les ont laissé qui font l'objet du culte des fans.


Marilyn Monroe et Jane Russell, gladiatrices hollywoodiennes... (©LA Times.)

dimanche 3 janvier 2016

2016 : Bonne année et bonnes résolutions.

En ce début 2016, La Toge et le Glaive souhaite à tous et à toutes une bonne année : qu'elle vous apporte amour, santé, bonheur - et plein de découvertes enrichissantes sur l'Antiquité, romaine ou autre. Sur ce dernier point, je vais essayer de faire ma part du boulot...

Au cours des derniers mois, j'ai été contrainte de mettre ce blog entre parenthèses. Des changements professionnels et personnels ont occupé une bonne partie de mon temps, et j'essaye encore de trouver un rythme susceptible de me permettre de mener de front toutes mes activités annexes. En ce qui concerne ma passion pour l'Antiquité, je me suis engagée dans un projet particulièrement enthousiasmant - mais dont, clauses contractuelles obligent, je ne peux rien dire pour l'instant. Et en marge, j'ai désormais le plaisir d’œuvrer sur le site Season1.fr, consacré aux séries TV, et de participer régulièrement aux podcasts de l'émission. Je serais donc enchantée si, en 2016, la durée d'une journée pouvait passer à 48 heures...

Toutefois, à partir de la semaine prochaine, La Toge et le Glaive reprendra ses publications sur un rythme bi-mensuel. C'est, pour l'instant, la condition sine qua non pour maintenir une certaine qualité et ne pas proposer un blog au rabais. Je ferai de mon mieux pour tenir le rythme et publier régulièrement - et je vous promets déjà quelques surprises en cours d'année.

Par ailleurs, suite à des problèmes informatiques, il est possible que je n'aie pas reçu tous les messages envoyés au cours du mois dernier. Si vous m'avez contactée et n’avez pas reçu de réponse, ne cherchez pas plus loin ! A priori, tout est désormais rentré dans l'ordre - vous pouvez donc écrire à nouveau, via le formulaire ad hoc.

En attendant de reprendre la rédaction du blog, il me reste à tous vous remercier, que vous soyez des lecteurs fidèles ou des visiteurs occasionnels ; et je vous souhaite, à nouveau, le meilleur pour l'année qui commence.

Vale !

F.L.