dimanche 4 août 2013

Damnatio Memoriae, Une Condamnation A L'Oubli.


                                        Dans la Rome de l'Antiquité, c'est comme partout ailleurs : il y a des chics types, et des gars nettement moins recommandables. Ou, si vous préférez, des héros et des salauds. Je sais bien que les choses sont généralement moins simples et que les personnalités ne sont pas aussi tranchées, que nous avons tous en nous une part d'ombre et de lumière et que, finalement, le héros de l'un est le salaud de l'autre, et vice-versa. Il n'en reste pas moins que la nature humaine est naturellement portée, dans son premier mouvement, à ne pas s’embarrasser de demi-mesures. Les historiographes antiques ne se sont d'ailleurs pas gênés pour interpréter l'Histoire à leur gré et pour nous présenter tel personnage de façon plus ou moins favorable - en fonction de leurs opinions politiques ou de leur intérêt. N'oublions pas, enfin, que l'Histoire est écrite par les vainqueurs, qui imposent une vision tronquée des évènements servant leur propagande. 

                                        Prenons l'exemple des Empereurs romains. Tout comme le monde se divise en deux catégories - ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent -, les Empereurs peuvent grosso modo être classés en deux groupes distincts : les "bons" et les "mauvais". Auguste, Vespasien, Marc Aurèle, Antonin Le Pieux sont de bons empereurs. A contrario, Tibère, Caligula, Néron, Domitien, Commode, Héliogabale sont de mauvais empereurs - voire même des fous dangereux. Pour faire simple, ils ont tous les vices : déviants sexuels, paranoïaques, sadiques entre autres choses, et dans le cas de Néron, incendiaire et matricide. N'en jetez plus ! Après examen, on se rend rapidement compte que, généralement, un "mauvais" empereur est en réalité un empereur ayant eu de mauvais rapports avec les sénateurs. Pour ne citer que deux exemples, Tibère méprisait cordialement les pères conscrits ("Oh, hommes nés pour la servitude !" disait-il lorsqu'il quittait l'auguste assemblée) et Caligula les humiliait quotidiennement, au gré de sa fantaisie. Bref, le genre de bonshommes dont les Sénateurs auraient bien aimé oublier jusqu'à l'existence...

Un Exemple de damnatio memoriæ : les lignes 2 à 4 ayant été martelées. (© Jens Vermeersch via Flickr)

                                        Et ça tombe très bien, puisqu'il existe dans l'antiquité romaine un processus appelé "damnatio memoriæ" ("condamnation de la mémoire"), qui consiste justement à éradiquer la mémoire d'un personnage public, à supprimer toute trace de son existence. Cette sanction, votée par le Sénat, consiste en un ensemble de condamnations post mortem, vouant à l'oubli quiconque en est frappé - traîtres ou personnages publics ayant apporté le discrédit sur l’État romain. Cela passe par l'annulation des honneurs, l'effacement du nom des monuments publics, le renversement des statues, le classement de la date d'anniversaire en jour néfaste. Tout ceci officiellement dans le but de préserver l'honneur de Rome, soucieuse de sa respectabilité. La damnatio memoriæ est en quelque sorte le pendant de la consecratio, divinisation de l'Empereur défunt. Aux mauvais empereurs la première, aux bons la seconde...

                                        La damnatio memoriæ est un déshonneur, sans doute l'humiliation ultime, la peine la plus sévère qui puisse être appliquée. En effet, pour les Romains, il est important de laisser une trace, et le culte des ancêtres tient une place centrale dans la vie romaine. En témoignent notamment les nombreuses épitaphes, demandant au simple passant de se recueillir, d'avoir une pensée pour le défunt. Les exhortes de cette nature sont fréquentes sur les épitaphes: "Marcus Cecilius repose en ce tombeau. Passant, je te sais gré d'avoir fait halte auprès de mon séjour." ou encore : "Fais halte, c'est le vœu muet de cette pierre. Elle porte, passant,  le message d'une ombre." Un trépassé qui n'est pas honoré et ne reçoit pas de sépulture décente ne trouvera pas le repos.

Buste de Domitien, sculpté par-dessus celui de Néron. (©Sebastia Giralt via Flickr)

                                        J'ai évoqué les Empereurs, car leurs exemples sont évidemment parlants. Mais ils n'ont pas été les seuls à être frappés par la damnatio memoriæ. Ainsi, on peut citer entre autres Marc Antoine, Pison (assassin présumé de Germanicus) ou Messaline (épouse de Claude). Officiellement, seuls trois Empereurs ont été condamnés à la damnatio memoriæ : Domitien, Geta et Maximien. Mais dans les faits, on peut y ajouter les noms de Commode (ensuite réhabilité par Septime Sévère - voir ci-dessous),  Héliogabale, Caracalla, Sévère Alexandre, Maximin Thrace et, avant eux, Caligula et Néron.  Bien que dans les cas de ces Empereurs, la damnatio memoriæ n'ait jamais été officialisée, leurs statues furent détruites et les inscriptions à leurs noms effacées. Si ce n'est pas une damnatio memoriæ, ça y ressemble furieusement...

Buste de Caracalla - nous allons en reparler...


                                        Ainsi, l'expression  est parfois utilisée même lorsque la condamnation n'a pas été officiellement actée par le Sénat. Outre les Empereurs précédemment cités, c'est le cas de Séjan, le préfet du prétoire qui avait conspiré au cours du règne de Tibère en 31. Ses statues ont été détruites, son nom effacé de tous les documents, et la monnaie frappée pour commémorer son consulat, purement et simplement pilonnée.

                                        Comment se manifestait concrètement la damnatio memoriæ? Deux exemples nous sont précisément connus : celui de Pison et celui de l'Empereur Domitien.

"La Mort De Germanicus" (Heinrich Friedrich Früger.)

                                        Pison était gouverneur de la province de Syrie en 18. En conflit avec Germanicus, héritier pressenti de Tibère, il l'aurait empoisonné avant de se suicider pour échapper à son procès. Nous connaissons les mesures prises après sa mort grâce au Senatus consultum de Cnaius Pisone Patre, daté du 10 Décembre 20 : interdiction pour sa famille de porter le deuil, interdiction de faire figurer son masque funéraire (imago) lors des funérailles de membres de sa famille, destruction de tous les portraits et statues à son effigie, effacement de son nom sur une statue de Germanicus, confiscation de ses terres (hormis une petite partie, redistribuée à ses enfants par la clémence de l'Empereur), destruction d’un bâtiment public qu'il avait fait construire sur la Porta Frontinalis.

                                        Quant à Domitien, Lactance décrit l'ensemble des décisions prises par le Sénat à l'encontre de sa mémoire :
"Mais leur vengeance ne finit point à sa mort ; elle s'étendit jusqu'à sa mémoire que l'on tâcha d'anéantir. Car quoiqu'il eût fait construire plusieurs édifices merveilleux, qu'il eût rétabli le Capitole et beaucoup d'autres monuments de la magnificence romaine, le sénat jura la perte de son nom, fit briser ses statues, effacer toutes ses inscriptions, et par de sévères décrets couvrit sa mémoire d'une ignominie éternelle." (Lactance, "De La Mort Des Persécuteurs De L’Église", III.)

                                        Ces deux cas illustrent parfaitement le but visé par la damnatio memoriæ : supprimer toute trace de l'existence du condamné qui non seulement n'existe plus, mais n'a même jamais existé dans la vie publique. Donc, le rayer définitivement de la mémoire de ses contemporains, mais aussi de ceux qui viendront après eux. 

                                        En réalité, si la damnatio memoriæ existe déjà sous la République, elle est avant tout rentrée dans l'Histoire sous le principat. En théorie instrument du Sénat, elle est surtout employée par les Empereurs eux-mêmes. Il s'agit en effet d'une redoutable arme politique, puisqu'elle permet au nouvel Empereur de marquer une rupture nette avec son prédecesseur, en condamnant ses actes autant que sa nature ou son caractère.

Buste de Geta. (Si, il en reste encore !)


Monnaie à l'effigie de Caracalla. Geta a été "effacé" à gauche.
Prenons le cas de Geta, assassiné par son frère Caracalla : non seulement Caracalla ordonne de détruire dans tout l'Empire les représentations de son frère et de supprimer son nom de tous les monuments publics (ça, c'est la routine), mais il fait aussi fondre les monnaies à son effigie et rechercher dans les archives tous les documents portant son nom pour le faire disparaître. Même les papiers privés sont concernés, et les biens de ceux dont le testament mentionne le nom de Geta sont confisqués. Prudents, les poètes évitent même de donner le nom de l'ancien Empereur honni aux personnages de leurs comédies - alors qu'il était couramment utilisé. L'acharnement à rayer le nom de Geta de la surface de l'Empire est telle qu'elle engendre des "dommages collatéraux" : les noms du préfet d’Égypte, Lucius Lusius Geta, et du frère de Septime Sévère, Publius Septimius Geta, sont ainsi confondus avec celui du frère de Caracalla, et sont martelés sans raison par les ouvriers trop zélés ! Mais cette fureur destructrice ne découle pas tant du ressentiment du Sénat que du refus de Caracalla de partager le pouvoir avec qui que ce soit -  fût-il son propre frère.

Bas-relief montrant Caracalla... sans Geta, encore "pilonné" à gauche.


La dynastie des Sévères : Julia Domna, Septime Sévère, Geta (effacé, encore !) et Caracalla.


                                       De la même manière, la damnatio memoriæ peut parfois être révoquée, le plus souvent à des fins politiques. J'ai parlé de Commode, réhabilité par Septime Sévère. Le cas laisse perplexe tant il connut de rebondissements : frappé de la condamnation à sa mort (ce qui n'est guère étonnant, vu ses rapports exécrables avec le Sénat...), sa mémoire est rétablie des années après par Septime Sévère. Mais ce dernier a une bonne raison d'agir ainsi, puisqu'il cherche à s'attirer la sympathie du peuple, auprès duquel Commode était très populaire. Il fait donc lever la damnatio memoriæ et fait diviniser Commode. Mais la sanction sera renouvelée sous Caracalla ou sous Macrin, avant qu'Héliogabale ne réhabilite à nouveau le pauvre Commode. De quoi y perdre son... Latin ! Plus simple est le cas du consul Virius Nicomachus Flavianus, condamné à l'oubli en 394 parce qu'il avait soutenu un usurpateur, est réhabilité en 431 suite à l'intervention de son fils, qui obtient un décret impérial rétablissant son père.

Buste de Commode.

                                        Cet article en lui-même soulève toutefois un paradoxe. Car, si l'on y réfléchit, il devrait être impossible de dresser la liste des personnages frappés d'une damnatio memoriæ qui, par définition, est sensée les rayer de la mémoire collective. Elle devrait donc  entraîner la disparition totale de la moindre trace de l'individu en question. Mais comme je l'énonçais en guise d'introduction, le salaud des uns étant le héros des autres, toutes les personnalités politiques ont des alliés, et la mesure s'est avérée impossible à mettre en œuvre de façon complète. Le Sénat voulut par exemple condamner la mémoire de Caligula, mais son oncle et successeur Claude s'y opposa. Néron fut déclaré ennemi de l'état par le Sénat, mais l'Empereur Vitellius lui rendit hommage et fit même célébrer de grandioses funérailles. Et même si les statues de certains Empereurs étaient jetées à terre, les nombreuses pièces de monnaie à leur effigie continuaient à circuler (C'est le cas pour Geta, par exemple.)

Statue de Caligula, allègrement détruite à sa mort...

                                        Quoique... Pour improbable que ce soit, qui sait si la damnatio memoriæ n'a pas emportée dans les limbes un personnage exécré, que l'on aurait vraiment réussi à effacer complètement de toutes les sources et de toutes les mémoires ? Ou, à tout le moins, à amoindrir le souvenir d'un homme d'état, dont la portée et l'influence auraient alors été bien plus importantes qu'on ne le pense aujourd'hui ? Décidément, l'Histoire est bien écrite par les vainqueurs... et malheur aux vaincus ! 

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