dimanche 18 mai 2014

"Lupum Auribus Teneo" : Je Tiens Un Loup Par Les Oreilles.


                                        Je vous ai déjà présenté quelques citations latines parmi les plus célèbres. Celle que j'ai choisi de mettre en exergue dans mon billet du jour est moins connue, mais elle m'enchante pour au moins deux raisons : son caractère imagé qui la rend très explicite, et le fait qu'elle ait été reprise par mon cher Tibère. A mon grand étonnement, elle n'est pas passée dans le langage courant. Elle avait pourtant du potentiel, comme vous allez le voir.

                                        Cette locution, "Lupum auribus teneo", signifie littéralement "Je tiens un loup par les oreilles". Elle est rapportée par Suétone dans sa "Vie de Tibère" :
"La peur suscitée par les dangers menaçant de tous côtés était la cause de son hésitation, au point qu'il disait souvent qu'il 'tenait un loup par les oreilles'." (Suétone, "Vie de Tibère", XXV.)

Tibère. (Royal Ontario Museum, ©Daderot via Wikipedia.)

                                        L'expression en elle-même n'est pas difficile à comprendre, pour peu qu'on ait un soupçon d'imagination. Dans l'hypothèse improbable (du moins, je l'espère pour vous) où vous seriez amené à tenir un loup par les oreilles, vous n'auriez pas 36 solutions : soit vous le lâchez et vous prenez vos jambes à votre cou en espérant courir assez vite pour ne pas être déchiqueté par l'animal ; soit vous vous accrochez fermement, mais combien de temps tiendrez-vous ? Dans les deux cas, vous êtes mal barré... "Tenir un loup par les oreilles" signifie donc être dans une situation inextricable, chacune des solutions s'offrant à vous étant également inconfortable, voire périlleuse.

                                        Mais où Tibère a-t-il déniché une telle formule ? Fin lettré, le deuxième Empereur est en particulier amateur de littérature grecque. C'est pourtant chez son compatriote Térence (IIème siècle avant J.C.) qu'apparait l'adage, dans la pièce intitulée "Phormion". La scène se déroule à Athènes, où Antiphon a épousé une jeune orpheline pauvre, en dépit de l'opposition paternelle. Le malheureux ne peut se résoudre à chasser la femme dont il est amoureux, mais il ne peut pas non plus la garder, à cause de la violente opposition de son père Démiphon, un vieil homme avare et rigide qui désapprouve la mésalliance. Son cousin lui fait pourtant remarquer que, somme toute, il a bien de la chance d'être marié à la femme qu'il aime :
 "Phédria : O trop heureux Antiphon...
    Antiphon : Moi !
    Phédria : Qui possèdes chez toi l'objet de ta tendresse et qui n'as jamais eu à lutter avec un aussi méchant homme !
    Antiphon : Je le possède chez moi ? Oui, je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles; car je ne sais comment l'écarter de moi ni la garder." (Térence, "Phormion", III - 2.)

Illustration de l'acte III, Scène 2 de" Phormion" (Bernard Picart, via Université de Montpellier.)

                                        Le grammairien du IV ème siècle Aelius Donatus cite la phrase dans son commentaire sur Térence, et on retrouve l'idée sous-jacente, sans la métaphore animale, dans plusieurs autres textes. Ainsi Aulu-Gelle rapporte les propos de Caecilius :
"Les ennemis les plus à craindre sont ceux qui, sous un air riant, cachent un cœur perfide, et que l'on ne peut ni perdre, ni éviter. " (Aulu-Gelle, "Nuits Attiques", XV - 9.)
                                         Même Thomas Jefferson a utilisé l'expression, dans une lettre où il aborde le sujet de l’esclavage :
"Mais, dans la situation présente, nous tenons le loup par l'oreille, et nous ne pouvons ni le retenir ni le laisser s'en aller en sécurité. La justice est sur un plateau de la balance, la sécurité sur l'autre."
(Via cndp.fr)

                                        Mais c'est Plutarque qui, dans ses "Préceptes politiques", s'étend le plus longuement sur l'expression, dont il tire un enseignement inattendu :
"On dit qu'on ne peut tenir un loup par les oreilles, alors que les hommes, eux, sont principalement conduits par cet organe, autrement dit, par la persuasion. On emploie cet adage au sujet de ceux qui se trouvent dans un genre de situation qu'on ne peut ni quitter ni endurer. Cet adage, comme la plupart des autres, semble être issu d'un évènement particulier, ou bien du fait que, s'il est très facile de tenir un lièvre par ses longues oreilles, il est au contraire impossible de tenir un loup par les oreilles, qui sont trop courtes en proportion de son corps ; en revanche, on ne peut laisser échapper une bête si agressive des mains sans courir un immense danger."
Comprenez par là qu'il faut convaincre les hommes en usant de l'art oratoire, et non en les contrôlant par la force comme on le fait avec les animaux. C'est donc par les oreilles, qui reçoivent les beaux discours, que l'on peut contrôler la foule. Encore que l'exercice n'en soit pas moins périlleux : c'est bien connu, "L'homme est un loup pour l'homme"... (Voir ici).



     

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