dimanche 22 mars 2015

Le joli mois de Mercedonius.


                                        J'aime énormément l'Antiquité romaine et il m'arrive, comme tous les passionnés-un-peu-frappés, de m'y projeter et d'essayer de m'imaginer quelle aurait pu être ma vie si j'étais née sous la République ou sous l'Empire. Mais dans mes rares moments de lucidité, je remercie le sort de vivre à notre époque, qui présente des avantages aussi futiles que l'électricité, les antibiotiques, la voiture, le chocolat, la série TV "Justified"... et le calendrier. Parce que lorsque j'essaye d'appréhender toutes les subtilités du calendrier romain, je me dis souvent que je ferais mieux d'essayer d'enfiler des moufles à mon poisson rouge : ce serait plus facile. Alors bien sûr, Jules César a remis un peu d'ordre dans toute cette pagaille en 45 avant J.C., en instituant le (bien nommé) calendrier julien. C'est une des raisons pour lesquelles j'aurais sans nul doute été Césarienne sous la République : cette réforme a certainement épargné bien des crises de nerfs à la plupart des Romains, probablement aussi perdus que moi devant la complexité du calendrier pompilien, alors en vigueur. Et tout ça, en grande partie à cause d'un mois intercalaire...

                                        Selon Macrobe, il est difficile de dire qui est à l'origine de l'instauration de ce mois supplémentaire. Il rapporte ainsi différentes opinions, qui en attribuent respectivement la paternité à Romulus, Numa Pompilius, Servius Tullius, ou tel obscur consul ou decemvir. L'hypothèse généralement admise fait toutefois remonter l'apparition du mois intercalaire au règne de Numa (VIIème siècle avant J.C.).


Denier de Pompée figurant Numa. (©Ann Raia via Vroma.)


                                        A l'origine, le calendrier instauré par Numa Pompilius au VIIème siècle avant J.C. comportait 355 jours répartis sur 12 mois. Ce calendrier lunaire présentait donc un écart d'environ 11 jours avec l'année solaire, engendrant un décalage entre la date légale et le cours des saisons. Pour rétablir le synchronisme et faire coïncider les deux calendriers, Numa décida d'intercaler un mois supplémentaire - mensis intercalis - de 22 ou 23 jours, entre Février et Mars, tous les deux ans. Sauf que tous les 22 ans, on sautait ce fameux mois supplémentaire. Concrètement, le mois de Février (qui comptait normalement 27 jours) était amputé de 5 jours, et le mois intercalaire débutait après le 23 Février. Ce n'est déjà pas simple, mais ça va encore se compliquer...
"Numa reconnut que l’inégalité était de onze jours ; que les révolutions de la lune se faisaient en trois cent cinquante-quatre jours, et celles du soleil en trois cent soixante-cinq : il doubla donc ces onze jours, et il en fit un mois de vingt-deux jours, qu’il intercalait, tous les deux ans, après celui de février. Ce mois intercalaire est appelé par les Romains Mercedinus. Au reste, le remède qu’il apporta à cette inégalité devait lui-même exiger dans la suite des remèdes plus grands encore." (Plutarque, "Vie de Numa", XXIII.)

Reproduction d'une fresque montrant le calendrier avant la réforme julienne. (©Verdy P. via wikipedia.)



                                        La décision de l'introduction du mois intercalaire et de sa durée incombait au collège des Pontifes qui, logiquement, devait veiller à ce que le calendrier coïncide avec le temps réel, de sorte que les fêtes des moissons ne tombent pas en pleine période de semailles, et qu'on ne fête pas l'été en Octobre (Je caricature à peine). Oui, mais voilà : le vénérable collège sacerdotal s'arrangeait volontiers avec les différents calendriers, supprimant ou rajoutant des jours, voire oubliant purement et simplement d'"intercaler" à sa guise.
"Les Romains, dans les premiers temps de leur monarchie, n'avaient pas même des périodes fixes et réglées pour accorder leurs mois avec l'année; et il en résultait que leurs sacrifices et leurs fêtes, en reculant peu à peu, se trouvaient successivement dans des saisons entièrement opposées à celles de leur établissement. Bien plus, au temps de César, où l'année solaire était seule en usage, le commun des citoyens n'en connaissait pas la révolution; les prêtres, qui seuls avaient la connaissance des temps, ajoutaient tout à coup, sans qu'on s'y attendit, un mois intercalaire, qu'ils appelaient Mercedonius, que le roi Numa avait imaginé." (Plutarque, "Vie de César", LIX.)

Auguste en Grand Pontife.


                                        On pourrait croire les Pontifes étourdis ou facétieux, mais la réalité est moins réjouissante : ils répondaient en fait aux pressions ou aux offres de pots-de-vin de hommes politiques qui, en allongeant ou en raccourcissant la durée de l'année en cours, agissaient du même coup sur la durée de leur mandat ou de ceux de leurs adversaires.
"On vit des temps où, par superstition, l'intercalation fut totalement omise; mais ce fut aussi quelquefois par l'intervention des prêtres, qui, en faveur des publicains, voulant tantôt raccourcir, tantôt allonger l'année, lui faisaient subir une augmentation ou une diminution de jours; en sorte que le motif de l'exactitude fournissait le prétexte d'introduire la plus grande confusion."( Macrobe, "Des Saturnales", I-14.)

                                        Effectivement, la confusion la plus totale régnait et bien malin qui pouvait donner la date exacte... On notera au passage que seul Plutarque mentionne le nom de ce mois, qu'il appelle d'ailleurs de deux manières différentes : Mercedinus dans le premier extrait, Mercedonius dans le second. Dans les deux cas, la racine du mot renvoie au terme "merces", signifiant en Latin salaire, rente, prix. Plusieurs théories ont été émises pour expliquer cette étymologie : dédicace à la Déesse Mercadona qui présidait au paiement des marchandises, date de paiement des loyers... Mais aucune n'est tout à fait convaincante.

Jules César. (©Louvre.edu.)

                                        Toujours est-il que Jules César mit un terme à cette joyeuse pagaille, en supprimant définitivement le mois intercalaire lors de l'introduction du calendrier portant son nom. Mais pour l'anecdote, tout le monde ne fut pas enchanté par cette réforme et Cicéron y trouva même un prétexte pour fustiger le dictateur, qui prétendait même décider de la course du temps. Plutarque raconte en effet que, ayant entendu quelqu'un dire que la constellation de la Lyre se lèverait le lendemain, il rétorqua : "Oui, elle se lèvera par édit..." Mais il est vrai que Cicéron aurait tué pour faire un bon mot !

dimanche 15 mars 2015

Mappalice : Saint, martyr et nouveau voisin.

                                       Je vous l'avais promis : après un déménagement épique, à côté duquel la conquête de la Gaule fut sans doute une franche rigolade, je reprends mon calame (ou plutôt mon clavier) et la rédaction de ce blog. En dépit de quelques ajustements à venir, me voici à nouveau prête à chausser mes sandales pour arpenter les chemins de l'Antiquité romaine. Et justement, puisque tous les chemins mènent à Rome, il ne m'a pas fallu longtemps pour dénicher un petit bout d'Antiquité, à quelques mètres à peine de chez moi...

                                       Quittant Nîmes pour le Vaucluse, près d'Orange au pied du Mont Ventoux, je ne suis finalement pas trop dépaysée : j'ai simplement troqué la Maison carrée et les arènes pour le théâtre antique et l'Arc de triomphe. En revanche, je n'étais pas forcément très optimiste quant aux éventuelles traces que mes chers Romains avaient pu laisser à Jonquières, mon village d'adoption. Il faut dire que l'endroit n'a longtemps été qu'une zone marécageuse, apparemment inoccupée durant l'Antiquité. Les recherches archéologiques menées sur place n'ont révélé que quelques pièces d'argent en majorité celtes, et la présence romaine se concentrait surtout aux alentours, où des tombes et une nécropole ont été mises au jour.


Saint Mappalice, sur la façade de l'église de Jonquières.


                                       Pourtant, au cœur du dédale des petites rues sinuant dans le centre se dresse une église du XIIème siècle. De 1137 pour être précise, date de la première construction réalisée à la demande du Pape Innocent II. Or, au-dessus de la porte se trouve une niche contenant la statue de son saint protecteur : Saint Mappalice. Bon, j'admets volontiers mon ignorance en ce qui concerne les saints catholiques (après tout, je suis protestante !), mais celui-là, je n'en avais vraiment jamais entendu parler. Renseignements pris, ce Saint Mappalice n'est pas n'importe qui.

                                       Nous sommes en 249. Trajan Dèce est le nouvel empereur, et il hérite d'une bien piètre situation: attaqué par les Barbares sur les frontières, le territoire dominé par Rome est aussi frappé par de nombreuses crises intérieures qui menacent directement le pouvoir impérial. Dèce entreprend donc de restaurer la cohésion de l'Empire en édictant toute une série de mesures destinées à rassembler le peuple autour du culte impérial et de la Pax deorum, garante du maintien de la paix et de la prospérité. Fin 249 ou début 250, il promulgue notamment un édit imposant à tous les citoyens de l'Empire de sacrifier aux Dieux. Il s'agit davantage d'un serment d'allégeance à l'Empereur et à l’État que d'une mesure strictement religieuse. Mais si elle s'applique à tous et ne vise pas spécifiquement les Chrétiens, il est impensable pour ceux-ci d'y obéir : nombre d'entre eux refusent. Ils sont alors arrêtés.


Trajan Dèce. (Musées du Capitole.)


                                       Certains abjurent leur foi et se soumettent, mais d'autres persistent et restent fidèles à leur religion: ils meurent sous la torture. Bien que de courte durée (dès la seconde année du règne de Dèce, les persécutions s'éteignent et la tolérance religieuse redevient la norme), cette répression est extrêmement violente - en particulier en Orient, où éclatent par exemple des pogroms anti-chrétiens à Alexandrie ou Carthage. Et c'est justement à Carthage qu'apparaît notre Mappalice. Il demande le pardon de l’Église pour sa mère et sa sœur qui ont abjuré, et lui-même refuse de sacrifier aux Dieux païens et à l'Empereur. Il est torturé et exécuté, et son martyre est cité par Saint Cyprien, évêque de la cité, dans plusieurs de ses lettres :
"La présente lutte en a fourni une preuve. Une parole pleine de l'Esprit saint est tombée des lèvres d'un martyr, lorsque le bienheureux Mappalice, au milieu des tourments, dit au proconsul : 'Demain, vous aurez le spectacle d'un combat dans l'arène'. Cette promesse, qui témoignait du courage de sa foi, Dieu l'a accomplie. Une lutte céleste, un combat de martyr a été mené, et le serviteur de Dieu a remporté la couronne dans la lutte annoncée. (...) Le bienheureux martyr et ses compagnons de lutte, fermes dans la foi, patients dans la souffrance, victorieux dans la torture : je vous souhaite et je vous recommande ardemment de les imiter à votre tour." (Cyprien de Carthage, "Lettres", X-4-1.)
On ne peut pas dire que Cyprien ne suit pas ses propres conseils : suite à ses écrits, il est à son tour victime de la répression et connaît le même sort que Mappalice.



Le martyr de Saint Mappalice. (via Hagiopedia.blogspot.com )

                                       Reste une énigme : que fait donc ce saint martyr carthaginois, perdu en plein cœur de la Provence? Mystère. Le site internet de Jonquières mentionne simplement un texte relatant la visite de l’évêque d’Orange, et selon lequel un culte a été rendu à Saint Mappalice dans l'église du village où ses reliques ont été vénérées. Mais après tout, nouvelle Jonquiéroise venant de Nice via Londres et Nîmes, qui suis-je pour juger de l'itinéraire emprunté par mon nouveau voisin ?