J'ai déjà eu l'occasion, dans plusieurs articles de ce blog, de revenir sur certaines expressions passées dans le langage courant, et qui nous viennent directement de l'antiquité romaine. Parmi celles-ci, il en est une qui, bizarrement et en dépit de son lien avec l'histoire romaine, n'est apparue que bien plus tard dans la langue française: il s'agit de "Vouer aux gémonies", que l'on doit à Alphonse de Lamartine, au XIXème siècle.
"Dans ses sacrilèges caprices,
Le vois-tu, donnant à ses vices
Les noms de toutes les vertus;
Traîner Socrate aux gémonies,
Pour faire en des temples impies
L’apothéose d’Anytus?"
(Alphonse de Lamartine, "Méditations Poétiques", I-19.)
Les gémonies, en Latin Scalae Gemoniae (Les marches gémonies, abrégé en Gemoniae), étaient des escaliers taillés dans la roche de la colline du Capitole, sur le flanc Nord-Ouest, et qui menaient au Tullianum ou prison mamertine. Situés dans la partie centrale de la ville, ils conduisaient de l'Arx (citadelle du Capitole) au Forum, en passant devant le Tabularium (les archives), le Temple de la Concorde et, donc, la prison. On suppose que son emplacement coïncidait avec l'actuelle Via di San Pietro in Carcere.
Plan de la Rome antique, avec l'escalier des Gémonies en rouge. |
Le mot lui-même, gémonies, viendrait soit du nom propre Gemonius, soit du verbe gemere (gémir) - cette dernière acception semblant la plus probable puisqu'on désignait également les gémonies par l'appellation gradus gemitorii (escaliers des gémissements) Et il faut bien admettre que ce n'est pas si difficile à croire, une fois que l'on connait l'histoire : les corps des condamnés, torturés et étranglés dans leur prison, étaient jetés dans ces escaliers. Ils y demeuraient plusieurs jours, visibles depuis le forum, outragés en paroles ou en actes par la populace, pourrissant sur place et mutilé par les chiens errants et autres charognards avant que, finalement, on ne les précipite dans les eaux du Tibre, où on les traînait à l'aide de crocs. Il arrivait aussi que l'on y amène les cadavres des individus exécutés ailleurs, mais dont on souhaitait faire un exemple. Deux explications, donc, aux gémissements poussés sur ces marches : ceux des prisonniers conduits à la prison, ou des "étranglés" pas tout faits morts qu'on y laissait agoniser. Remarquez, l'un n'exclue pas l'autre...
Coupe de prison Mamertine, avec la cellule des condamnés à mort au sous-sol. |
Les prisonniers étaient enfermés en sous-sol, dans un cachot situé sous une geôle auquel on accédait par un simple trou dans le sol, et dont on ne pouvait sortir qu'à l'aide d'une corde. Inutile de préciser qu'une fois descendu là-dedans, on avait peu d'espoir d'en ressortir pour autre chose que pour une exécution en bonne et due forme.
Intérieur de la Prison Mamertine aujourd'hui. |
La coutume aurait été instaurée en 385 avant J.C., sous la dictature de Camille qui décida d'exposer sur ces marches les cadavres des criminels à la vue du peuple. Ils étaient alors gardés par des soldats, afin que leurs proches ne puissent pas venir les récupérer et les enterrer. L'exposition dans l'escalier des Gémonies était considérée comme déshonorante :
"Le sénat en effet livra M. Claudius aux Corses pour avoir fait avec eux une paix honteuse ; et, comme les ennemis refusèrent de le recevoir, il le fit mettre à mort dans la prison publique. Pour une seule offense à la majesté de l'empire, que de mesures violentes et quel acharnement dans la punition ! Le sénat annula le traité conclu par Claudius, le priva de la liberté, lui ôta la vie et lui infligea, pour le déshonorer, l'ignominie de la prison et l'abominable flétrissure des gémonies. (an de Rome 517)" (Valère-Maxime, "Actions Et Paroles Mémorables", VI, 3.3.)Au cours de l'histoire romaine, de nombreux patriciens et Sénateurs y ont pourtant été traînés - notamment à partir du règne sanglant de Tibère, marqué par plusieurs vagues de délations et d’exécutions. Parmi les malheureuses victimes, on peut citer les complices de Catilina par exemple, Vercingétorix (après 6 ans d’emprisonnement), ou encore Lucius Aelius Séjan, préfet du prétoire sous Tibère (justement !) en 31. Pour plus de détails sur l'affaire, vous pouvez jeter un œil ici, ou lire ces quelques lignes de Dion Cassius :
"Le peuple aussi, accourant sur son passage, lui rappelait avec mille imprécations les citoyens qu'il avait fait périr, et lui reprochait avec mille moqueries ses espérances ambitieuses. Il abattit, il brisa, il traîna dans la boue toutes ses statues, leur insultant comme il aurait fait à Séjan lui-même; et celui-ci put voir dans ce traitement l'image de celui qu'il allait bientôt souffrir. On commença par le jeter en prison : un peu après, ou plutôt le jour même, le sénat assemblé dans le temple de la Concorde, près de la prison, voyant les dispositions du peuple et l'absence de tout prétorien, décréta la peine de mort. A la suite de cette condamnation, Séjan fut précipité aux Gémonies, livré pendant trois jours entiers aux outrages de la populace puis jeté dans le fleuve." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", LVIII - 11.)
Plaque dressant la liste des prisonniers célèbres du Tullianum. (© Boris Doesborg) |
"Le porc Vitellius roulait aux gémonies.
Escalier des grandeurs et des ignominies,
Bagne effrayant des morts, pilori des néants,
Saignant, fumant, infect, ce charnier de géants
Semblait fait pour pourrir le squelette du monde.
Des torturés râlaient sur cette rampe immonde,
Juifs sans langue, poltrons sans poings, larrons sans yeux;
Ainsi que dans le cirque atroce et furieux
L'agonie était là, hurlant sur chaque marche. "
(Victor Hugo, "La Légende Des Siècles", Tome I - chap. 10)
"La Mort De Vitellius" (Toile de Charles-Gustave Housez.) |
Pendant antique et romain du Pont des Soupirs vénitien, quoiqu'en plus sanglant, les gémonies ont donné l'expression qui nous occupe aujourd'hui. "Vouer quelqu'un aux gémonies" cela signifie donc le couvrir de honte, l'accabler de reproches publiquement, l'humilier avec ostentation. Encore y survit-on généralement, ce qui n'était pas vraiment le cas chez les Romains...
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