dimanche 18 août 2013

Un Loup Peut En Cacher Un Autre...

                                        Après plusieurs articles assez consistants, je poste aujourd'hui un billet plus court - même les blogueurs ont le droit au repos - pour revenir sur deux expressions bien connues, mais pas toujours attribuées à leur auteur. Plus précisément, l'une d'elles est passée dans le langage courant sans que l'on sache le plus souvent d'où elle vient, et l'autre est généralement associée à un philosophe qui, s'il l'a popularisée, n'en est pourtant pas à l'origine. Le plus incongru, c'est que ces deux maximes parlent toutes les deux d'un loup - animal dont on connaît la symbolique dans l'Histoire romaine.

                                        L'expression devenue proverbiale, vous la connaissez forcément : "Quand on parle du loup, on en voit la queue." On la retrouve dans d'autres langues sous une forme assez proche, bien que le loup ait parfois mystérieusement disparu : "Speak of the devil, and he appears." en Anglais ou "Hablando del rey de Roma, por la puerta asoma." en Espagnol, par exemple. Et bien, figurez-vous qu'on retrouve peu ou prou cette phrase en Latin : "Atque eccum tibi lupum in sermone:  praesens esuriens adest.". Elle est tirée d'un œuvre de Plaute (env. 254 - 184 avant J.C.), auteur de nombreuses comédies que n'aurait pas reniées Molière - qui s'en est d'ailleurs largement inspiré.

Plaute. (via Wikipedia.)

                                       La pièce qui nous intéresse s'intitule "Stichus" : le père de deux jeunes filles souhaite les voir divorcer et se remarier, trois ans après le départ de leurs époux respectifs, deux frères ruinés par les libéralités accordées à un profiteur et qui sont allés refaire fortune. L'aînée, soumise à son père, serait prête à se plier à sa volonté mais sa sœur s'entête et l'encourage à attendre leurs maris. Ceux-ci reviennent finalement, bien plus riches qu'auparavant, et la pièce se conclut par une fête. Le titre de la comédie provient du nom d'un personnage, esclave d'un des deux frères. 

Les héros de "Stichus" (Gravure sur bois, Bibliothèque Marciana de Venise.)



                                         Alors que les deux frères, ruinés, sont obligés de rogner sur leur train de vie fastueux et de limiter leurs dépenses, ils décident de se venger et de punir le pique-assiette responsable de leur misère. Et c'est justement à cet instant que celui-ci surgit ! L'un des frères remarque alors : "Tiens ! Quand on parle du loup, on le voit apparaître, prêt à tout dévorer." Aujourd'hui, notre loup à nous montre le bout de sa queue - ce qui, personnellement, me plonge dans un abîme de perplexité puisqu'il faut alors supposer que le loup en question marche à reculons... "Quand on parle du loup, on en voit le museau" aurait tout de même semblé plus logique, mais passons !


Sigmund Freud.
La seconde locution, quant à elle, nous évoque immédiatement le philosophe anglais Hobbes (1588 - 1679) : "L'homme est un loup pour l'homme". Phrase qui apparait dans "De Cive". Bizarrement, c'est à lui qu'elle doit d'être devenue célèbre. Dans son acception philosophique, elle signifie que l'Homme, loin d'être bon naturellement, est un être mauvais, cruel, porté à assouvir ses instincts et à agir avant tout dans son intérêt, sans se soucier des autres. Une vision pessimiste reprise par plusieurs auteurs, comme Schopenhauer ou Freud, pour qui l'homme est par instinct une créature agressive.
"L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts." (Freud, "Malaise Dans La Civilisation".)

                                        Cependant, on retrouve la même formule dans des œuvres antérieures : chez Érasme, Rabelais, Montaigne, d'Aubigné ou encore Francis Bacon. Alors qui, le premier, a osé la comparaison ? Plaute, encore ! Cette fois dans sa comédie "Asinaria" - soit "La Comédie Des Ânes", ce que l'on pourrait aussi traduire par "Les Âneries". L'intrigue se déroule à Athènes : Argyrippe, fils du vieillard Déménète, a besoin d'argent pour acheter pendant un an les amours de Philénie, fille de la maquerelle Cléérète. Déménète, qui vient de vendre plusieurs ânes à un marchand, accepte de prêter à son fils la somme nécessaire, en échange d'une nuit avec la jeune fille. Mais un rival de Cléérète, furieux d'être dépossédé de sa maîtresse, fait prévenir la femme de Déménète qui, outrée par la conduite de son vieux cochon de mari, fait un scandale et le traîne, tout penaud, hors du lupanar.

                                        La fameuse phrase apparait dans la scène IV de l'acte I, alors qu'un des esclaves de Déménète tente de soustraire au marchand l'argent de la vente des ânes, afin de le remettre à Cléérète sans que l'épouse de son père ne se doute de rien. Alors qu'il lui demande le paiement, le marchand rétorque : "Vous ne m’amènerez pas à vous remettre cet argent sans vous connaître. L’homme qu’on ne connaît pas n’est pas un homme, c’est un loup." A peine moins pessimiste que l'interprétation générale, donc...


Thomas Hobbes. (Portrait de John Michaël Wright - National Portrait Gallery de Londres.)

                                        Il est à noter que la phrase exacte de Hobbes - "A l'état de nature l'homme est un loup pour l'homme, à l'état social l'homme est un dieu pour l'homme” - réunit en fait deux citations latines : celle de Plaute donc, mais aussi une sentence tirée de Sénèque pour qui "L’Homme est une chose sacrée pour l’Homme." ("Homo, sacra res homini" - Lettres à Lucilius, XCV - 33.) Ou comment concilier ces deux visions de l'espèce humaine...


"Trois Têtes Ressemblant Au Loup." (Gravure de Charles Le Brun.)

                                        Nous reparlerons de Plaute mais, en attendant, vous pourrez frimer dans les dîners - ou devant votre prof de Français ou de philo. Je me permettrai simplement d'ajouter cette citation de Serge Bouchard, lue sur Evene.fr : "L'homme est un loup pour l'homme, ce qui, vous en conviendrez, n'est pas très gentil pour le loup."

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