Sibyllin, sibylline : 1) Propre aux sibylles. 2) Dont le sens est obscur, énigmatique. Voilà la définition que nous donne le Petit Larousse. Donc, un discours sibyllin est un discours énigmatique, difficile voire impossible à interpréter. "Mais quel rapport avec Rome ?", vous demandez-vous peut-être. Un peu de patience, j'y viens !
Toujours à en croire notre dictionnaire, l'adjectif dérive directement de l'antiquité puisqu'il renvoie aux sibylles, des femmes auxquelles on attribuait la connaissance de l'avenir et le don de prophétie, et qui rendaient leurs oracles en des termes confus et / ou ambigus, se prêtant à des interprétations contradictoires. D'où le glissement sémantique...
Les auteurs antiques ne sont pas d'accord sur le nombre exact de sibylles : si Platon, l'un des premiers à évoquer ce personnage, ne semble en reconnaître qu'une (il parle de "LA sibylle"), Varron en dénombre une dizaine, Ausone seulement trois, d'autres encore en admettent sept, parfois douze... Toutefois, les plus connues sont sûrement celle d'Erythrée (en Grèce) et celle de Cumes (en Italie) - qui nous intéresse aujourd'hui.
Entrée De La (Supposée) Grotte De La Sibylle, Cumes. |
Qui était la sibylle de Cumes ? Comme son nom l'indique, elle présidait l'oracle de Cumes, ancienne colonie grecque située près de Naples. La légende lui donne différents noms : Hérophile pour Pausinias et Lactance, Deiphobe dans "l'Enéide"de Virgile, Almatheia, Démophile ou Taxarandra dans divers textes. Apollon s'était épris d'elle, et elle lui demanda de vivre autant d'années que de grains dans un tas de poussière, en oubliant de préciser qu'elle désirait également la jeunesse éternelle... Comme elle refusa de céder aux avances du Dieu, celui-ci se vengea en la laissant vieillir, suspendue au plafond de la grotte de Cumes (qui aurait été découverte en 1932, après analyse des textes de Virgile), tandis qu'elle le suppliait de la laisser mourir. C'est la raison pour laquelle elle est presque toujours représentée sous les traits d'une vieille femme, usée par les années.
"Apollon Et La Sibylle." (Tableau de Louis Le Jeune Boullogne.) |
"La Sibylle le regarde, soupire, et dit : "Je ne suis point déesse : ne juge point digne de l'honneur de l'encens une faible mortelle. Et, afin qu'ignorant mon destin, tu ne t'égares, apprends qui je suis. L'immortalité m'était promise par Apollon, des jours sans fin m'étaient offerts pour prix de ma virginité. Mais, tandis qu'il espère, et que, par ses dons, il cherche à me séduire : "Choisis, dit-il, vierge de Cumes, forme des vœux, et tes vœux seront accomplis." Je lui montre du sable amassé dans ma main, et je le prie, insensée que j'étais, de m'accorder des années égales en nombre à ces grains de poussière.
J'oubliai de demander, en même temps, le don de ne point vieillir; cependant il me l'offrait, il me promettait une jeunesse éternelle, si je voulais répondre à ses désirs. Je rejetai les dons d'Apollon, et je suis vierge encore. Mais l'âge le plus heureux a fui; la pesante vieillesse est venue d'un pas chancelant, et je dois la supporter longtemps; car, quoique déjà sept siècles se soient écoulés devant moi, il me reste à voir encore trois cents moissons et trois cents vendanges, avant que mes années égalent en nombre les grains de sable qui mesurent ma vie. Le temps viendra où un plus long âge raccourcira mon corps, où, consumés par la vieillesse, mes membres seront réduits à la plus légère étendue. Alors je ne paraîtrai avoir pu ni charmer un dieu, ni mériter de lui plaire. Peut-être Apollon lui-même ne me reconnaîtra plus, ou il niera de m'avoir aimée. Et tel sera mon changement, qu'invisible à tous les yeux, je ne serai connue que par la voix : les destins me laisseront la voix." " (Ovide, "Les Métamorphoses", XIV )
Une fois descendue de son perchoir, la Sibylle de Cumes conseilla un jour à Énée de cueillir un rameau d'or sur les bords du lac Averne pour qu'il puisse descendre aux enfers, où elle l'accompagna après avoir sacrifié à la déesse Hécate.
"Mais voici que dès les premières lueurs du soleil levant, le sol se met à mugir sous leurs pieds, tandis que les cimes des forêts se mettent à bouger ; on dirait que des chiennes hurlent dans l'ombre, pendant que s'avance la déesse. "Écartez-vous, restez à l'écart, profanes », s'écrie la prophétesse, « dégagez l'ensemble du bois ; et toi, prends cette route et tire ton épée de son fourreau : il faut maintenant, Énée, du courage, maintenant un cœur vaillant ". Se bornant à ces paroles, en délire, elle s'introduit dans l'antre ouvert ; lui, d'un pas très assuré, règle sa marche sur celle de son guide." (Virgile, "L'Enéide", VI - 254 à 262)
"Énée Entre Charon Et La Sibylle." (Tableau de Giuseppe Maria Crespi.) |
Tarquin Le Superbe. (Wikipedia.) |
Mais elle est surtout restée célèbre pour avoir rédigé les Livres Sibyllins (à ne pas confondre avec les oracles du même nom), qu'elle vint remettre à Tarquin le Superbe, septième et dernier Roi de Rome (535 - 509 avant J.C.) Ces livres, prétendait-elle, contenaient des oracles divins relatant tout l'avenir de l'Urbs - en termes sibyllins, comme de bien entendu ! Ils étaient au nombre de neuf, et elle se proposait de les lui vendre pour une somme astronomique. Tarquin refusa, et on peut le comprendre : si une vieille chouette inconnue venait vous vendre une dizaine de vieux bouquins à un prix exorbitant, sans doute l'auriez-vous envoyée paître, vous aussi ! Mais la petite vieille ne se démonta pas : elle jeta trois des livres au feu et s'en alla... avant de revenir un peu plus tard, et de proposer les six autres volumes au même tarif que le lot complet ! Nouveau refus de Tarquin, certainement ahuri devant le toupet de la vieille dame, qu'il devait croire sénile ! Et nouvel autodafé, trois nouveaux livres venant alimenter le brasier.
La Sibylle Brûlant Les Livres. (Manuscrit médiéval allemand.) |
La femme revint une troisième fois, afin de vendre les trois derniers livres, toujours au prix annoncé au début de la négociation. Tarquin était-il vraiment CERTAIN de ne pas vouloir acquérir les ouvrages restants ?! Dans la tête du Roi, le petit vélo se mit en marche : ébranlé par la détermination de la vieille femme, il commença à s'interroger. Et si elle disait la vérité ? Si ces fichus bouquins contenaient réellement le destin de Rome, transmis par la parole des Dieux ? Suivant le conseil des Augures, Tarquin céda et acheta les trois derniers tomes (au prix des neuf), qu'il fit placer dans le Temple de Jupiter Capitolin. Quant à la rusée vieillarde, elle disparut - personne n'entendit plus jamais parler d'elle.
"La Sibylle De Cumes" (Tableau d'Elihu Vedder.) |
Signalons que l'âge plus que canonique de la sibylle fit tout de même tiquer quelques érudits. Varron, par exemple, nous offre deux sibylles pour le prix d'une : la sibylle de Cumes et la sibylle Cimmérienne (en Campanie), entre lesquelles il partage équitablement les légendes. Virgile, de son côté, fait de la Sibylle de Cumes la rédactrice des livres sibyllins, en omettant de préciser si c'est bien elle qui les a apportés à Tarquin. D'autres légendes prétendent que la démarcheuse serait en réalité la sibylle sicilienne de Lilybée. Mais certains affirment que celle-ci serait en réalité... celle de Cumes, venue mourir pépère dans le Sud ! Bref, la légende est aussi obscure que les oracles de ladite sibylle...
Les Livres sibyllins consistaient en fait en une sorte de catalogue, recensant les remèdes et les solutions appropriés aux situations critiques. On ne les consultait qu'en cas de guerres, de catastrophes naturelles, d'épidémies ou prodiges (naissances de monstres, pluies de pierres, mer qui se remplit de sang, etc.) On y trouvait alors la procuratio (expiation) adéquate, qui indiquait quels rites perpétrer pour apaiser la colère divine. Encore la légende demeure-t-elle floue quant au contenu exact de ces livres... On suppose qu'ils compilaient un mélange de prescriptions d'origine grecque et étrusque, et de vieilles prophéties italiques.
La Sibylle De Cumes. (Fresque De Michel-Ange.) |
Conservés jusqu'à la fin de la République dans le temple de Jupiter Capitolin, les livres sibyllins étaient confiés à un collège de prêtres (2, puis 10 en 367 avant J.C. - les decemviri sacris faciundis - et enfin 15 - quindecemviri sacris faciundis - sous l'Empire), chargés de les conserver et de les interpréter. La réponse était ensuite lue au Sénat, qui décidait de ses éventuelles publications et applications.
A la différence des autres grands collèges religieux, comme ceux des pontifes ou des augures, traditionnellement attachés à la préservation des cultes traditionnels, celui des prêtres sibyllins a favorisé, par l'interprétation des textes divins, l'émergence de Dieux étrangers, comme Apollon, Perséphone ou la Bonna Dea.
Pendant les guerres sociales (91 - 83 avant J.C.), les livres furent détruits dans un incendie. On entreprit alors de rassembler les prophéties de la Sibylle recueillies à Samos, Ilion, Erythrée, en Afrique, en Sicile, etc., afin de reconstituer les textes et de les replacer dans le Temple reconstruit. Aux prêtres de faire le tri dans tout ce fatras, et de ne retenir que les oracles qui leur paraissaient authentiques. La nouvelle mouture fut expurgée sous Auguste et Tibère - le premier profitant de l'occasion pour déplacer les ouvrages dans le temple d'Apollon sur le Mont Palatin. Ils furent consultés pour la dernière fois en 363.
Le Général Stilicon. |
Au début du Ve siècle, l'Empereur Honorius mena une politique marquée par des mesures anti-païennes, et les Chrétiens s'emparèrent des livres sibyllins, qui furent brûlés par le général Stilicon (Barbare mais néanmoins chrétien). Du moins était-ce la version du préfet de Rome, mais elle est fragilisée par les fausses accusations dont il accabla le prétendu coupable. Cinq ans plus tard, lors de l'invasion des Wisigoths en 410, certains apologistes païens déplorèrent la perte des livres, voyant dans le déferlement des barbares une manifestation de la colère des Dieux.
Les livres sibyllins n'avaient pourtant pas fini de faire parler d'eux, car les chrétiens rapprochèrent le nombre parfois avancé de 12 sibylles de celui des 12 apôtres. Surtout, ils crurent déceler dans les textes l'annonce de la venue du Christ, et tentèrent donc de les recueillir et de les recopier, d'après des livres du IIIème siècle avant J.C.
Cette croyance est évoquée par Saint Augustin :
"Car l'illustre Flaccianus, qui fut même proconsul, cet homme si remarquable par la facilité de son éloquence et l'étendue de son savoir, dans un entretien sur Jésus-Christ, nous représenta un exemplaire grec qu'il nous dit être le recueil des vers de la sibylle d'Érythra, et appela notre attention sur certain passage où les premières lettres de chaque vers, réunies ensemble, offraient au lecteur ces mots : g-Iehsous g-Chreistos g-Theou g-Huios g-Sohtehr ; c'est-à-dire : "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur." " (Saint Augustin, "La Cité De Dieu", XVIII - 23.)
Elle trouve notamment son origine, dans un passage des "Bucoliques" de Virgile, que l'Empereur Constantin lui-même interpréta en ce sens :
"Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle : je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d'abord cessera l'âge de fer, et à la face du monde entier s'élèvera l'âge d'or: déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s'il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l'univers, pacifié par les vertus de son père." (Virgile, "Les Bucoliques", Églogue IV.)
Le Poète Virgile.
"La sibylle de Tibur annonçant à Auguste la naissance du Christ." (Tableau de Pierre de Cortone.) |
Texte inspiré par un oracle de la Sibylle Tiburtine, qui aurait confié à l'Empereur Auguste avoir eu la vision d'une vierge sur l'autel de Junon, portant dans ses bras un enfant qui deviendrait plus grand que lui.
Selon Tacite, Virgile aurait peut-être été influencé par les textes hébreux. Coïncidence ou non, Dante fera du poète son guide à travers le monde souterrain de "La Divine Comédie", et Michel-Ange représentera la Sibylle de Cumes dans la Chapelle Sixtine, parmi les prophètes de l'ancien Testament. (Voir illustration plus haut.)
Légende, oracles païens, prémonition pré-chrétienne ? Chacun se fera sa propre interprétation après avoir lu ce billet, dans lequel j'espère ne pas avoir été trop... sibylline !
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