mercredi 30 janvier 2013

Carausius, l'Usurpateur.


                                        L'Histoire romaine regorge de personnages hauts en couleur. Vous en connaissez le plupart, au moins de nom - à commencer par les Empereurs. Certes, Néron, Caligula, Hadrien, Trajan ou Marc Aurèle vous sont certainement plus familiers que, mettons, Galba, Gordien II, Valérien, Carin ou Olybrius. De même, avant l'époque impériale, sans doute avez-vous davantage entendu parler de Scipion l'Africain, Jules César ou Cicéron que de Crassus, Ahenobarbus ou même Tarquin. Rassurez-vous : je compte bien accorder quelques pages de ce blog à chacun d'entre eux, un jour ou l'autre... Mais aujourd'hui, j'ai eu envie de vous faire découvrir une figure assez méconnue : Mausaeus Carausius. Epargnez-vous la peine de parcourir la liste des Empereurs, car ce brave homme n'y figure pas. Personnellement, la première fois que je l'ai rencontré, c'était en visionnant un reportage d'ARTE sur la présence romaine en Grande-Bretagne et, aussitôt, le personnage m'a intéressée. Pensez donc ! Voilà un général, commandant les troupes de Maximien, qui se déclare Empereur de la Bretagne et de la Gaule du Nord, où il installe son propre petit royaume au sein même de l'Empire romain, qui bat monnaie et fait tout "comme pour de vrai"... pendant 7 ans ! Avouez que l'aventure de cet usurpateur a de quoi intriguer.  Précision préalable : la Bretagne citée dans ce billet renvoie à l'Angleterre, et non à notre chère et belle région française.


                                        Marcus Aurelius Valerius Mausaeus Carausius est issu d'une modeste famille de Menapia, appartenant à une tribu celte occupant la côte de la Mer du Nord, sur l'actuel territoire des Pays-bas. Encore serait-il né à Castellum Menaporium, aujourd'hui Cassel, en Flandres. Je suis bien obligée d'admettre que nous ne connaissons pas grand-chose de sa vie, jusqu'à son intervention aux côtés de Maximien, lors de la campagne militaire de 286... Quelques informations supplémentaires s'imposent donc.

Aureus de Carausius. (Photo Peter Roan.)

                                        En cette fin du IIIème siècle, la situation de l'Empire romain est loin d'être brillante. Son étendue est si vaste qu'il est difficile à un homme seul - en l'occurrence, Dioclétien - de le gouverner : s'il s'occupe des provinces occidentales, paf ! un usurpateur surgit en Orient. Et s'il tourne son regard vers l'Est, boum ! les Barbares en profitent pour attaquer la frontière rhénane. Non, vraiment : Empereur, ce n'est pas une sinécure. Mais Dioclétien est un pragmatique, et il trouve une solution au problème en la personne de Maximien, qui devient son César, ou son lieutenant, si l'on préfère. A charge pour lui de mater les Bagaudes, peuple gaulois qui met joyeusement les campagnes à feu et à sang depuis près de 20 ans. Sur le papier, cette mission ne semble pas insurmontable, surtout pour un chef militaire aguerri comme Maximien. A ceci près que, comme Drusus et Germanicus face aux Germains (sous les règnes d'Auguste et de Tibère), il se heurte à des hordes de guerriers insaisissables, et surtout apparemment inépuisables : à peine a-t-il remporté une bataille que de nouvelles troupes ennemies lancent l'offensive dans une autre zone ; ceux-ci vaincus, de nouveaux combattants surgissent de l'autre côté. Mettez-vous deux secondes à la place de Maximien - c'est décourageant. Pour venir à bout de ces enragés, il décide de diviser le contingent romain en plusieurs troupes mobiles, afin qu'elles puissent rapidement se transporter sur les lieux des nouveaux assauts ennemis, avant que ceux-ci n'aient eu le temps de s'organiser et de lever de nouveaux combattants. Ainsi Maximien organise des détachements autonomes, l'un d'eux étant confié à notre ami Carausius.     

Tête de l'empreur Maximien Hercule (Photo Pierre Selim - Wikipedia.)

                                        Celui-ci s'illustre au cours de la campagne, éradiquant la présence Bagaude du secteur qui lui a été confié. Il doit à ces succès et à sa formation maritime d'être promu au commandement de la Classis Britannica, la flotte romaine navigant dans la Manche et stationnée à Gesoracium (Boulogne). A ce titre, il lui incombe de mettre un terme aux agissements des pirates francs et saxons, qui multiplient les incursions le long des côtes gauloises. Mais, au lieu d'attaquer lesdits pirates lorsqu'ils passent par la Mer du Nord afin d'atteindre la Gaule et la Bretagne - ce qui semblait logique - Carausius adopte une autre tactique, bien plus lucrative : il les attaque au retour de leurs raids, lorsque leurs navires sont chargés du butin extorqué en Gaule !
"A cette époque, Carausius, qui, malgré l’extrême obscurité de sa naissance, s’était élevé aux premiers grades et à la plus haute renommée militaire, reçut, à Boulogne, la mission de pacifier, sur le littoral de la Belgique et de l’Armorique, la mer qu’infestaient les Francs et les Saxons: il fit souvent prisonnier beaucoup de barbares; mais comme il ne rendait pas aux habitants de ces contrées la totalité du butin, et qu’il ne l’envoyait pas non plus aux empereurs, on le soupçonna de laisser descendre à dessein sur ces côtes tous les pirates, pour les surprendre à leur passage, et s’enrichir lui-même de leurs captures." (Eutrope, "Abrégé d'Histoire Romaine", IX - 13.)

                                        Bien évidemment, ce n'est pas pour passer le magot par le fond en même temps que les brigands... Et encore : il n'est pas rare que notre amiral récupère non seulement le fruit des rapines, mais encore les pirates eux-mêmes, qu'il enrôle dans ses troupes ! C'est ainsi que, petit à petit, Carausius se remplit les poches, agrandit sa flotte, et noue des relations avec les Francs. Ce qui déplaît fortement à Maximien, qui ordonne l'exécution de ce subalterne en passe de devenir un peu trop puissant et un peu trop riche à son goût. La condamnation reste sans effet puisque le problème, c'est précisément que Carausius est désormais suffisamment riche pour s'acheter le soutien des légions de Bretagne, qui se rallient à lui et le proclament Empereur en 286. (Empereur romain des Gaules, pour être exacte.) Il se fixe alors en Bretagne.


Astérix chez les Bretons.
En 289 et 290, Maximien passe à l'offensive pour tenter de dégager promptement l'usurpateur, et d'anéantir son Empire d'opérette. Mais Carausius possède quelques atouts non négligeables, parmi lesquels une flotte importante, un total de quatre légions (celles stationnées sur l'île et une venue de Gaule), l'appui d'auxiliaires étrangers, et celui des pirates barbares, attirés par la perspective de gains éventuels. Ironie de la situation, il dispose de surcroît des fortifications en nombre, érigées le long de la plage par... les Romains, afin de protéger le territoire romain de Bretagne des incursions barbares ! Ma foi, ça fonctionne aussi dans l'autre sens, et elles peuvent tout aussi bien stopper les Romains ! Maximien en fait les frais : il échoue lamentablement, perdant même toute sa flotte à cause des conditions météorologiques. ("Il y a souvent du brouillard en Bretagne ?" / "Oh non, seulement quand il ne pleut pas !" - voir "Astérix Chez Les Bretons".) Encore que le climat breton n'y soit peut-être pour rien : si un panégyrique de Constance Chlore affirme que la tentative de Maximien a échoué à cause du mauvais temps, l'historien romain Eutrope prétend que "après d’inutiles efforts pour réduire Carausius, grand homme de guerre, on finit par faire la paix avec lui. " (Eutrope, Ibid.) et Carausius lui-même revendique une victoire militaire. Mais, tempête ou défaite "à la régulière", le résultat est bien le même ! Sans compter que cette guerre a mobilisé des forces, prélevées sur d'autres fronts, ouvrant ainsi un boulevard aux Barbares sur les frontières. Dioclétien et Maximien, s'ils veulent limiter les dégâts, sont donc obligés de s'incliner et de reconnaître Carausius comme co-Empereur - ou plus précisément "Empereur de la mer", au lieu d' "Empereur des Gaules" - après tout, ce monsieur ne domine que le Nord de la Gaule et une partie de la Bretagne...


Pièce à l'effigie de Dioclétien, Maximien et Carausius.

                                        Voilà notre Carausius bien aise de cette reconnaissance officielle, et décidé à l'exploiter. Aussi inclue-t-il dans sa titulature les noms de ses "collègues". Il fait aussi frapper des pièces de monnaie les représentant tous les trois, bras dessus bras dessous, avec la mention "Carausius et ses frères". Il est à noter que Carausius émet alors des pièces en argent (les premières depuis fort longtemps dans l'Empire romain), ce qui lui permet d'asseoir son autorité face à Dioclétien et Maximien. Si certaines de ces pièces semblent flatter une sorte de "nationalisme" (si l'on ose l'anachronisme) en affichant le Génie de la Bretagne ou des devises comme "Restitutor Britanniae" (restaurateur de la Grande-Bretagne), d'autres en revanche s'appuient sur la légitimité romaine, avec des références à "L'Enéide" de Virgile, comme "Expectate Veni" (Viens, objet de nos voeux) et d'autres allusions au fameux "Age d'or" vanté par la poète. Dichotomie singulière, mais somme toute logique et non dénuée de finesse.


Denier de Carausius, avec la louve romaine. (Photo Portable Antiquities Scheme.)

                                        De 290 à 293, Carausius règne sur un territoire englobant la Bretagne et, en Gaule, une zone s'étendant de l'embouchure du Rhin à celui de la Loire. Mais il se heurte à deux problèmes. Au Nord, tout d'abord, il lui faut affronter les Pictes sur le Mur d'Hadrien. Et surtout, la situation en Gaule n'est pas des plus confortables puisque celle-ci est coupée en deux zones isolées l'une de l'autre : d'un côté, les territoires dominés par Maximien, toujours ravagés par les Barbares et dépendants du blé Breton ; de l'autre, ceux où règne Carausius, qui ne peuvent plus écouler leurs marchandises et sont donc au bord de l'asphyxie économique.


Constance Chlore.

                                         En 293, un nouveau venu fait son entrée dans la partie : il se nomme Constance Chlore, et devient le César de Maximien. Celui-ci le charge de régler la question et de reconquérir les terres de Carausius. Constance se met au boulot, étape par étape : dans un premier temps, il reprend le contrôle de la partie continentale et isole Carausius en repoussant ses copains, les Francs, par-delà le Rhin. Puis il met le siège devant Gesoriacum, qui tombe au terme d'âpres combats.

                                        Cette défaite sonne le glas des ambitions de Carausius. Lâché par ses hommes, il est assassiné par son lieutenant Allectus, qui s'empresse de prendre sa place sur le trône. (293) Le port de Gesoriacum était d'une importance vitale pour le pseudo-Empire, et Allectus n'a pas d'autre choix que de concentrer ses forces en Bretagne, pour parer à la prochaine attaque. Celle-ci se fait attendre, et pour cause ! Constance Chlore n'a guère envie de se frotter à la marine des sécessionnistes, toujours puissante, et encore moins de tourner le dos aux Barbares, qui risquent fort de se révolter et de reprendre leurs incursions en Gaule. Il préfère prendre son temps, et consolider sa position.


Aureus d'allectus. (Photo Portable Antiquities Scheme.)

                                         Ce n'est que 3 ans plus tard, en 296, que Constance débarque en Bretagne, avec une armée composée de deux escadres - la première sous son commandement direct, la seconde aux ordres de son préfet du prétoire Asclépiodote. Allectus, quant à lui, les attend de pied ferme sur l'île de Wight.


En attendant l'ennemi... (Illustration www.culture24.org.uk )

                                        Vous vous souvenez sans doute que, quelques lignes plus haut, j'ai glissé une citation extraite d'un album d'Astérix - celle de Jolitorax expliquant que le brouillard ne flottait en Bretagne que lorsqu'il ne pleuvait pas. Figurez-vous que ce n'était pas simplement pour vous amuser : lorsque Constance traverse la Manche, il ne pleut pas. Ergo, on n'y voit pas à deux mètres, puisqu'il y a du brouillard ! Et Constance, complètement aveuglé, de se perdre avec son escadre - au point de devoir rebrousser chemin ! Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, Asclépiodote est parvenu à accoster sans se faire repérer par l'ennemi, à la faveur de ce climat fort inhopitalier. Allectus, aussi surpris que nous, ne réagit pas assez promptement, et laisse à Asclépiodote le temps de regrouper ses forces à Southampton. Les recherches archéologiques suggèrent que les deux armées se rencontrent à Calleva Atrebatum (Silchester) ou près de l'actuelle Farham. Allectus et ses troupes ne font pas le poids, et ils sont massacrés par le second de Constance ; Allectus lui-même trouve la mort dans la bataille. Quant à Constance - merci de vous en soucier ! - il arrive après la bagarre, ce qui ne l'empêche pas de revendiquer la victoire.



Pièce à l'effigie de Carausius. (Photo Wessex Archaeology.)


                                        Et c'est ainsi que s'achève l'histoire de Carausius  et de son éphémère Empire, épisode méconnu du grand public, mais que je tenais à relater ici. Après tout, pourquoi se cantonner aux sujets déjà maintes fois traités, et ne pas sortir de temps en temps des sentiers battus ?!






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