dimanche 27 janvier 2013

Etiquette et courbettes à la cour des Césars.

                                        J'adore le film "Gladiator". Malgré toutes les incohérences et les erreurs historiques, même si je ne peux pas m'empêcher de ricaner devant les prétendues visées républicaines de Marc-Aurèle, c'est plus fort que moi : je finis par me laisser emporter par le film, et je me régale de cette histoire abracadabrantesque mais si prenante, avec ses acteurs impeccables et ses décors grandioses. Ils sont très forts, ces Américains... Cependant, il y a un détail qui me fait tiquer à chaque fois : le mot "Sire" utilisé par les personnages lorsqu'ils s'adressent à l'Empereur. Je concède que c'est anecdotique, mais cette incongruité ne cesse de me perturber. "Sire", on est bien d'accord : c'est du grand n'importe quoi ! Mais dans ce cas, comment s'adressait-on à l'Empereur ? Et, plus largement, quelle était l'étiquette en vigueur à la cour des Césars ?

                                        J'ai fait quelques recherches et là, surprise : les informations sont difficiles à trouver, et il n'existe aucun article, aucune étude, aucun ouvrage dédié à la question. Ou, du moins, je n'en ai pas trouvé. Ce qui ne signifie pas que j'ai lâché l'affaire... En parcourant les textes antiques et les ouvrages généralistes sur l'Empire romain, j'ai tout de même réussi à rassembler quelques informations.


Auguste. (Photo Taifighta.)
Sans surprise, la façon dont il convenait de se comporter en présence de l'Empereur a largement évolué au fil du temps, en parallèle avec la conception même du pouvoir. Rappelons qu'Auguste, en fondant le principat, instaurait une sorte de monarchie absolue dissimulée sous l'apparence des institutions républicaines : officiellement, il gouvernait avec le Sénat quand, en réalité, celui-ci ne faisait qu'entériner ses décisions. Pour préserver ces faux-semblants, il est évident qu'Auguste ne pouvait tolérer qu'on lui accordât un traitement de faveur, car toute marque d’obséquiosité n'aurait fait que souligner sa position, quasi-royale, à la tête de l'état. Or, "royauté" était un mot tabou pour les Romains - la fin tragique de Jules César suffit à s'en convaincre. Auguste, donc, était d'une affabilité et d'une humilité théâtrales dont témoigne Suétone :  

"Il eut toujours horreur du nom de "maître" qu'il regardait comme une injure et un opprobre. Un jour qu'il assistait aux jeux, l'acteur ayant dit: "Ô maître juste et bon!", tous les spectateurs applaudirent en lui appliquant ce passage. Mais il réprima de la main et du regard ces indécentes adulations, et le lendemain il les blâma très sévèrement dans un édit. Il ne souffrit pas même que ses enfants et ses petits-fils lui donnassent ce titre, ni sérieusement, ni par forme de plaisanterie, et il leur interdit ce genre de courtoisie entre eux. Soit qu'il entrât à Rome ou dans toute autre ville, soit qu'il en sortît, il avait soin que ce fût le soir ou la nuit, de peur de causer du dérangement par les honneurs qu'on lui rendait. Quand il était consul, il allait presque toujours à pied; et, en d'autre temps, il se faisait porter en litière découverte. Les jours de réception, il admettait aussi les gens du peuple, et recevait leurs demandes avec tant de grâce, qu'il reprocha plaisamment à quelqu'un de lui présenter un placet avec autant de timidité que s'il offrait une pièce de monnaie à un éléphant. Les jours d'assemblée du sénat, il ne saluait les sénateurs que dans la salle où ils se réunissaient, et, quand ils étaient assis, en les désignant, chacun par son nom, sans qu'il eût besoin de personne pour le lui rappeler. En se retirant, il prenait congé d'eux de la même manière. Il entretenait avec beaucoup de citoyens un commerce de devoirs réciproques, et ne cessa d'assister à leurs fêtes de famille que dans sa vieillesse, et après avoir été incommodé par la foule dans une cérémonie de fiançailles." (Suétone, "Vie d'Auguste", LIII.)

Auguste qui désapprouve qu'on le désigne comme "maître" et qui refuse qu'on le traite comme celui de Rome : tu m'étonnes ! Avec le mal qu'il s'était donné pour que ça ne se voit pas...

                                         Son successeur, Tibère, qui tenta en vain d'associer le Sénat au gouvernement, adopta la même ligne de conduite. Cependant, aristocrate introverti et un peu guindé, il n'avait pas le contact facile, de sorte qu'il est toujours apparu aux Romains comme plus distant, moins accessible que son père adoptif. Pour autant, il s'attachait tout autant qu'Auguste à préserver les apparences - sans doute même avec plus de sincérité - jusque dans la titulature.
"Il ne souffrait pas, en effet, d'être appelé dominus par des hommes libres ; imperator, par d'autres que par les soldats ; il refusa obstinément le surnom de Père de la patrie ; il ne s'arrogea pas non plus celui d'Auguste (...). En un mot, le nom de César, parfois aussi celui de Germanicus, à cause des exploits de Germanicus, et celui de prince du sénat, au sens antique, était celui qu'il se donnait lui-même ; souvent il répétait : «Je suis le dominus des esclaves, l'imperator des soldats, le princeps des autres Romains» " (Dion Cassius, "Histoire Romaine", 57-8.)
Tibère. (Photo Mary Harrsch.)

Suétone - encore lui ! - rapporte également cette anecdote, significative : lorsqu'un Sénateur voulut un jour se prosterner devant lui, Tibère eut un tel mouvement de recul qu'il en tomba les quatre fers en l'air:
"Un personnage consulaire lui demandait pardon, et voulait embrasser ses genoux. Tibère se retira si brusquement qu'il tomba à la renverse." (Suétone, "Vie De Tibère", XXVII.)


Buste de Néron (Photo Elise Montgomery)

Si l'on excepte Claude, les deux autres empereurs Julio-Claudiens agiront différemment. Caligula (le premier Empereur à prétendre se faire appeler "dominus", vocatif utilisé par les esclaves envers leur maître - à comparer au "Caesar" généralement employé pour s'adresser à un Empereur.) et Néron tendaient tous deux vers une monarchie de type hellénistique, à l'instar de celle que Marc Antoine avait souhaité instaurer sur la partie orientale de l'Empire. Sans doute est-ce ainsi qu'il faut interpréter les tentatives de Caligula pour être divinisé de son vivant et ses prétentions à être adoré comme l'égal de Jupiter, et l'orientalisation de la cour de Néron, par ailleurs initiés à divers cultes à mystères. Mais la société romaine, et en particulier l’aristocratie, n'était pas prête pour cette évolution, et les tentatives pour affirmer le caractère autocratique et monarchique du régime ne sont probablement pas étrangères à la fin sanglante des deux hommes.

"Il s'en fallut de peu qu'il ne prît aussitôt le diadème et ne convertit l'appareil du souverain pouvoir en insignes de la royauté. Mais, comme on l'avertit qu'il avait surpassé la grandeur des princes et des rois, il commença à s'attribuer la majesté divine. Il fit venir de Grèce les statues des dieux les plus célèbres par leur perfection ou par le respect des peuples, entre autres celle de Jupiter Olympien. Il leur ôta la tête et mit à la place celle de ses statues. Il prolongea jusqu'au Forum une aile de son palais, et transforma en vestibule le temple de Castor et Pollux. Souvent il venait se placer entre ces deux frères et s'offrait aux adorations de ceux qui entraient. Quelques-uns le saluèrent du nom de Jupiter Latial. Il institua pour sa divinité un temple spécial, des prêtres et les victimes les plus recherchées. Il y avait dans ce temple une statue d'or faite d'après nature, que chaque jour on habillait comme lui. " (Suétone, "Vie de Caligula", XXII.)



Vespasien. Photo Mary Harrsch.)
Après la chute de Néron commence une période d'anarchie, marquée par des coups d'état permanents, et pas moins de quatre empereurs se succèdent au cours de l'année 68 - 69. C'est finalement Vespasien qui l'emporte sur ses concurrents et accède à la Pourpre impériale. L'homme ne ressemble en rien à Caligula ou Néron : pragmatique, il entretient l'image d'un Empereur simple et accessible (un Empereur "normal", diraient certains...) et, partant, rompt avec l'espèce d'obséquiosité servile qu'exigeait un Caligula, et toute la pompe dont s'entourait un Néron. Son fils Titus, qui lui succède, peut parfois se montrer arrogant, sans pour autant renouer avec les excès sus-cités. Il n'en va pas de même avec son autre fils, Domitien, qui monte sur le trône à la mort de Titus : ce détraqué paranoïaque agit en despote, et accorde une importance démesurée au cérémonial qui entoure sa fonction. Il se fait par exemple appeler "Maître et Dieu", se fait précéder de 24 licteurs, change le nom de son mois de naissance, Octobre, en Domitien... (Voir Dion Cassius,, "Histoire Romaine", Livre LXVII.)


Buste de Domitien. (Photo Mary Harrsch.)

                                        A la mort de Domitien et avec l'accession au pouvoir des Antonins, l'hypocrisie républicaine reprend ses droits, et les Empereurs renouent avec l'image du souverain accessible, et se la jouent "profil bas", ne faisant que modérément étalage de leurs richesses - au niveau d'un sénateur fortuné, disons... Pour autant, il n'en reste pas moins que nos Empereurs, protégés par leur féroce garde prétorienne, exercent toujours un pouvoir sans partage, avec droit de vie et de mort sur des citoyens qui demeurent avant tout leurs sujets. Mais, une fois encore, les apparences sont sauves.


L'Empereur Dioclétien. (Source : wikipedia)

Scène de proskynèse. (Musée archéo. de Téhéran.)
Tout change à partir du règne de Dioclétien, qui affectionne un luxe ostentatoire et s'entoure d'un cérémonial fastueux. Et, à l'instar de Caligula, Dioclétien se fait officiellement appeler "dominus" - c'est d'ailleurs sous son règne que le principat se transforme en dominat. Plus, il importe à Rome la coutume orientale de la proskynèse (bien que, selon certaines sources, Caligula et Elagabal aient tenté d'en introduire l'usage avant lui), qui consiste à se prosterner devant le souverain comme devant un dieu vivant. Un rite connu comme "l'adoration de la Pourpre" et qui, on s'en doute, n'eut guère l'heur de plaire aux Romains, fortement réprobateurs face à ces courbettes excessives.  L'Empereur porte désormais un diadème, insigne de la royauté, et sa personne et tout ce qu'il touche sont considérés comme sacrés. Lorsqu'il réunit son conseil, il est assis sur un trône surélevé - tous les autres restant debout - tandis que le silence est imposé partout ailleurs dans le palais.     
                      
Mais si les historiens présentent souvent le comportement de Caligula ou de Néron comme des manifestations de leur mégalomanie, il semble bien que l'attitude de Dioclétien relève d'une stratégie bien pensée : en se positionnant comme un être supérieur, d'essence divine, et en exigeant de ses sujets une soumission totale dont la proskynèse marquait la plus flagrante manifestation physique, il est fort possible qu'il ait tenté d'imposer cette idée dans la mentalité collective. Il aurait alors finalement adopté une stratégie similaire à celle d'Auguste, bien que diamétralement opposée : une simplicité et une modestie affectée pour l'un ; une majesté divine tapageuse pour l'autre - mais dans les deux cas, une mise en scène étudiée ayant, comme l'écrit Edward Gibbon dans "Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire Romain", "l'une pour but de cacher, et l'autre de développer le pouvoir immense que les empereurs exerçaient sur leurs vastes domaines." (T 1, Chap. XIII.)

                                        Comme je l'ai précisé en préambule, les informations n'ont pas été faciles à rassembler, et sans doute ce billet présente-t-il quelques lacunes. Je suis toujours disposée à lire vos commentaires et à prendre connaissance des précisions que vous pourriez m'apporter, et encore davantage aujourd'hui. N'hésitez pas à me corriger au besoin, ou à me fournir tout renseignement supplémentaire : je serais ravie de les rajouter à cet article - en vous citant, bien évidemment !

2 commentaires:

  1. Travaillant actuellement sur une nouvelle située historiquement sous le règne de Commode, je me suis posé la même question : Mais comment s'adressait-on à l'Empereur ? Et je n'ai pas plus trouvé de réponses. Merci donc beaucoup pour cet article :) !

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  2. Merci pour le commentaire, et navrée de ne pas pouvoir vous apporter plus de renseignements. (Dans Astérix, Abraracourcix s'adresse bien à César en lui disant : "Salut, Jules !" - mais je doute un peu de la crédibilité historique de l'échange...)

    J'espère que j'aurai l'occasion de lire votre nouvelle. Si vous voulez, tenez-moi au courant de la publication. :-)

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