mercredi 12 septembre 2012

Qui étaient les Romains ?

                                        Il y a maintenant quelques mois que je tiens ce blog, et que je vous rebats les oreilles avec les Romains : les Romains ceci, les Romains cela ; les Romains patati, les Romains patata... Seulement, quand on y réfléchit, une question se pose : de quels Romains parle-t-on ? Ou, pour le dire autrement, qui sont les Romains ? Avouez que le sujet mérite réflexion. S'agit-il des habitants de Rome ? Pas vraiment : la cité a drainé, au fil des siècles, une population hétéroclite venue des quatre coins du territoire qu'elle dominait, et même au-delà. On y croise donc des habitants nés à Rome, mais aussi des Italiens, des Gaulois, des Germains, des Juifs, des Égyptiens, des Maures, des Levantins... Dès lors, on est bien obligé de choisir une autre définition : celle de la citoyenneté romaine, évidemment. Ce qui, du coup, inverse la problématique, car la citoyenneté n'indique pas l'origine ou la provenance d'une personne : on peut être de Rome et ne pas être citoyen romain ou, au contraire, être né à Lugdunum / Lyon (par exemple), et être citoyen romain. C'est la raison pour laquelle mon interrogation de départ - qui sont les Romains ? - doit être modifié en : "qui sont les citoyens romains ?" Et si la provenance d'un individu ne le qualifie pas de citoyen romain, quels sont les critères ? Comment devient-on citoyen romain ?

Citoyens romains - vus par Carlton Browne.

Attribution de la citoyenneté. 


                                        A l'origine, la citoyenneté romaine (civis romanus) ne concernait que les Romains de Rome, et plus précisément les hommes libres inscrits dans les tribus de la ville et de son territoire limitrophe. Pour être citoyen, il fallait être né de deux parents romains, ou d'un parent romain et d'un non-citoyen d'origine "acceptable". Ensuite, le statut concerna également les enfants adoptés par les citoyens et les affranchis, bien qu'ils n'eurent droit qu'à une citoyenneté incomplète, à cause de leurs origines serviles, et ne pouvaient par exemple briguer de magistrature. Leurs fils, par contre, étaient citoyens à part entière.

Affranchissement d'un esclave. (Source collège Ste Barbe ici)


Auxiliaire de l'armée romaine. (Fort de Binchester)
La citoyenneté pouvait également s'obtenir par naturalisation : ce cas de figure concernait exclusivement les hommes libres, qui pouvaient être naturalisés à titre personnel (concession viritane - viritim) - le plus souvent grâce aux liens de patronage. Le nouveau citoyen prenait alors le nom de famille du magistrat responsable de sa naturalisation et était inscrit dans sa tribu. Plus tard, sous l'Empire, seul l'empereur put accorder ainsi la citoyenneté à titre individuel, accordant son nom au naturalisé (Flavius sous les Flaviens, par exemple). Il en allait de même pour les soldats : à la fin de la République et sous l’Empire, les anciens auxiliaires de l'armée romaine pouvaient devenir citoyens romains à l'issue de leurs 24 ans de service. S'il s'agissait au départ d'une manière de récompenser les actes de bravoure, la pratique devint systématique à partir du règne de Claude. Il faut dire que c'était un bon moyen d'attirer les provinciaux dans les rangs de l'armée romaine, à une époque où l'Empire devait renforcer ses troupes aux confins de son territoire, dans des contrées éloignées de l'Italie. Les pérégrins enfin (peregrini - étrangers libres) pouvaient bénéficier de la civitatis donatio.


                                        Le droit de cité pouvait être perdu par abandon volontaire (civitatis rejectio), en adoptant la citoyenneté d'une cité indépendante (une colonie ou une cité fédérée, par exemple) ou par déchéance (deminutio capitis) pour les individus qui s'étaient soustraits au cens, au service militaire ou avaient violé certains droits.

                                        Attribuée de manière individuelle, la citoyenneté romaine pouvait également être accordée à l'ensemble d'une cité, voire à toute une population, dans le but de s'assurer des alliés lors des conquêtes ou de récompenser les cités fidèles (à l'instar de Gadès, dont César fit une cité romaine en 49 avant J.C.). Mais Rome ne traitait pas tous les peuples conquis de la même manière et ne leur accordait pas systématiquement le droit de cité : pragmatique, l'administration romaine n'a pas essayé d'imposer une uniformisation à tout l'Empire, et a au contraire mis en place différents statuts, différents "niveaux" de citoyenneté, à travers différents types de cités : cités de droit latin, municipes, colonies, cités pérégrines... J'aurai l'occasion de consacrer un article à ce sujet.

Évolution de l'attribution de la citoyenneté.


                                        A l'origine, les Romains se montrèrent réfractaires à l'idée d'accorder largement la citoyenneté : ils ne voulaient pas intégrer dans leurs rangs des peuples jugés barbares ou décadents. De plus, les citoyens romains les plus pauvres ayant droit à des distributions de blé gratuites, certains craignaient d'en être privés, du fait de la trop grande généralisation de la pratique. Mais en 89 avant J.C., la citoyenneté s'étendit aux habitant de l'Italie au terme des guerres sociales : certaines villes italiennes alliées se révoltèrent, réclamant le droit de vote et la citoyenneté romaine. Vaincus par Sylla, les alliés obtinrent cependant le droit de cité. Il fallut toutefois attendre 49 avant J.C. pour que la quasi-totalité des hommes libres d'Italie soient régis par les institutions de Rome, avec les mêmes droits et devoirs, et les mêmes institutions. En 45 avant J.C., la lex municipalis de Jules César réforma les constitutions des villes de la péninsule, pour les doter de comices, de sénateurs et de magistrats, comme à Rome.

La Curie d'Ostie.

                                        Si l'octroi de la citoyenneté romaine resta exceptionnel sous la république et au début de l'Empire, il s'étendit ensuite au fil des conquêtes. L'empereur Claude l'offrit à tous les Gaulois, leur permettant du même coup de siéger au Sénat. A cette occasion, il prononça un discours dans lequel il soulignait que les notables gaulois avaient autant le droit que les italiens à devenir sénateurs : ce discours nous est parvenu, gravé sur une plaque de bronze retrouvée à Lyon, connue sous le nom de tables claudiennes. 
 "Tous ces jeunes hommes distingués sur qui je promène mes regards, vous ne regrettez pas davantage de les voir au nombre des sénateurs, que Persicus, homme de race noble et mon ami, ne regrette de lire sur les portraits de ses ancêtres le nom d’Allobrogique ! Si donc vous reconnaissez avec moi qu’il en est ainsi, que vous reste-t-il à désirer encore, si ce n’est que je vous fasse toucher du doigt que le sol lui-même, au-delà des limites de la province Narbonnaise, vous envoie des sénateurs, alors que nous n’avons pas à nous repentir de compter des Lyonnais parmi les membres.de notre ordre ? C’est avec hésitation, il est vrai, Pères Conscrits, que je suis sorti des limites provinciales qui vous sont connues et familières ; mais il est temps de plaider ouvertement la cause de la Gaule chevelue. Si l’on m’objecte cette guerre qu’elle a soutenue pendant dix ans contre le divin Jules, j’opposerai cent années d’une fidélité inviolable et de dévouement dans un grand nombre de circonstances critiques où nous nous sommes trouvés."

Les tables claudiennes.


Pseudo-Sénèque. (Photo Ian W. Scott.)
On se doute que les Sénateurs romains n'accueillirent pas la nouvelle avec une explosion d'enthousiasme... Sans s'opposer frontalement à l'Empereur, ils se montrèrent pour le moins réticents, à l'instar de Sénèque. Celui-ci rédigea à la mort de l'Empereur un hommage funèbre de son crû, une "Apocoloquintose du divin Claude" (apocoloquintose signifiant "transformation en citrouille", en lieu et place d'apothéose - élévation au rang des Dieux. Quels déconneurs, ces stoïciens !) : dans ce pamphlet d'une incroyable violence, il se moquait de celui qui "s'était mis en tête de voir tout ce qui est Grec, Gaulois, Espagnol, Breton, endosser la toge." ("Apocoloquintose du divin Claude" - Sénèque - II)




L'Empereur Caracalla. (Photo Saada Akhtar)
Pourtant, l'empereur Vespasien (69-79) poursuivit cette politique en accordant le droit latin à l'Espagne entière. D'autres cités obtinrent le même privilège, ce qui engendra une évolution dans la composition du Sénat : progressivement, l'assemblée compta de plus en plus de provinciaux. Sous le règne de Marc-Aurèle (121-180), les Orientaux représentaient même la majorité des sénateurs. De la même manière, cette élargissement de l'attribution de la citoyenneté à des peuples de plus en plus nombreux affecta l'origine des empereurs eux-mêmes : il n'était plus nécessaire d'être Italien pour accéder au trône. En 212 avant J.C., l'Empereur Caracalla - Libyen par son père et Syrien par sa mère - accorda la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'Empire. Si sa motivation première était sans doute d'ordre fiscal, cette décision s'avérait néanmoins logique puisque les divers statuts des cités avaient fini par s'estomper, posant de nombreuses difficultés administratives. Par ailleurs, la mesure renforçait la cohésion de l'Empire.





Droits et devoirs du citoyen.


                                        Bref, vous aurez au moins retenu de tout cela que, quand on cherche à savoir qui se cache derrière "les Romains", on trouve de tout... et surtout des individus qui n'ont jamais fichu les pieds à Rome ! Ce terme n'indique pas, comme nous l'avons vu, l'origine d'un individu, et la citoyenneté romaine qui les rassemble s'exprime avant tout dans une série de droits - civils (jura privata) et politiques (jura publica) - et de devoirs (munera).

Les droits 

 

"Amis, Romains, compatriotes, lobbyistes..."


  • droit de vote (jus suffragii) : il s'exerce dans le cadre des comices tributes, tout citoyen étant rattaché à une tribu
  • droit d'être élu (jus honorum) - bien que les élections nécessitent de posséder une certaine fortune, réservant de fait les magistratures aux plus riches
  • droit de participer aux sacerdoces (jus sacrorum)
  • droit de propriété et de faire un testament (jus commercii)
  • droit de mariage (jus conubii)
  • droit d'intenter une action judiciaire (jus legis actionis)
  • droit de porter la toge (interdit aux non-citoyens) et la tria nomina (prénom, nom de famille et surnom)
  • droit à l'assistance d'un tribun de la plèbe pour sa défense (jus auxilii)
  • droit d'être jugé selon le droit romain
  • droit de faire appel au peuple dans les procès criminels (jus provocationis), excepté dans l'armée où le consul à droit de vie et de mort sur les soldats. Sous l'Empire on peut faire appel à l'Empereur (à l'instar de Saint Paul, citoyen romain par son père, qui n'hésita pas à se réclamer de la justice romaine lorsque les Juifs le poursuivirent.)
En cas de condamnation à mort, le coupable était exécuté par décapitation à la hache, excluant tout autre supplice infamant (au contraire des esclaves, qui pouvaient être crucifiés). Seuls des crimes très
particuliers, comme le parricide, conduisaient à des exécutions bien plus violentes. Grâce à l'intervention de Caton l'Ancien, il fut par ailleurs interdit d'administrer les verges à un citoyen (lex Porcia), et la commutation de la peine capitale en exil volontaire fut autorisée.

Celui qui possède tous ces droits est un citoyen complet (civis optimo jure). D'autres n'en possèdent qu'une partie (affranchis, femmes, habitants de certains municipes) : ce sont des citoyens incomplets. (cives minuto jure)

Mariage romain.


Les devoirs :

  • obligation de se présenter au recensement (census), qui s'accompagne du rattachement du citoyen à une tribu (sorte de circonscription électorale) et de l'évaluation de sa fortune afin de déterminer son rang dans la société
  • obligation de service militaire (militia), contre le droit de percevoir une solde
  • payer le tribut (tributum) - contribution occasionnelle aux dépenses militaires, supprimée en 167 avant J.C.
  • obligation de participer au culte de la Cité.   

Conclusion.

 

Citoyen romain. (Photo S. Giralt.)
Attribuée à des étrangers, ainsi qu'à des affranchis, la citoyenneté romaine est finalement en opposition complète avec le droit de cité athénien, nettement plus restreint et ou la citoyenneté excluait les affranchis comme les métèques. Accordée de plus en plus largement -  surtout sous l'Empire - sans critère d’origine, de naissance ou de religion, la citoyenneté romaine s'étendit au fil des conquêtes - jusqu'à inclure tous les habitants de l'Empire, en 212, avec l'édit de Caracalla. Vecteur de la romanité, la citoyenneté était un moyen pour les Romains d'accroître leur influence sur les populations locales et de cimenter autour de cette notion commune des peuples aux cultures et traditions très différentes, dans un même idéal civique et citoyen.

C'est ce qu'explique Cicéron dans son traité "Les Lois"  : "Ainsi nous regardons comme notre patrie , et le lieu qui nous a vus naître, et celui qui nous a adoptés ; mais celle-là a des droits plus puissants à notre affection, qui, sous le nom de république, forme la grande patrie. C'est pour elle que nous devons mourir, c'est à elle que nous devons nous dévouer tout entiers, en elle que nous devons placer et consacrer tout ce que nous sommes. Mais la patrie qui nous a donné le jour n'en reste pas moins presque aussi chère : aussi je ne renierais jamais Arpinium pour ma patrie ; mais Rome restera toujours ma patrie par excellence, puisqu'elle contient l'autre". (Les Lois, Cicéron, II-2)


"Les romains" : deux mots qui, finalement, englobent un vaste sentiment d'appartenance et une conception bien plus complexe que ce que l'on pourrait croire...


L’Empereur et le peuple romain.
  
L'Empereur, nu, est couronné par le peuple de Rome, personnifié par un citoyen portant la toge.

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