dimanche 13 juillet 2014

Méduse : Mythe Et Symbolique. (Partie 2.)

 

MÉDUSE, ATHÉNA et PERSÉE : RELATIONS ENTRE LES PROTAGONISTES.


Méduse et Athéna : à la guerre comme à la guerre.


                                        Les mythes Grecs confrontent Méduse à deux personnages importants : Athéna et Persée. Dans le premier cas, c'est suite au désir de Poséidon et au viol qu'il commet sur Méduse qu'Athéna maudit la jeune femme. Étrangement, elle ne s'en prend pas au Dieu de la Mer, qui a pourtant outragé une de ses prêtresses, mais à la victime elle-même. Voilà qui est d'autant plus étonnant qu'Athéna, Déesse de la guerre et de la cité, incarne aussi la justice et prend régulièrement la défense de personnages injustement accusés, joue les médiatrices lors des disputes et veille à la conservation des lois de la cité.   L'injustice du châtiment a été interprétée de plusieurs manières : la plus convaincante considère que l’accouplement au sein du Temple, déchaînement d'instincts primaires et de violence barbare, a amené le chaos sur toute la Cité de sorte que Méduse, actrice de la profanation (même contre son gré) ne saurait être épargnée. Méduse est donc une double victime, et n'a aucun pouvoir par elle-même : c'est Athéna (et indirectement le viol commis par Poséidon) qui fait d'elle un monstre puissant et furieux.

Persée et Athéna tenant la tête de Méduse. (Musée des Beaux-Arts de Boston - © www.theoi.com)

                                        En dépit du châtiment qu'Athéna inflige à Méduse, les rapprochements entre les deux personnages sont étonnants. Mis à part la version relatant l'agression de Poséidon sur Méduse, une autre tradition fait état d'une rivalité plus personnelle : Méduse s'étant vantée d'être plus belle qu’Athéna, la Déesse l'aurait punie en la transformant en monstre. Mais les caractéristiques communes entre les deux personnages sont nombreuses. Par exemple, les serpents sont un attribut d'Athéna, comme le montrent plusieurs représentations de la Déesse et certains poèmes orphiques, qui la qualifient de "Serpentine". En outre, le regard hypnotique est un des traits de la déesse "aux yeux pers". Enfin, parce qu'elle a placé la tête de Méduse sur son bouclier, Athéna s'associe à l'aspect terrifiant du monstre. Ainsi, dans "l'Énéide", elle exprime sa colère en faisant jaillir des flammes de ses yeux :
"Et la Tritonienne [Pallas Athéna] le leur manifesta par des prodiges évidents. Sa statue venait à peine d'être placée dans le camp : d'ardentes flammes jaillirent de ses regards fixes ; une sueur salée parcourut ses membres et par trois fois, d'elle-même,  miracle indicible, elle se souleva du sol, avec son bouclier et sa lance qui tremblait. " (Virgile, "L'Enéide", II - 171.)
Représentation d'Athéna - détail d'une poterie Attique. (©jastraw via wikipedia)


Athéna et Méduse sont donc les deux aspects indissociables de la même puissance sacrée. Mais pourquoi ce rapprochement  ?

                                        Rappelons d'abord qu'Athéna est la seule figure mythologique née seulement d'un homme : sortie toute armée de la tête de son père Zeus, elle personnifie l’intelligence, la raison et la sagesse - de même que son équivalent romain, Minerve, dont le nom vient du Latin mens, "esprit". Quelle que soit la version du mythe, la Déesse y joue toujours un rôle essentiel.

Tétradrachme d’Athéna Niképhoros et Méduse.


                                        L'une des hypothèses les plus fréquemment développée attire l'attention sur la similarité du champ d'action d'Athéna et de Méduse : Athéna est certes la déesse de la sagesse, mais elle est aussi et surtout la déesse de la guerre. A ce titre, alors que Arès, adepte des carnages sanglants, représente la force virile et brutale, Athéna incarne davantage la ruse et la tactique ou, pour le dire autrement, une guerre "socialisée", "civilisée". Malgré tout, au cœur de la bataille, Athéna est une redoutable combattante.
"Dès que Arès, le fléau des hommes, voit le noble Diomède, il laisse Périphas à la place où ce héros vient de périr, et marche à la rencontre du vaillant fils de Tydée. Quand ils sont près l'un de l'autre, Arès, impatient d'immoler son ennemi, étend avec rapidité sa lance d'airain au-dessus du joug et des rênes ; mais Athéna détourne le coup en saisissant l'arme et en l'écartant du char. Diomède à la voix sonore se précipite à son tour sur le dieu de la guerre et lui lance son javelot d'airain : Athéna dirige le trait dans les flancs tout près de la ceinture ; le héros, après avoir déchiré la peau délicate et belle du dieu de la guerre, retire son javelot de la plaie sanglante." (Homère, "L'Iliade", V - 846.)

Brandissant son bouclier, orné de l'effigie de Méduse, elle provoque la déroute des ennemis, saisis d'effroi devant l'horrible visage de la Gorgone. 

Combat entre Athéna et Arès. (Détail d'une céramique grecque.)

                                        Ainsi, à y regarder de plus près, il existe certaines analogies entre Athéna et Méduse. Pourtant, l'attitude de la Déesse face à sa rivale est extrêmement ambiguë, dans une perpétuelle relation d'attraction - répulsion. Surnommée dans certains récits la "Gorgophoné" - c'est-à-dire la tueuse de Gorgone - elle adopte en de nombreuses occasions un comportement mimétique, qui la rapproche de Méduse. Le meilleur exemple, c'est ce bouclier, orné du masque du monstre, grâce auquel Athéna parvient à galvaniser ses troupes en provoquant chez eux une "fureur gorgonéenne".

Athéna portant le bouclier orné de la tête de Méduse. (©Cea. via flickr.)

                                        Examinons plus en détails ce fameux bouclier, l’Egide. Une fois encore, les versions divergent quant à son origine : selon certains, l’Egide aurait été fabriquée à partir de la peau de la chèvre Aegis, à l’aspect si effrayant que sa mère Gaïa aurait été contrainte de l'enfermer dans une grotte. L’animal aurait fourni le lait permettant de nourrir Zeus enfant, et celui-ci aurait plus tard utilisé sa peau pour recouvrir son bouclier. Pour d'autres, Aegis était un monstre cracheur de feu, créateur de la terre, et il aurait été tué par Athéna, qui aurait pris sa peau pour s’en faire une cuirasse. Homère raconte dans "L’Iliade" :
"Athéna, la fille du puissant Zeus, retirée dans le palais de son redoutable père, laisse couler à ses pieds le magnifique voile aux vives couleurs qu'elle-même avait tissu de ses belles mains ; elle revêt la cuirasse du dieu qui rassemble au loin les nuages ; elle s'arme pour les combats meurtriers, source de tant de larmes, et elle jette sur ses épaules la formidable égide que la terreur environne de toutes parts : sur cette égide sont la Discorde, la Force, la Poursuite et la tête effroyable et terrible de Gorgone, monstre d'un horrible aspect, prodige de Zeus. Pallas [Athéna] pose sur son front un immense casque d'or orné de quatre aigrettes un casque qui pourrait protéger les fantassins de cent villes réunies ; elle monte sur son char étincelant, saisit la forte lance avec laquelle elle renverse les phalanges des guerriers qui ont excité sa colère." (Homère, "L’Iliade", V-733.).
Ainsi, pour l'aède, l’Egide était une armure complète, et la tête de Gorgone, un masque au sens littéral, sensé provoquer la peur chez l'ennemi. Athéna, au cœur des combats, se travestit donc en Méduse...

Athéna portant le Gorgonéion, amulette apotropaïque. (©Jastraw via wikipedia)

                                        Autre élément intéressant : l'invention de la flûte (aulos) par Athéna, que la Déesse aurait conçue en entendant les plaintes des deux autres Gorgones après la mort de leur sœur.
"Elle fabriqua la flûte, l’instrument riche en sons de toutes espèces, pour imiter la plainte qu’Euryale proférait de ses lèvres fébriles." (Pindare, "Pythiques", XII.)
                                        A nouveau, c'est une attitude propre aux Gorgones que s'approprie Athéna. Mais, alors qu'elle joue de l'instrument au bord d'un lac, la Déesse aperçoit dans l'eau le reflet de son visage : horrifiée par ses traits déformés par le souffle, par ses joues gonflées et ses yeux exorbités qui la font ressembler à une Gorgone, elle jette la flûte au loin. L'objet n'est pas perdu pour tout le monde, et il est récupéré par le satyre Marsyas. Traditionnellement, l'aulos a ceci de particulier qu'il sert d'accompagnement musical aux banquets et aux transes, bande-son de scènes de débauches et d'excès, de sauvagerie aux antipodes du contrôle "social" que personnifie Athéna...

"Pallas Athene" de Gustav Klimt. (Historisches Museum der Stadt, Vienne.)

                                        Ces quelques éléments, auxquels on pourrait en ajouter bien d'autres, mettent en lumière cette attirance et ce rejet, cette analogie et cette opposition entre Athéna et Méduse, et soulignent finalement comment la mythologie grecque a récupéré les traits les plus belliqueux et agressifs de l'ancienne Déesse Mère, pour tenter de les appliquer à la Déesse de la Guerre.

Méduse et Persée : psychanalyse et guerre des sexes.


                                        Autre protagoniste essentiel, le personnage de Persée offre lui aussi quelques axes de réflexion intéressants. Largement exploité dans le domaine de la psychanalyse (en premier lieu par Sigmund Freud), il apparait dans de nombreuses œuvres d'art, dans une perspective qui le met souvent en parallèle avec la Gorgone. Après tout, en utilisant la tête décapitée de Méduse pour transformer ses ennemis en pierre, il répand la mort autour de lui. Et quand il survole l'Afrique avec son trophée dans un sac, des gouttes de sang tombent à terre et se transforment en serpents venimeux, symboles de la puissance meurtrière de Méduse :
"Tandis que, fort de sa victoire, il survolait les sables de Libye, des gouttes du sang coulant de la tête de Gorgone tombèrent sur la terre qui les recueillit et les transforma en serpents divers ; de là vient que cette terre regorge de reptiles qui l'infestent." (Ovide, "Les Métamorphoses", IV - 618). 
Persée Affrontant Phinée. (Hugues Taraval - ©RMN)


Parmi les œuvres illustrant cette relation étroite entre le héros et le monstre, le Persée de Cellini ressemble étrangement à la tête qu'il tient dans sa main.

Le Persée de Benvenuto Cellini. (Détail)

                                        Si l'on en croit les tentatives d'historisation du mythe, celui-ci serait né d'une réécriture des conflits archaïques entre hommes et les femmes, et plus précisément des luttes inhérentes à la transition d'une société matriarcale à une société patriarcale. Certaines sources avancent que le masque de la gorgone avait pour fonction de préserver les femmes, en les gardant à distance des hommes lors des cérémonies sacrées et des cultes à mystères réservés aux femmes - c'est-à-dire ceux qui célébraient la déesse Mère. Robert Graves, dans "Les Mythes Grecs", rappelle que certains poèmes orphiques évoquent la pleine lune, astre éminemment féminin, comme "la tête de la Gorgone". Le même masque aurait aussi servi aux jeunes filles, afin de conjurer le désir sexuel des hommes. A ce titre, la victoire de Persée sur Méduse représente la fin de l'ascendant féminin et le début de la domination masculine.

"Persée vainqueur de Méduse." (Eugène Romain Thirion - Musées de Senlis.)


                                        Bien après l'Antiquité gréco-romaine, Méduse a souvent représenté une féminité source de crainte pour les hommes, à la fois fascinante et dangereuse. Sous la renaissance, elle apparait dans la poésie, par exemple dans le Second Livre des "Amours" de Ronsard, mais son regard pétrificateur devient la plupart du temps une métaphore conventionnelle pour qualifier le coup de foudre ressenti par l'amant :
"Lorsque mon œil à t'œillader s'amuse,
Le tien, habile à ses traits décocher
Par sa vertu m'empierre en un rocher,
Comme un regard d'une horrible Méduse." (Ronsard, "Amours", I-8.)
La comparaison gagne en profondeur à partir du XIXe siècle, notamment avec la littérature "décadente" comme "Les Fleurs Du Mal" de Baudelaire, où Méduse illustre la fascination exercée par la femme, avec son regard meurtrier et sa chevelure mystérieuse. Dans "Faust", Goethe file la métaphore : Faust croit voir Marguerite, mais Méphistophélès l'avertit qu'il s'agit en fait de Méduse et explique que "la magie trompe chaque homme en lui faisant croire qu'il a trouvé en elle sa bien-aimée."

Persée, assisté d'Athéna, égorge Méduse. (Temple de Selinonte.)


                                        Avec l'essor de la psychanalyse, ce monstre devient la représentation de la femme que tout homme recherche et craint en même temps - la mère, évidemment ! Derrière le masque, Méduse retrouve ses attributs de Déesse Mère, dont les fidèles se dissimulaient justement derrière son effigie.

                                        Freud reprend justement le thème dans "Das Medusenhaupt" ("La Tête de Méduse") en 1922 : il la présente comme le talisman suprême, l'image de la castration - associé dans l'esprit de l'enfant à la découverte de la sexualité de la mère. Les serpents sont autant de phallus et la  pétrification représente l'érection. Dès lors, le mythe de Persée revêt une nouvelle interprétation psychologique, anachronique mais pas inintéressante du point de vue psychanalytique. Il raconte l'exploit du héros qui, parce qu'il a vaincu la femme "castratrice" et s'est armé de la tête de Méduse (vue ici dans son rôle phallique), est en mesure de conquérir la vierge Andromède, et de tuer le monstre marin.

"Persée Délivrant Andromède" (Illustration du XVème s.)

On retrouve exactement le même aspect dans l'épisode de la légende arthurienne dont j'ai déjà parlé : Méduse occupe les terres d'une jeune fille qui demande non seulement au roi de trouver un chevalier susceptible de la délivrer du monstre, mais aussi de devenir son époux. Le combat que ce dernier mène contre Méduse est la condition nécessaire à cette union.

"La Tête Funeste" d'Edward Coley Burne-Jones.
                                         Cette interprétation permet de mieux comprendre en quoi Méduse est "fascinante", au sens premier du terme : "Fascinum" signifie "charme" et "maléfice", mais désigne aussi le phallus. Méduse est certes une créature monstrueuse, dotée de pouvoirs magiques, mais pour l'homme qui prend possession de ce pouvoir, elle offre la possibilité de se libérer de la menace de la castration (voire de sa mère, diraient certains psys...) et de s'accomplir en tant qu'homme - au sens sexué du terme. Mais il est intéressant de rappeler que selon certaines versions, Méduse devrait son châtiment au viol qu'elle a subi : agressée sexuellement, elle "castre" symboliquement les hommes.

Méduse et les Déesses de l'Olympe.


                                        Dans les représentations antiques, il existe un certain nombres de ressemblances et de liens entre plusieurs déesses et Méduse : par exemple Artémis (dans les temples qui lui sont dédiés, on observe parfois des images de Méduse, et Artémis elle-même est souvent représenté portant le "masque" de Méduse.) ou la Déesse Mère Cybèle (pour des raisons évidentes, reliant une fois encore Méduse à la figure de la Déesse mère.) Tous ces rapprochements mériteraient d'être étudiés plus longuement - ce n'est pas le but de cet article, mais j'y reviendrai peut-être un jour...

Méduse, Temple d'Artémis à Corfou. (VIème siècle avant J.C.)


CONCLUSION.


                                       
"La Tête De Méduse." de Pierre-Paul Rubens.


                                        Figure castratrice, divinité primitive, force guerrière... Quelle que soit la légende et l'interprétation qu'on lui donne, Méduse reste une créature puissante, incarnation de la force et du pouvoir au féminin. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle n'a cessé, depuis des siècles, de fasciner les artistes : les plus grands peintres, sculpteurs, écrivains, poètes ont ressenti le besoin de se confronter au mythe, d'offrir leur propre... vision de la Gorgone, monstre ou victime, menaçante ou tragique. Et c'est bien là tout l’intérêt de Méduse, chacun y plaquant finalement son propre vécu, ses propres désirs, ses propres fantasmes.
                                  

Buste de Méduse par Gian Lorenzo Bernini.

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