Affiche du film de R. Pottier. |
Romulus. |
C'est mal connaître Romulus, qui n'est pas homme à se contenter d'un refus. Puisque les peuples voisins, et en particulier les Sabins, n'acceptent pas de leur donner des épouses, et bien ils vont se passer de leur autorisation ! Et la joyeuse bande de malandrins planifie alors le fameux enlèvement. Pour commencer, Romulus prétend avoir trouvé sous terre l’autel d’un dieu - Consus ou Neptune, selon les versions. Puis il annonce que, pour célébrer cette découverte, il a l'intention de procéder à un sacrifice et d'organiser de grands jeux en l'honneur du Dieu, auquel sont conviés tous les peuples. La foule afflue de toute la région - Tite-Live cite notamment les Céniniens, les Crustuminiens, les Antemnates... et les Sabins. Il faut les comprendre : on ne va pas rester chez soi quand, à deux pas, on a droit à une divinité exhumée et à des spectacles gratuits !
L’Enlèvement Des Sabines. (Nicolas Poussin - Musée du Louvre.) |
Ces festivités ont lieu, selon Plutarque, quatre mois après la fondation de Rome. Durant le festival équestre, alors que tous les invités sont fascinés par le spectacle, Romulus donne le signal : il se lève, replie un pan de sa robe et s'en enveloppe à nouveau. Les Romains se jettent alors sur les Sabines, qu'ils emmènent avec eux.
"Arrive le jour de la célébration des jeux. Comme ils captivaient les yeux et les esprits, le projet concerté s'exécute : au signal donné, la jeunesse romaine s'élance de toutes parts pour enlever les jeunes filles. Le plus grand nombre devient la proie du premier ravisseur. Quelques-unes des plus belles, réservées aux principaux sénateurs, étaient portées dans leurs maisons par des plébéiens chargés de ce soin. (...) La terreur jette le trouble dans la fête, les parents des jeunes filles s'enfuient frappés de douleur; et, se récriant contre cette violation des droits de l'hospitalité, invoquent le dieu dont le nom, en les attirant à la solennité de ces jeux, a couvert un perfide et sacrilège guet-apens." (Tite-Live, "Histoire Romaine", I - 9.)
"L'Enlèvement Des Sabines - La Captivité." (Charles Christian Nahl - Crocker Art Museum.) |
Inutile de préciser que les malheureuses Sabines ne sont pas franchement ravies (c'est le cas de le dire !) et, désespérées, elles se débattent avec vigueur. Mais Tite-Live assure qu'aucun viol n'a été perpétré, et que Romulus lui-même est venu s'entretenir avec chacune d'elles, afin de s'expliquer. Rejetant la responsabilité sur leurs compatriotes, qui ont refusé de s'allier aux Romains en acceptant les mariages, il leur laisse le choix :
"...c'est à titre d'épouses qu'elles vont partager avec les Romains leur fortune, leur patrie, et s'unir à eux par le plus doux nœud qui puisse attacher les mortels, en devenant mères. (...) Les gages de leur bonheur domestique sont d'autant plus assurés, que leurs époux, non contents de satisfaire aux devoirs qu'impose ce titre, s'efforceront encore de remplacer auprès d'elles la famille et la patrie qu'elles regrettent." (Tite-Live, Ibid.)
Louable intention ! Mais les peuples alentours ne l'entendent pas ainsi. Ce sont d'abord les Céniniens qui lancent l'offensive. Ils sont vaincus par les Romains, qui en profitent pour prendre leur ville, Caenina, qui tombe sans coup férir. Le même scénario se reproduit avec les Antemnates, qui tentent leur chance à leur tour et sont défaits en 752 avant J.C. Jamais deux sans trois : c'est au tour des Crustuminiens d'être écrasés par les Romains. Romulus profite de ces trois victoires successives pour implanter des colonies dans les cités vaincues, et en parallèle, nombre de leurs habitants s'installent à Rome.
Tarpeia ouvrant les portes aux Sabins. |
Restent les Sabins qui, menés par leur roi Titus Tatius, déclarent la guerre aux Romains. Cette fois, Romulus et ses hommes sont en fâcheuse posture, et il s'en faut de peu que la ville soit conquise par les ennemis. La faute en incombe à Tarpeia, la fille de Spurius Tarpeius, gouverneur de la citadelle du Capitole : sortie puiser de l'eau, celle-ci promet aux Sabins de leur livrer la citadelle, et leur ouvre les portes en échange "de ce qu’ils portent sur leurs bras". Selon la majorité des sources, elle faisait référence aux anneaux et bracelets d'or et de pierres précieuses portés par les soldats ; d'autres en revanche prétendent qu'elle voulait parler de leurs armes. Mais quelles qu'aient été ses arrières-pensées, les Sabins optent apparemment pour la seconde interprétation et, à peine entrés dans la place forte, l'écrasent sous leurs armes et la tuent. Enterrée sur le mont Capitolin, Tarpeia donnera plus tard son nom à un rocher de la colline - la roche Tarpéienne, de funeste réputation, d'où l'on précipitera les condamnés à mort.
Denier d'argent à l'effigie de Titus Tatius, au revers Tarpéia frappée à coups de boucliers. (Photo fournie par Adri.) |
Cependant, la guerre se poursuit, et les forces romaines contre-attaquent, avec à leur tête Hostus Hostilius. Lorsque celui-ci meurt dans les combats, les Romains reculent jusqu'à la porte du Palatium où Romulus, qui les y a rejoint, promet à Jupiter Stator de lui bâtir un temple en cas de victoire. Repartant à l'offensive, les Romains prennent cette fois le dessus, et l'affrontement reprend.
"L’Enlèvement Des Sabines" (Baldassare Peruzzi - Musée Du Prado.) |
C'est alors que les femmes, qui en ont plus qu'assez de cette guerre qui dure quand même depuis 3 ans (et qui, accessoirement, doivent commencer à être à court de maris et de frères), s'interposent entre les belligérants: cheveux défaits et vêtements déchirés, elles se jettent dans la mêlée et exhortent leurs pères et leurs époux à la réconciliation. Parmi elles se trouve Hersilie, qu'on considère généralement comme l'épouse de Romulus (dont elle aurait eu une fille, Prima, et un garçon, Aollius). Mais certains auteurs avance qu'elle aurait plutôt été mariée à ce même Hostus Hostilius, que nous avons déjà rencontré. (Plutarque, qui n'est sûr de rien, se fait l'écho des deux hypothèses .) C'est Hersilie qui entraîne les Sabines au cœur de la bataille : ainsi est-elle représentée au premier plan du tableau de Jacques-Louis David, ci-dessous, séparant deux des combattants.
"Les Sabines" (Jacques-Louis David - Musée du Louvre.) |
"Alors, les mêmes Sabines, dont l’enlèvement avait allumé la guerre, surmontent, dans leur désespoir, la timidité naturelle à leur sexe, se jettent intrépidement, les cheveux épars et les vêtements en désordre, entre les deux armées et au travers d’une grêle de traits : elles arrêtent les hostilités, enchaînent la fureur, et s’adressant tantôt à leurs pères, tantôt à leurs époux, elles les conjurent de ne point se souiller du sang sacré pour eux, d’un beau-père ou d’un gendre, de ne point imprimer les stigmates du parricide au front des enfants qu’elles ont déjà conçus, de leurs fils à eux et de leurs petits-fils. "Si cette parenté, dont nous sommes les liens, si nos mariages vous sont odieux, tournez contre nous votre colère : nous la source de cette guerre, nous la cause des blessures et du massacre de nos époux et de nos pères, Nous aimons mieux périr que de vivre sans vous, veuves ou orphelines." Tous ces hommes, chefs et soldats, sont émus ; ils s’apaisent tout à coup et gardent le silence. Les chefs s’avancent pour conclure un traité, et la paix n’est pas seulement résolue, mais aussi la fusion des deux états en un seul. Les deux rois se partagent l’empire, dont le siège est établi à Rome. Ainsi, la puissance de Rome est doublée. " (Tite-Live, Ibid. I - 13.)
"L’Enlèvement Des Sabines" (Pablo Picasso - Centre Pompidou.) |
Et voilà comment on fait céder les hommes ! Ceux-ci, émus par les supplications de leurs épouses / sœurs / filles (rayez les mentions inutiles), acceptent de s'unir en une seule et même nation, que dirigeront conjointement Romulus et le Roi des Sabins Titus Tatius, jusqu'à la mort de ce dernier 5 ans plus tard. Les Sabins s'installent sur la colline du Capitole et la ville garde le nom de Rome (puisque fondée par Romulus), tandis que les Romains prennent le nom de Quirites, d'après le nom de la ville de Tatius (Cures).
L'explication avancée par Plutarque dans sa "Vie de Romulus" est intéressante, et vaut la peine d'être citée :
"Quelques auteurs prétendent qu’il n’y en eut que trente d’enlevées, qui donnèrent leurs noms aux curies : toutefois, selon Valérius d’Antium, il y en eut sept cent vingt sept ; et, selon Juba, six cent quatre-vingt-trois. Elles étaient toutes filles : observation singulièrement à la décharge de Romulus. Il ne se trouvait, dans le nombre, qu’une seule femme, Hersilie : encore l’avait-on prise par mégarde. Il ne s’agissait donc, pour les ravisseurs, ni d’outrager les Sabins, ni de satisfaire une passion brutale, mais de conjoindre les deux peuples ensemble, à l’aide des plus étroits liens qu’il y ait au monde."
Ainsi interprétée, cette légende - dont on retrouve d’ailleurs la trame dans d'autres mythologies, nordique et hindoue notamment - prend une dimension particulière, en ce qu'elle semble préfigurer l'attitude des Romains tout au long de leur Histoire : à des guerres de conquête succède une politique d'assimilation des vaincus, qui entraîne au final un métissage des populations, intégrées à l'Empire romain.
"Les Romains Emportant Les Sabines." (Caricature de John Leech - Source Wikipedia.) |
En guise de conclusion, je ne résiste pas au plaisir de vous offrir un passage de cette nouvelle de mon cher Saki, que j'ai évoquée en introduction...
Saki. |
"Mais les cris provenaient principalement des deux petites filles du gardien, qui se trouvaient traînées et poussées vers la maison par Claude et Wilfrid, échevelés et hors d'haleine, et dont la tâche était rendue plus ardue encore par les attaques incessantes, sinon très efficaces, du jeune frère des infortunées captives. (...) Mrs. Quabral se précipita avec indignation au secours des deux prisonnières.
"Wilfrid ! Claude ! Voulez-vous lâcher tout de suite ces petites ! Miss Hope, au nom du ciel, que signifie cette scène ?
- Il s'agit des débuts de l'Histoire romaine ; c'est l'enlèvement des Sabines, vous ne comprenez donc pas ? C'est la méthode Schartz-Metterklume pour faire comprendre l'histoire aux enfants en la leur faisant représenter eux-mêmes ; cela la fixe dans leur mémoire. Bien sûr, si grâce à votre intervention, vos fils s'en vont croire que les Sabines ont fini par s'échapper, on ne peut guère les en rendre responsables."
(Saki, "La Méthode Scharz-Metterklume")
Ma foi, j'admets volontiers que ma méthode, qui s'appuie sur des articles sur mon blog, marque certainement moins les esprits. Reconnaissez toutefois qu'elle est un peu plus pacifique...
Bien expliqué
RépondreSupprimerMerci ! :-)
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