dimanche 24 novembre 2013

Bonne Lecture : "Marc Aurèle, L'Empereur Paradoxal" d'Yves Roman.

                                        De tous les empereurs romains, il en est un dont la notoriété a indéniablement dépassé la simple sphère historique : Marc Aurèle est presque plus célèbre comme philosophe qu'en tant qu'empereur. Ses "Pensées Pour Moi-Même", recueil de réflexions personnelles et d'exercices spirituels à travers lesquels il tente d'atteindre la sagesse, sont considérées à juste titre comme une œuvre majeure de la philosophie stoïcienne, au point que l'image du maître de Rome s'efface souvent derrière celle du disciple d'Epitecte. Elles sont pourtant indissociables l'une de l'autre - et ce sont précisément ces deux facettes, et les paradoxes qu'elles supposent, qu'interroge Yves Roman dans cette biographie érudite, fouillée, parfois aride mais particulièrement éclairante. 

                                        Biographie, ou plutôt essai puisque les chapitres sont thématiques et embrassent les grandes questions du règne de Marc Aurèle plutôt que son existence d'un point de vue chronologique. Extrêmement bien écrit quoique parfois un peu austère en raison de la complexité des questions traitées, le livre navigue entre stoïcisme, sophisme, théurgie, géostratégie... (et posologie lorsqu'on s'interroge sur la quantité d'Aspirine à ingurgiter !), toujours avec une érudition stupéfiante, mais qui demande déjà certaines connaissances et une bonne dose de concentration. L'ensemble est donc ardu mais passionnant à lire, et le ton reste agréable et proche du lecteur. On devine aussi la passion de l'auteur et son attachement à cette figure étonnante de l'Antiquité romaine.




                                        Professeur émérite d'histoire ancienne à l'université Lumière-Lyon II, Yves Roman s'est déjà penché sur les rapports entre les Empereurs et le Sénat ou, plus récemment, sur le règne de l'Empereur Hadrien. C'est donc à son petit-fils adoptif qu'il s'intéresse aujourd'hui. Le sous-titre de l'ouvrage, "L'empereur paradoxal", le dit clairement : mettre en parallèle les réflexions philosophiques du personnage et ses actions d'homme d'état soulève bien des contradictions qui, scrupuleusement étudiées, en disent aussi long sur sa personnalité que sur la société romaine de l'époque dont, par ses zones d'ombre et de lumière et en tant que premier citoyen, il reflète la mentalité. Un homme épris de justice, de paix et d'humanisme, souvent proche dans ses écrits de la morale chrétienne - mais chef de guerre qui vit dans une société esclavagiste et laisse persécuter les Chrétiens... Multiples ambivalences qu'entend sonder l'auteur.

                                        Dès l'âge de 10 ans, Marc Aurèle annonce à sa mère son intention de devenir philosophe. Bel idéal, mais qui ne convient guère au rejeton d'une noble famille romaine ! Qu'importe, le jeune homme est résolu. Mais sa vocation est tuée dans l’œuf lorsque sa maturité et son intelligence lui valent l'attention d'Hadrien (dont il est par ailleurs le petit-cousin) : adopté par Antonin le Pieux, lui-même fils adoptif d'Hadrien, il est donc très tôt destiné à régner, et formé dans ce but. Pourtant, et malgré les efforts de ses précepteurs, il ne se détachera jamais de la philosophie. Alors, qui est Marc-Aurèle ? Le philosophe-roi tout droit sorti de "La République" de Platon ? Un philosophe contrarié répondant à l'appel du devoir ? Ou un empereur tourmenté qui a trouvé refuge dans la philosophie? Probablement un peu des trois - ce qui ne simplifie pas les choses.

                                        Sur le plan militaire, alors que ses "Pensées" sont tout empreintes d'un idéal de paix, il passe la majeure partie de son règne en guerre - combattant notamment les Barbares sur le Danube au cours des 8 dernières années. Commandant personnellement les armées, il n'hésite pas à réprimer les révoltes et à lutter contre les Sarmates ou les Macromans. Et pourtant, la colonne construite à Rome et illustrant ces conflits ne montre aucun triomphalisme, mais juste la violence et la souffrance engendrées par ces affrontements. Du point de vue législatif et judiciaire, s'il s'applique à rendre la justice avec équité et humanité, mais ne remet pas en cause l'esclavage, ni même une disposition créant une juridiction spéciale pour les notables. En matière de religion enfin, Marc Aurèle est certes un philosophe, mais il ne dédaigne pas l'astrologie. Fidèle à la pratique religieuse romaine, certaines de ses réflexions sont étrangement proches de la morale chrétienne (l'amour du prochain ou la notion de péché par exemple), mais il voit dans le christianisme, religion monothéisme exclusive, une menace pour l'ordre public et la cohésion de la société - ce qui explique qu'il laisse libre court à la persécution des chrétiens (comme Sainte Blandine, martyrisée sous son règne).



Marc Aurèle. (©Chris Waits via Flickr.)

                                        Tous ces aspects sont largement développés dans ce livre, qui revient en détail sur les campagnes militaires, l'action judiciaire, le contexte historique ou la question religieuse. Ce dernier chapitre est d'ailleurs tout à fait passionnant, en ce qu'il expose les principes philosophico-religieux de Marc Aurèle et son propre rapport au Divin - immanence divine ou divinisation des Empereurs, libre-arbitre et fatalisme notamment. Mais ce qui sous-tend toute la réflexion, c'est bien l'impact de la pensée philosophique sur l'action de Marc Aurèle. Sa formation et ses influences sont largement étudiées, de nombreux extraits des "Pensées..." ainsi que des lettres de son précepteur Fronton  illustrant le propos d'Yves Roman et appuyant son propos.

                                        Car en définitive, le principal paradoxe de Marc Aurèle ne tient-il pas tout entier dans cette double identité de philosophe et d'Empereur ? Le stoïcisme, souvent considéré comme une doctrine apolitique, pose à juste titre la question de la conciliation de la morale philosophique et de l'exercice du pouvoir. "Mais pouvait-on, sans risque pour l’Empire, voir concentrés dans le même personnage la philosophie et le pouvoir ?" demande d'ailleurs l'auteur. Pour le dire autrement, les lois universelles du Cosmos n'entrent-elles pas en contradiction avec la pratique, le point de vue absolu avec le point de vue relatif ? A ce titre, l'étude de la personnalité et de l'action de Marc Aurèle se révèle fort instructive : elle permet d'élargir la question de la place du Sage dans la société à celle de la conciliation entre idéalité de la sagesse et nécessaire pragmatisme.

                                        Marc Aurèle serait donc un empereur se pliant à la raison d’état, mais utilisant la philosophie comme principe de gouvernement. D'où le sentiment de mélancolie, de lassitude voire d'épuisement parfois, que l'on perçoit à travers les maximes et réflexions qu'il s'adresse à lui-même. Malgré les guerres, les persécutions ou l'esclavage, Yves Roman soutient que "ce qui l’anima fut toujours le souci de l’humain, en particulier dans les affaires individuelles, et, plus globalement, l’intérêt, le bien-être des hommes de l’empire". Le livre est en tous cas convaincant et, même si l'on n'adhère pas forcément à cette vision toute positive, on trouvera passionnantes les multiples interrogations qu'elle soulève. Et dès la dernière page tournée, on se replongera avec avidité dans les "Pensées Pour Moi-Même" : preuve, à mon sens, que le livre est une réussite !




"Marc Aurèle, L'empereur Paradoxal" de Yves ROMAN.
Éditions Payot - lien ici.
496 pages - 27.50 €


Et tant que j'y suis...


"Pensées Pour Moi-Même". de MARC AURELE.
Éditions GF Flammarion - lien ici.
222 pages - 3.90 €

2 commentaires:

  1. merci pour cet article éclairant. C'est par lui que je suis arrivée sur votre site.

    Bravo et merci pour ce travail !

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  2. Merci à vous pour le commentaire. J'espère vous avoir donné un petit aperçu du livre d'Yves Roman, et peut-être que vous aurez envie de le découvrir par vous-même. Et de jeter un œil sur le reste du blog, pendant que vous êtes ici ! ;-)

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