dimanche 26 octobre 2014

Térence : Un théâtre littéraire et bourgeois.


                                        Précédemment dans "La Toge Et Le Glaive"... Nous avons parlé de Plaute et de ses comédies imitées du théâtre grec, et qui ont inspiré de nombreux dramaturges. Dans cet article, j'avais également cité un autre auteur de théâtre latin : Térence. Il était donc logique de s'intéresser à ce monsieur et, comme nous l'avons fait pour Plaute, de nous pencher sur sa vie et son œuvre.


VIE DE TERENCE.


                                        Térence (ou Publius Terentius Afer) naît vers 190 avant J.C. (l'année exacte fait débat) à Carthage. Son cognomen (Afer) laisse supposer qu'il aurait pour ancêtres les membres d'une tribu libyenne que les Romains désignaient sous le nom de la tribu des Afri. Réduit en esclavage alors qu'il est encore un enfant, il est vendu à un sénateur romain du nom de P. Terentius Lucanus. Sensible à la beauté du jeune garçon et impressionné par son intelligence et son talent, celui-ci lui permet de recevoir une bonne éducation et une instruction poussée. Il finit même par l'affranchir et Térence  adopte alors le nom de son ancien propriétaire - Terentius. 


Portrait supposé de Térence, d'après une copie du IIIème siècle. (Via wikipedia.)

                                        Très vite, Térence attire l'attention des plus illustres familles de l'aristocratie. Les Cornelii Scipiones et les Aemilii, en particulier, se veulent les protecteurs des artistes et les promoteurs d'une culture hellénistique raffinée, en opposition avec l'austérité rigide de la stricte vertu romaine défendue par Caton. Le soutien de Scipion Émilien offre donc à Térence l'opportunité de vivre de sa plume : il écrit 6 pièces, jouées entre 170 et 160 avant J.C. environ. Elles sont parfois interprétées plusieurs fois, contrairement à l'usage, ce qui vaut à l'auteur certaines critiques de la part du public, mais aussi la réprobation de ses pairs et du collège des poètes. 

                                        6 pièces donc, et il n'en écrira pas d'autre : en 160 avant J.C., Térence s'embarque pour la Grèce, où il espère trouver de nouvelles œuvres inédites dont il pourra s'inspirer. Il y traduit une centaine de pièces de Ménandre et s'apprête à rentrer à Rome un an plus tard. A partir de cette date, nous perdons sa trace... Il a vraisemblablement péri en mer, lors d'un naufrage dans la baie de Leucade.  Une autre hypothèse avance qu'il serait mort de chagrin, suite à la perte de tous ses manuscrits. (Pour avoir un jour perdu les fichiers contenus sur mon disque dur, je compatis...)


PIÈCES DE TERENCE.


                                        Térence n'a donc composé que 6 pièces, qui ont toutes survécu jusqu'à nos jours. A noter que, dès son époque, la paternité de ses œuvres est remise en question : à Rome, la rumeur prétend même que l'auteur des pièces ne serait autre que Scipion ou, du moins, que le cercle de ses protecteurs a largement contribué à leur composition . Ce dont Térence se défend dans les prologues ouvrant ses pièces : alors que cette introduction sert traditionnellement à présenter l’œuvre, elle est utilisée par l'auteur pour se défendre, notamment des accusations de plagiat - c'est le cas dans Les Adelphes et dans le prologue de L’Heautontimoroumenos. Plus largement, Térence peut ainsi retenir l'attention de son public et s'adresser à lui par l'intermédiaire de l'acteur chargé de déclamer le texte (on l'appelle le prologus). Voici par exemple un extrait du prologue de L'Hécyre, pièce interrompue à deux reprises - le public ayant trouvé mieux à faire...

"Je vous montre à nouveau Hécyre puisque je n'ai jamais pu la représenter dans le calme. Un malheur l'a empêché. A cette infortune, votre bon sens mettra un terme si vous me soutenez dans mon entreprise. La première fois que j'ai présenté ma pièce, j'ai dû quitter la scène avant la fin à cause de vedettes de la boxe, de leur troupe de supporters, du bruit, des cris des femmes et, en outre, parce qu'on attendait un funambule. Instruit par mon expérience passée, je fais une deuxième tentative pour essayer de rester en scène. Je la représente donc une deuxième fois. Le premier acte se passe bien mais très vite, le bruit court qu'il va y avoir des gladiateurs ; le public s'envole, il y a de l'agitation, on crie, on se bat dans les gradins. Je n'ai, évidemment, pas pu rester en scène. Aujourd'hui, il n'y a pas de voyous, c'est le calme, le silence. L'occasion m'est donnée de montrer ma pièce et vous, vous avez la possibilité de faire honneur à un divertissement de théâtre. Grâce à vous, l'art de la scène ne sera pas le privilège d'une minorité. Le sérieux de votre attitude sera la défense et l'illustration du sérieux de mon travail." (Térence, "L'Hécyre", prologue 21-40. )

Prologue de l'Heautontimoroumenos. (Gravure - ©BNF)

                                        L'intrigue de la pièce proprement dite est souvent construite sur le même canevas : deux jeunes gens sont amoureux de deux jeunes filles ; l'une d'elle est pauvre, mais on découvre finalement qu'elle est la sœur (enlevée, perdue, disparue...) de l'autre. Un parasite ou un esclave aide à obtenir le consentement des pères, toujours hostiles à ces unions. Les personnages sont, comme toujours dans la comédie romaine, des archétypes : le parasite, le soldat fanfaron, l'esclave rusé, le père strict et revêche, etc...

Voyons brièvement le sujet des 6 pièces de Térence :

  • Andria (L'Andrienne) - d'après Ménandre. Glycère, une jeune fille de l'île d'Andros, est enceinte de Pamphile, qui lui promet de l'épouser alors même que son vieux père a déjà projeté de le marier à la fille de son ami Chrèmès. Après bien des péripéties, on découvre que Glycère est en fait la seconde fille de Chrèmès : Pamphile peut donc l'épouser.   
    Scène de l'Andria. (Dessin d'Albrecht Dürer - ©BNF)
  •  Hecyra (La Belle-Mère) - imitée d'un auteur inconnu. Une femme, violée par un inconnu ivre avant son mariage, est rejetée par son futur époux ; mais il s'avère que celui-ci était en fait le violeur, et l'honneur est donc sauf. Ce drame domestique doit son titre au personnage de la belle-mère, qui œuvre dans l'ombre pour dénouer l'imbroglio et assurer le bonheur des siens.
  • Heautontimorumenos (Le Bourreau de Soi-même) - d'après Ménandre. Le vieillard Ménédème a chassé son fils Clinia, qui souhaite épouser une jeune fille sans dot. Mais, tourmenté par sa sévérité et son intransigeance, le père s'inflige une vie austère et rude, et souffre de l'absence de son enfant. Pendant ce temps, Clinia loge chez son ami Clitiphon, épris d'une courtisane. On retrouve ici l'intrigue et les personnages habituels (esclaves rusés, courtisane en réalité riche et libre, vieillard aigri et sévère...) et la traditionnelle fin heureuse puisque Ménédème finit par accepter le mariage de son fils.
  • Phormio (Le Phormion) - d'après Apollodore de Charys. Grâce à l'intervention d'un parasite nommé Phormion, deux cousins trompent leurs pères respectifs pour épouser celles qu'ils aiment : Antiphon convole avec une jeune fille pauvre, et Phédria se marie avec une musicienne.
    Scène du Phormion. (Gravure de Bernard Picart dit Le Romain - 1717 - ©BNF.)

  • Eunuchus (L'Eunuque) - d'après deux pièces de Ménandre. Phédria et un soldat fanfaron nommé Thrason sont tous deux épris de la courtisane Thaïs. Le premier lui offre un vieil eunuque et le second, ne voulant pas être en reste, lui fait présent d'une jeune esclave. Chéréa, le frère de Phédria, tombe amoureux de l'esclave en question : se faisant passer pour le vieil eunuque, il s'introduit chez elle et la viole. Mais encore une fois, tout s'arrange : Chéréa épouse la jeune esclave qui était en fait de naissance libre, et Phédria et Thrason se partagent Thaïs.
  • Adelphoe (Les Adelphes) - tirée de deux pièces de Ménandre. La pièce met en scène deux frères, Eschine et Ctésiphon. Eschine est confié à son oncle, et les deux jeunes gens reçoivent une éducation bien différente : l'un est élevé par un campagnard strict et attaché aux respects des traditions, tandis que le second reçoit une éducation plus permissive et plus "moderne". Lorsque Ctésiphon s'éprend d'une joueuse de cithare, il cache la relation à son père, dont il craint la réaction. Eschine prétend alors être amoureux de la musicienne pour l'enlever pour son frère.
Masques des Adelphes. (Gravure de Bernard Picart dit Le Romain - 1717 - ©BNF.)


TERENCE : L'ANTI-PLAUTE.


                                        A lire les arguments des pièces de Térence, on comprend qu'il y a beaucoup de similitudes entre son œuvre et celle de Plaute, et il est donc intéressant de mettre les deux auteurs en parallèle. A peu près contemporain de Plaute (une génération seulement les sépare), Térence puise aux mêmes sources et adapte des comédies grecques tirées de la Nea Commedia attique, mélangeant parfois plusieurs pièces (ce qu'on nomme la contaminatio). Pourtant, la comparaison s'arrête là, tant sur la forme que sur le fond. L’œuvre de Térence illustre en fait une autre facette de la comédie latine : à partir de la même matière première, Térence et Plaute aboutissent à deux résultats radicalement différents. D'une certaine manière, les comédies plautiennes mettent en lumières les grandes caractéristiques de celles de son successeur. 

Sujets et personnages.


                                        Pour commencer, Plaute adapte les pièces dont il s'inspire au goût de son public : il les transpose souvent dans un cadre plus familier des Romains, utilise des titres en Latin, modifie la structure des œuvres pour les rendre plus dynamiques et plus vivantes, en y insérant par exemple des passages chantés. En revanche, Térence fait davantage figure de "traducteur" : il conserve un titre grec et reste beaucoup plus fidèle à l'argument d'origine et réduit les scènes musicales. Ses allusions aux coutumes et aux institutions romaines sont rares et ses personnages, qu'ils soient riches ou pauvres, esclaves ou hommes libres, ont toujours l'air assez semblables d'une pièce à l'autre. De fait, les intrigues pures illustrent plus la société grecque du IIIème siècle avant J.C. que les mœurs de la République romaine.

Scène de l'Hécyra. (Enluminure du XVème s. - ©BNF).


                                        Le choix du sujet et son traitement diffèrent encore plus radicalement : Plaute s'inspire des situations, Térence des individus. Plaute choisira l'intrigue la plus mouvementée et tortueuse possible, et il grossira le trait en accentuant les défauts des personnages et le comique des situations. Térence optera pour des sujets plus vraisemblables et des comédies plus sentimentales et, au contraire de Plaute, il adoucira le comique de situation et la charge caricaturale des protagonistes. Ses personnages ne sont pas cyniques, et il peuvent même se montrer sensibles ou tendres, parfois jusqu'à la mièvrerie. Toutefois, Térence se démarque aussi par le soin apporté à la psychologie des  protagonistes, qu'il met en lumière par un procédé récurrent : dans chaque pièce, on retrouve plusieurs personnages similaires, illustrant chacun une facette différente : les deux vieillards de l'Heautontimorumenos, les deux belles-mères de l'Hécyre, les deux pères des Adelphes, etc. 

                                        En accentuant la psychologie de ses personnages, Térence peut ainsi interroger leurs motivations et sous-tendre ses pièces de questions plus profondes, voire sociales : la mésentente conjugale dans l'Hécyre, les rapports familiaux, l'éducation, le pardon, etc. Reste qu'après le théâtre de Plaute, cette évolution déstabilise le public populaire, qui préfère la bonne farce aux problématiques existentielles de Térence... Certaines de ses pièces sont d'ailleurs des échecs retentissants, comme par exemple l'Hécyre. Par contre, les milieux lettrés et pénétrés de philosophie hellénistique adhèrent beaucoup plus à ces comédies que l'on pourrait presque qualifier de "bourgeoises"...

"Je compare [Térence] à quelques-unes de ces précieuses statues qui nous restent des Grecs, une Vénus de Médicis, un Antinoüs. Elles ont peu de passions, peu de caractère, presque point de mouvement ; mais on y remarque tant de pureté, tant d’élégance et de vérité, qu’on n’est jamais las de les considérer. Ce sont des beautés si déliées, si cachées, si secrètes, qu’on ne les saisit toutes qu’avec le temps ; c’est moins la chose que l’impression et le sentiment, qu’on en remporte ; il faut y revenir, et l’on y revient sans cesse." (Denis Diderot, "Réflexions sur Térence".)

Style.


                                        Du point de vue du style, Térence écrit dans un Latin conversationnel plus "classique", plus pur que celui de Plaute, un Latin "de salon". Certaines répliques marquent l'esprit, mais davantage par leur signification que par leur formulation et le théâtre de Térence est surtout rempli de monologues et de longues tirades, de répliques au rythme gracieux et élégant, loin des échanges vifs et pleins de verve de Plaute, qui offre des successions de rebondissements et de gags servis par des calembours et une langue vivante et populaire, voire vulgaire. Les comédies de Térence présentent des intrigues moins variées, mais elles sont plus fines que celles de Plaute : les rebondissements s'y succèdent avec plus de naturel, le ton est plus modéré. Les grands effets, les contrastes et les incongruités, l'extravagance de la parole, la fantaisie même sont presque totalement absents.

                                        Plaute n'est pas toujours très fin, mais on rit aux éclats ; Térence est plus subtil, mais il fait moins rire que sourire. Je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Gaillard qui écrit, dans son "Approche de la littérature latine" :
"Alors que Plaute, ex-comédien, auteur populaire, entrepreneur de spectacles, suinte de truculence rabelaisienne, Térence a l'air un peu coincé de l'homme qui attend sa tasse de thé. (d'ailleurs, la tradition universitaire anglaise l'a toujours adoré.)"

Scène de l'Andria. (Enluminure du XIIème s. - © Institut de recherche et d'histoire des textes - CNRS)


                                        Térence a finalement les défauts de ses qualités - ce que les critiques n'ont pas manqué de souligner, et ce dès son époque. César le surnomme ainsi le "demi-Ménandre", car s'il possède le raffinement et la finition du poète grec, lui manquent sa vigueur et sa force comique ; Cicéron lui reconnaît le mérite d'avoir donné aux Romains le goût de Ménandre, mais avec beaucoup plus de sobriété. Le fait est que les comédies de Térence donnent à voir les mœurs, les habitudes et les caractères des hommes et des femmes avec beaucoup de finesse et de justesse, mais ces personnages restent sages et "tièdes". L'auteur fait l'impasse sur leurs passions et leurs désirs et évite tout lyrisme.

                                        Il faut tout de même rappeler que les deux hommes ne s'adressent pas au même public. Plaute use et abuse des jeux de mots, des expressions imagées, d'un humour grossier pour faire rire le peuple romain, pour lequel il écrit ; Térence, lui, est apprécié par une autre audience, un cercle d'érudits attirés par la culture hellénistique et il ne cherche pas à surprendre son public ou à se montrer original, mais à peindre une image fidèle de la vie et des mœurs, dans le Latin le plus élégant possible. D'une certaine manière, on dirait presque que Térence n'oublie jamais qu'il s'adresse à un cercle des nobles et des lettrés, et qu'il dépend de leur satisfaction et de leurs subsides.

RECONNAISSANCE ET POSTÉRITÉ.


                                        Térence est lu et joué tout au long de l'Antiquité, et ses pièces deviennent rapidement un sujet d'études - par exemple pour Cornelius Nepos, Varron, Cicéron, Donat ou Jules César - pour ne citer que les plus connus. Par ailleurs, le grammairien Sulpice Apollinaire rédige au IIème siècle, pour chacune des six pièces, un résumé (argumentum), déclamé avant la représentation et présentant l'intrigue de l’œuvre.

                                        Au Moyen-âge et à la Renaissance, sa popularité ne se dément pas et ses pièces sont recopiées sur de nombreux manuscrits : on estime qu'il existe 650 manuscrits antérieurs à l'an 800 qui contiennent des extraits des œuvres de Térence. Ses pièces sont jouées pratiquement sans interruption - on a par exemple des traces de représentations datant du IXème siècle.


Enluminure du Térence des ducs, XVème s. (©Bibliothèque Nationale de Paris.)

                                        Mais Térence influence aussi la création littéraire : les plus anciennes comédies anglaises le reprennent et le parodient, et de nombreux dramaturges puiseront dans son répertoire. Jean de La Fontaine imite L'Eunuque tandis que Molière puise dans Phormion pour ses "Fourberies de Scapin". Plus près de nous, Baudelaire intitule un de ses poèmes "Heautontimorumenos" (poème LXXXIII de "Spleen et Idéal"). A noter que, si Térence a laissé moins de traces dans le langage courant que Plaute, c'est précisément de son Heautontimorumenos que nous vient sa citation la plus célèbre : "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger." ("Homo sum ; humani nihil a me alienum puto") - appel à un esprit de tolérance et d'empathie, deux valeurs qui n'étaient pas forcément prônées dans la vieille société romaine.

Scène de "L'Eunuque". (Enluminure du XIIème s. - © Institut de recherche et d'histoire des textes - CNRS)


                                        Moins appréciées par le grand public de son temps que les comédies populaires de Plaute, les pièces de Térence n'en demeurent pas moins intéressantes à lire, ne serait-ce que parce qu'elles témoignent de l'évolution du théâtre romain et plus encore de l'écart entre le goût du peuple et celui des élites, qui apprécient une pensée plus philosophique, plus réfléchie et plus littéraire. Alors que chez Plaute, seule la forme était tirée de la culture grecque, l'hellénisme commence à imprégner plus profondément la pensée romaine.

dimanche 19 octobre 2014

Financement participatif : Arelate.


                                       Financement participatif : épisode 2. Vous vous souvenez ? Il y a quelques temps, je vous présentais l'initiative de la toute jeune maison d'édition Ragami, qui avait choisi cette option pour réunir les fonds nécessaires au lancement de sa collection "La toge à l'envers" dédiée au théâtre de la Rome antique. Et bien cette fois, ce sont les auteurs de la BD Arelate qui se tournent vers le même site, Ulule,  pour finaliser le financement du tome 4 de leur série.

                                       Je vous ai déjà parlé de la BD lors de la sortie du tome 2 (ici), en disant tout le bien que j'en pensais: histoire prenante, grande rigueur historique sans pour autant verser dans le cours magistral, un trait élégant... Le tome 3 m'avait confortée dans cette impression.

                                       Cette fois-ci,  Laurent Sieurac nous promet un récit qui suivra toujours le gladiateur Vitalis, mais qui entrera en même temps dans une nouvelle phase, avec des personnages secondaires gagnant en importance. Tel sera apparemment le cas de Neiko, embarqué sur le chaland Arles-Rhône.  L'idée est d'autant plus intéressante qu'on s'attend à ce que les auteurs, comme à leur habitude, intègrent à leur histoire les découvertes archéologiques les plus récentes. C'est sans nul doute le point fort de la série, qui projette des personnages fictifs attachants dans une Antiquité crédible et validée par un expert.

                                       L'album devrait sortir au printemps prochain, et il est déjà bien avancé. Le scénario est entièrement rédigé, l'ouvrage crayonné, et les premières planches sont déjà prêtes.





                                       Vous connaissez sans doute le fonctionnement des sites de financement participatif : vous avez la satisfaction de prendre part au projet, mais vous obtenez aussi certains avantages, en fonction de votre contribution. Une participation de 20 euros vous permet de recevoir l'album ; l'intégrale de la série vous sera envoyée pour 55 euros ; vous pouvez obtenir le tome 4 et 6 ex-libris numérotés et signés pour 45 euros ; et un dessin original en plus pour 250 euros. Vous trouverez le détail des offres sur le site (lien en fin d'article) : c'est en tous cas une opportunité à saisir pour les collectionneurs.

                                       Pour la seconde fois, je vous renvoie donc vers le site Ulule. En souhaitant à Arelate et à ses auteurs que le succès de cette souscription soit à la hauteur de la qualité de la collection.



La page d'Arelate sur Ulule : http://fr.ulule.com/arelate/

dimanche 12 octobre 2014

"Ventre affamé n'a point d'oreilles."

                                        Vous n'imaginez pas le nombre d'expressions qui tirent leur origine de l'Antiquité.  Même si l'on exclut toutes les références à la mythologie ("Être dans les bras de Morphée", "Se croire sorti de la cuisse de Jupiter", etc.), il reste encore une liste impressionnante de proverbes et maximes tout droit sorties de la Grèce ou de la Rome antiques. Certaines sont connues de tous : rares sont ceux qui ignorent l'origine des citations césariennes comme "Le sort en est jeté". En revanche, nous ne sommes pas toujours conscients que d'autres phrases, pourtant passées dans le langage courant, proviennent tout aussi directement de l'Histoire ou de la littérature romaine. Vous serez donc peut-être surpris d'apprendre que l'expression "Ventre affamé n'a point d'oreilles" est à l'origine une citation de Caton l'Ancien.


Buste de patricien, supposé être Caton l'Ancien.  (©Niplos via wikipedia.)

                                        Un sacré personnage, que ce Caton, aussi connu comme Caton le censeur ! Cet orateur et politicien de la République (234 - 149 avant J.C.) est l'archétype du romain traditionaliste, un parangon de rigueur morale, et on le présente le plus souvent comme un rabat-joie de première. Défenseur d'une Rome agricole et conquérante comme aux plus beaux temps de Romulus, il prône le strict respect des valeurs morales des origines : adepte d'une vie simple et austère, il s'élève contre ce qui lui apparaît comme un facteur de décadence. C'est-à-dire : tout, ou peu s 'en faut. La corruption, la luxure, la paresse, mais aussi le luxe des étoffes, la profusion de bijoux, l'art grec (bien connu pour amollir la jeunesse romaine), les plaisirs de la table... A ses yeux, ce sont autant de manifestations de la débauche qui gangrène peu à peu la société. D'une certaine manière, Caton l'Ancien est à son époque le dernier rempart d'une république romaine sur le point de disparaître, à cause de l'expansion territoriale et du pouvoir grandissant des généraux.

                                        Vous ne serez pas surpris d'apprendre que Caton est bien connu pour son style de vie frugal : il se contente d'eau et de mets simples et regarde comme méprisables ceux qui se soumettent à leurs sens. A un homme qui souhaite se rapprocher de lui, il rétorque par exemple : "Je ne saurais vivre avec un homme qui a le palais plus sensible que le cœur."  Plus violent encore, il raille ainsi un homme obèse : "A quoi peut servir à la patrie un corps où, du gosier à l'aine, tout l'espace est occupé par le ventre ?"

                                        Un jour, raconte Plutarque, le peuple romain affamé réclame vigoureusement une distribution de blé supplémentaire. Mais Caton s'oppose à cette mesure démagogique et s'adresse à la Plèbe :

"Un jour le peuple romain demandait instamment et hors de propos qu'on lui fît une distribution de blé. Caton, qui voulait l'en détourner, commença ainsi son discours :  'Citoyens il est difficile de parler à un ventre qui n'a point d'oreilles.' " (Plutarque, "Vie de Caton", XI.)

Carte publicitaire illustrant le proverbe.

                                        Cette phrase sera reprise ensuite par Rabelais dans son "Tiers-Livre" qui la prête au personnage de Panurge (Tiers-Livre, XV), et surtout par Jean de la Fontaine qui la remanie légèrement dans sa fable "Le Milan et Le Rossignol" - du reste empruntée à Ésope... Capturé par le rapace, le rossignol pris dans ses serres tente de l'amadouer en lui chantant sa plus jolie chanson. En vain puisque le milan lui rétorque : "Nous voici bien : lorsque je suis à jeun, tu viens me parler de musique !" Et de conclure : "Ventre affamé n'a point d'oreilles".


dimanche 5 octobre 2014

Plaute : Le rire est le propre de l'homme.


                              Si vous parcourez régulièrement ce blog, vous savez sans doute que je suis une lectrice compulsive. Le style, l'époque, le genre m'importent peu, et je dévore tout ce qui me tombe sous les yeux : grands classiques de la littérature, polars, romans contemporains, sagas historiques, essais, biographies, documents, correspondance, poésie... Et théâtre. Mais là, j'ai un problème : je suis incapable de lire une pièce en silence ! Je suis obligée de déclamer, exactement comme si j'étais sur scène (même si j'y mets un peu moins d'emphase et de vigueur - histoire que mes voisins ne me prennent pas pour une échappée d'asile), pour saisir tout l'impact des mots prononcés, le rythme du texte, la force des non-dits, la nature des intonations, etc.

                              Tout ceci est encore plus vrai avec le théâtre romain car, au contraire des pièces plus récentes (y compris Shakespeare ou Corneille, qui ne datent pourtant pas d'hier !), nous ignorons quasiment tout du contexte des représentations : quelles musiques accompagnaient les textes chantés ? A quoi ressemblaient les décors ? La mise en scène ? Quels sont les sous-entendus, compréhensibles des Romains mais probablement plus obscurs pour un lecteur actuel ? C'est donc un exercice un peu frustrant que de lire une pièce latine - à voix haute ou pas. L'imagination, aussi fertile soit-elle, ne peut rendre complètement la représentation théâtrale dans la Rome antique. Malgré tout, certaines pièces fonctionnent encore admirablement bien et donnent toute la mesure du talent de leurs auteurs. Et quand on aborde le théâtre latin, il apparaît vite que deux noms éclipsent tous les autres : Plaute et Térence. De ces deux grands auteurs comiques à peu près contemporains (Fin du IIIème / début du IIème siècle avant J.C.), le premier vous est sans doute le plus connu, que vous en ayez conscience ou non : la faute à Molière, qui s'est largement inspiré de ses œuvres. C'est donc de Plaute que je vais vous parler aujourd'hui - sans toutefois détailler chacune de ses pièces, qui feront peut-être l'objet d'articles spécifiques.


VIE DE PLAUTE.


                              On ne sait pas grand-chose de la vie de Plaute. Titus Maccius Plautus est né aux alentours de 255 avant J.C., dans un petit village de montagne appelé Sarsina, en Ombrie. Il le quitte apparemment très jeune, peut-être pour rejoindre une troupe de théâtre itinérante, comme celles qui parcouraient l'Italie d'un village à l'autre pour y jouer des farces et des pièces légères. Il se rend ensuite à Rome, avec l'ambition de faire carrière dans les métiers de la scène. Plaute commence vraisemblablement par travailler comme charpentier ou machiniste, avant de faire ses débuts d'acteur. Il prend alors le nom sous lequel on le connaît, Maccius Plautus : le premier terme ("la mâchoire") désigne traditionnellement le goinfre, personnage typique des farces populaires, et Plautus ("pied-plat") renvoie aux acteurs de comédies, qui portent des sandales contrairement aux acteurs de tragédies, chaussés de cothurnes, à semelles épaisses.

Portrait imaginaire de Plaute.

                              Nous savons qu'à un moment donné, Plaute a intégré l'armée romaine et a voyagé dans le Sud de l'Italie, imprégnée de culture hellénistique. On sait aussi que vers l'âge de 45 ans, il se lance dans le commerce maritime mais, ayant fait faillite, il est réduit à la misère et travaille alors comme meunier chez un boulanger. Or, les traductions de comédies grecques sont la grande mode à Rome : ce sont précisément ces comédies, et plus particulièrement celles de Ménandre (fin du IVème s. avant J.C.), que Plaute a eu tout le loisir de découvrir, au cours de ses activités militaires et commerciales.  Sans le moindre sou en poche, il décide alors de s'essayer à l'écriture de pièces de théâtre à la grecque, mais adaptées à un public romain. Il écrit ses premières pièces, Addictus et Saturio, alors qu'il travaille encore comme meunier.
"Trois comédies de Plaute, celle qu'il a intitulées Saturion et Addictus, et une autre dont le nom m'échappe, furent composées au moulin, au rapport de Varron et de plusieurs autres, qui racontent que le poète ayant perdu dans des entreprises de négoce tout l'argent qu'il avait gagné au théâtre, et se trouvant, à son retour à Rome, dans le plus complet dénuement, fut obligé, pour gagner sa vie, de se louer à un boulanger, qui remploya à tourner une de ces meules qu'on fait mouvoir à bras." (Aulu-Gelle, "Nuits Attiques", III - 3.)

                              Plaute, qui nourrit les modèles grecs de sa verve et de ses propres expériences,trouve le ton juste pour dynamiser les pièces dont il s'inspire : le succès est immédiat et ne se démentira jamais, au point que l'on accourt dans les théâtres à al seule mention de son nom. Se consacrant désormais exclusivement à l'écriture, il aurait rédigé au total, selon Varron, approximativement 130 pièces (chiffre sujet à débat, y compris chez les auteurs latins), jouées à partir de 212 avant J.C. et principalement créées dans les 10 dernières années de sa vie. 21 de ses œuvres nous sont parvenues. Plus tard élevé au rang de citoyen romain, Plaute prend officiellement le nom qu'il avait adopté. Il meurt en 184 avant J.C., et a lui-même composé son épitaphe : "Après la mort de Plaute, la Comédie est en larmes, La Scène est déserte, le Rire, la Facétie et le Divertissement, Les Rythmes innombrables tous ensemble se sont mis à pleurer."

Ménandre tenant un masque comique. (©D. & M. Hill via Flickr.)


PLAUTE ET LA NOUVELLE COMÉDIE GRECQUE.


                              Que sont donc ces pièces grecques, en vogue à l'époque de Plaute ? Ce sont celles de la Nouvelle Comédie (Nea), par opposition à l'Ancienne Comédie dont Aristophane est l'un des plus illustres représentants, et qui met en scène des satires politiques traitant de l'actualité. A contrario, la Nouvelle Comédie se penche sur le cadre de la vie privée où se déroulent des intrigues qui se veulent réalistes sur le plan social et psychologique - mais qui, jalonnées de péripéties et de rebondissements aboutissant toujours à une conclusion heureuse, manquent parfois totalement de vraisemblance. 


                              Ces œuvres, proches de notre théâtre de boulevard, sont donc traduites ou plutôt "adaptées" par des auteurs latins qui y glissent des connotations plus proches de la mentalité romaine, voire mélangent plusieurs intrigues entre elles. Toutefois, les spécialistes supposent que la pièce demeure marquée par son origine grecque : le décor reste le même, on joue en pallium (manteau grec - d'où le nom de fabulae palliatae donnée à ces représentations), les noms et les coutumes sont grecs. Au final, c'est donc une Grèce caricaturale, dépouillée de toute notion philosophique ou politique, que vont voir les spectateurs qui se moquent de ces pauvres hellènes, personnages futiles et cocasses.



LE STYLE DE PLAUTE : LE FOND ET LA FORME.


                              Comme nombre de ses contemporains, Plaute emprunte donc ses intrigues, ses scènes, ses personnages et probablement une large part de ses dialogues à ces comédies. Mais il les traite avec plus d'originalité et de liberté que ces collègues, les transposant dans le cadre qu'il connaît (camp militaire, forum, ville d'Italie, etc.) et s'inspirant des farces qu'il jouait lui-même étant plus jeune. On peut par exemple remarquer que les pièces de Plaute portent des titres latins, tandis que Térence conserve un titre grec. Et si les personnages de Plaute sont sensés être Grecs, ils agissent exactement comme le feraient des Romains ! On trouve de fréquentes allusions aux magistratures romaines, au Sénat ou aux comices, et les dialogues incluent des proverbes et des expressions latines.

                              Dans les pièces de Plaute, on retrouve toujours plus ou moins le même thème, servi par une intrigue relativement similaire : en général, un jeune homme bien né s'éprend d'une jolie courtisane et tente de la racheter à un maquereau récalcitrant, tout en affrontant son père qui refuse de le voir dilapider l'héritage familial pour une gourgandine ; il se tourne alors vers un esclave futé, qui trouve immanquablement une ruse quelconque pour que, au final, les tourtereaux soient réunis. A partir de là, on introduit des péripéties diverses et variées.

"Asinaria". (Gravure de Jan Goeree - Via Université d'Aix-Marseille.)

                              Les personnages sont aussi construits sur le même moule d'une farce à l'autre. L'esclave est aussi retors et astucieux que le jeune homme est niais et inoffensif ; la jeune femme ne s’embarrasse guère de sentiments mais, cynique et rusée, elle est pleine de ressources ; le père a tout d'un Caton austère et avare. Encore lui arrive-t-il de s'éprendre à son tour de la jeune héroïne, comme c'est le cas dans l'Asinaria ("L'ânerie"), Casina ou les Bacchis. Dans le premier cas, le père consent aux lubies de son fils en échange d'une nuit avec la belle ; dans le deuxième, il dispute la courtisane à son fils ; dans le dernier, deux jumelles (les deux Bacchis) séduisent les pères après voir charmés les fils. Mais peu importe les détours et les rebondissements, puisque tout s'arrange forcément à la fin...

                              Aucune moralité chez Plaute, donc. Mais aucune immoralité non plus : ses pièces sont provocantes, mais pas davantage que notre théâtre de boulevard où l'adultère est un des ressorts de l'intrigue. Plaute ne cherche pas la subversion, ses œuvres sont simplement amorales, dans le sens où elles n'ont d'autre but que de divertir un public qui vient pour s'amuser et rire de situations qu'il jugerait intolérables dans la vie réelle...

Masques de tragédie et de comédie. (Mosaïque de la Villa Hadriana.)

                              On dresse souvent un parallèle entre Plaute et Molière - nous en reparlerons brièvement. Certes, le second a largement puisé dans le répertoire du premier, et ils ont tous les deux menés une double carrière d'acteurs et d'auteurs. Mais la comparaison a ses limites : quand Molière écrit pour la noblesse et pour la cour, Plaute s'adresse à un public populaire, aux marchands et à la "classe moyenne". Ses pièces, proches des sujets d'intérêt du peuple qu'indifférent les questions politiques, visent à divertir : l'objectif est avant tout de faire rire - à tout prix, en enchaînant les péripéties, les gags, les jeux de mots, et même des chansons et des scènes dansées. S'il évoque quelquefois des évènements récents de l'actualité romaine et met en scène une opposition entre riches et pauvres, la critique sociale ou politique n'est pas le but poursuivi par Plaute : il ne s'en sert que pour contextualiser ses intrigues, les ancrer dans le présent et dans le quotidien de son public.

                                On a aussi parfois voulu voir une certaine "idéologie" chez Plaute qui, au choix, dénoncerait dans ses pièces l'héllénisation de la société romaine ou mettrait en avant l'humanité des esclaves auxquels il réserve un rôle positif puisque ce sont toujours des personnages malins, réactifs, et dont les roueries sont le plus souvent couronnées de succès. Personnellement, cette double lecture me semble abusive : n'oublions que Plaute puise lui-même dans la culture grecque. En ce qui concerne les esclaves, les Romains n'hésitaient pas à leur confier leurs comptes, l'éducation de leurs enfants ou la gestion de leurs propriétés, reconnaissant donc leurs mérites. Enfin, l'esclave n'est pas considéré comme un être inférieur au sens où il le sera, par exemple, lors de la traite des Noirs :  l'affranchissement montre bien que l'inégalité naît de la condition, non de l'essence intrinsèque. En bref, je crois vraiment qu'il est illusoire de chercher chez Plaute une critique sociale ou politique de fond, qui traverserait l'ensemble de ses pièces...

Scène des "Captifs" (©BNF.)


                              Si ses pièces sont souvent construites sur le même canevas, Plaute se permet parfois de changer de sujet. C'est le cas dans Mostellaria ("Le Fantôme"), où un esclave a profité de l'absence de son maître pour vendre sa maison, et tente de le dissuader d'y pénétrer en lui expliquant qu'elle est hantée. Dans Captivi ("Les Captifs"), aucun personnage féminin : deux prisonniers de guerre, un maître et un esclave, échangent leur identité - sans savoir que le maître devenu esclave est en fait le fils de celui qui les tient captifs. Cistellaria ("La Cassette"), d'après Ménandre, est une pièce étrangement sentimentale pour Plaute puisqu’elle met en scène une courtisane vertueuse, dont la véritable identité est révélée grâce à un coffret contenant ses jouets d'enfants. Amphitryo ("Amphitryon") se rattache à la mythologie et narre comment Jupiter, amoureux d'Alcmène, prend l'apparence de son mari Amphitryon pour la séduire. Menaechmi (Les Ménechmes) enfin montre deux jumeaux séparés dans l'enfance : l'un d'eux arrive à Epidaure, où l'autre a été enlevé par des pirates, et leur ressemblance provoque une série de quiproquos. (Le rôle des deux frères, qui ne se rencontrent jamais, étant interprété par un seul acteur.)


                              Reste que toutes ces pièces sont en général construites de telle sorte qu'elles mettent en avant un stéréotype : outre l'esclave rusé, le proxénète âpre au gain ou la courtisane, on rencontre ainsi le parasite qui vit aux crochets de son maître ou de son patron (Curculio  - "le charançon" ou "Les Ménechmes."), l'avare (Aulularia - "La Marmite", dont s'inspirera évidemment Molière), l'homme d'affaires syrien, le vantard (Miles Gloriosus - "Le Soldat Fanfaron" - où un jeune homme voit la courtisane dont il est épris rachetée par un mercenaire bravache, et tente de la récupérer avec l'aide d'un esclave forcément madré...), ou encore le marchand oriental (Poenulus - "Le Petit Carthaginois" - avec son incroyable tirade en pastiche "carthaginois".)  

Affiche d'une représentation du "Miles Gloriosus".

                              Le pastiche, la parodie, la verve... Il n'y a pas chez Plaute la subtile ironie d'un Térence, mais sa grande particularité réside justement dans l'emploi de jeux de mots et de calembours, d'allitérations, etc - qui sont d'ailleurs souvent difficiles à traduire. Il n'hésite pas à inventer des mots, utiliser des métaphores tirées du domaine militaire ou du commerce, ou à créer des expressions imagées, et il dessine des personnages hauts en couleurs, truculents et pleins de verve, qui ne sont pas sans évoquer un Escartefigue ou un César (!!), sortis de la Trilogie Marseillaise d'un Pagnol. Nombreuses sont d'ailleurs les expressions tirées de ses pièces qui sont passées dans le langage courant. En vrac : "Quand on parle du loup", "L'homme est un loup pour l'homme", "Les faits parlent d'eux-mêmes", "Faites contre mauvaise fortune bon cœur", "Il faut battre le fer tant qu'il est chaud", etc. Dynamisant ses intrigues par des dialogues vifs et ingénieux, Plaute innove aussi par rapport à la comédie grecque en y insérant des monologues, souvent lyriques, qui prennent en quelque sorte la place des chœurs originaux et mettent l'accent sur les pensées d'un personnage, et en accentuant des scènes chantées et dansées, qui confèrent plus de variété au spectacle.

Chorèges et acteurs se préparant à entrer en scène. (Mosaïque - Pompéi - ©Jastrow via wikipedia.)



                              Plaute était considéré par ses contemporains comme l'un des plus grands auteurs de théâtre, et il demeure encore aujourd'hui l'un des plus prolifiques et remarquables. Grâce à lui, la comédie latine a atteint sa maturité en quelques années seulement, ce qui contraste singulièrement avec le reste de la littérature romaine, beaucoup plus lente à se mettre en place.  La popularité de Plaute était immense à Rome, de son vivant mais aussi auprès des générations suivantes - au point que ses pièces étaient encore jouées du temps de Cicéron, qui était un grand admirateur. Un peu délaissé au cours du Ier siècle, il revient à la mode au siècle suivant et ses œuvres, ainsi préservées, seront conservées jusqu'au Moyen-Âge et à la Renaissance, où elles seront redécouvertes.


Gravure du XVIème s. représentant une pièce de théâtre romaine.

                              Ses pièces ont depuis inspiré plusieurs auteurs, et non des moindres. Pour ne citer que les plus connus, Shakespeare a adapté Menaechmii (devenu "La Comédie Des Erreurs"), Giraudoux a tiré son "Amphitryon 38" de la pièce éponyme, et Molière s'est largement inspiré de Plaute pour son propre "Amphitryon", son "Avare" et ses "Fourberies de Scapin". Certes, les comédies de Plaute offrent une image, un  instantané de la vie à Rome à son époque, et peut-être plus encore d'un état d'esprit spécifique, qui se dévoile dans les outrances et les exagérations propres aux farces et au théâtre en général. L'auteur est parvenu, en reprenant les grandes lignes des comédies attiques et leurs personnages, et en les adaptant légèrement, à les faire coïncider avec un environnement et une société dans lesquels son public pouvait se retrouver.


"Les comédies de Plaute." (XVIIème s. - via Tate Museum.)

                              Mais c'est surtout grâce au dynamisme, à la vie qu'il insuffle à ses intrigues, par le biais de rebondissements sans temps mort, d'un langage inventif et d'un style pétillant, qu'il a dépassé le modèle grec, en touchant à l'universalité de la condition humaine. Ses personnages stéréotypés ont encore aujourd'hui quelque chose de familier, ses jeunes amoureux que les astuces (pas toujours honnêtes) d'un esclave permettent de réunir en dépit de l'opposition paternelle, son comique de situation et la verve de ses répliques : chez Plaute, tout ou presque fonctionne à merveille, quelle que soit l'époque ou le lieu. Voilà pourquoi Shakespeare et Molière n'ont pas hésité à puiser dans son œuvre, hommage des deux plus grands dramaturges de l'époque moderne à l'un des plus grands auteurs (si ce n'est le plus grand) de théâtre de l'Antiquité.