dimanche 30 novembre 2014

Calvitie : la chute - capillaire - de l'empire romain.


                                        Heureusement que j'ai des lecteurs fidèles, qui ne manquent pas de réagir à mes billets. Plusieurs de mes articles ont été consacrés à l'apparence physique des Romains : vêtements, maquillage, parfums, coiffure. C'est précisément ce qui a incité Christophe à me contacter. Il s'interroge sur un sujet bien particulier : la calvitie ! Pour être exacte, il me demande pour quelle raison je n'en ai pas parlé : et bien parce que je n'y ai pas pensé, tout simplement. Je m'en vais donc réparer cet oubli.

                                        Pas besoin d'être archéologue ou historien pour se douter que les Romains aussi perdaient parfois leurs cheveux. Les exemples ( y compris impériaux) abondent, comme nous allons le voir. La vrai question n'est donc pas de savoir si l'alopécie sévissait déjà dans l'Antiquité, mais plutôt si les Romains étaient aussi affectés par la disparition de leur crinière d'antan que les hommes d'aujourd'hui. Était-ce déjà un sujet de préoccupation? Le phénomène était-il répandu ? Quelle image avait-on des hommes dégarnis ?

Tête d'un vieillard romain. (Glyptothèque de Munich - ©Bibi Saint-Pol via wikipedia.)


                                        A mon grand désarroi, il n'existe pas à ma connaissance de livre, site internet ou publication spécifiquement dédié à cette problématique - ce n'est pas faute d'avoir cherché. Autant les études sur les coiffures masculines et féminines sont nombreuses, autant les chauves semblent être les grands oubliés de l'Histoire. Pourtant, certaines choses ne changent pas : si aujourd'hui, même les hommes les moins soucieux de leur apparence ont du mal à supporter la vision de leur front dégarni, cette obsession capillaire spécifiquement masculine, ce complexe existait déjà dans l'Antiquité, et donc à Rome.

Pline l'Ancien (portrait imaginé au XIXème s.)
Pour preuve, il existe de multiples recettes pour lutter contre la perte des cheveux. C'est comme toujours Pline l'Ancien et son "Histoire Naturelle" qui nous en fournissent le plus grand nombre. L'un des remèdes consiste à frotter le crâne avec de la soude, avant d'ingérer une infusion de pin, safran, poivre, vinaigre et silphium (plante aujourd'hui disparue), à prendre avec des... excréments de souris. De manière générale, Pline recommandait l'emploi d'emplâtres animaux : fiente de brebis pilée dans le miel et l’huile; fiente de rat (poétiquement appelée "Muscerda" par Varron) ou encore cendres de sabot de mulet dissoutes dans l’huile de myrte donnaient, selon lui, d'excellents résultats. Le sang des mouches mélangé à du miel ou du lait permettait aussi de remédier au problème, à condition d'avoir préalablement frotté le crâne avec une feuille de figuier. (Je vous laisse essayer.) Si la perte des cheveux résultait d'un maléfice, mieux valait utiliser carrément une tête de rat. La peau de hérisson brûlée dans la poix liquide, réputée pour faire repousser les poils, pouvait également être appliquée - mais il fallait d'abord décaper la surface du crâne avec de la moutarde ou du vinaigre. Si aucun de ces mélanges ne vous agrée, en voici d'autres, toujours suggérés par ce brave Pline :
"La cendre de l'hippocampe, mêlée à du nitre et à du saindoux, ou avec du vinaigre seulement, guérit l'alopécie. La poudre d'os de sèche sert à préparer la peau à l'application des médicaments nécessaires. On guérit encore l'alopécie par la cendre du rat de mer, avec de l'huile; par le hérisson marin calciné avec sa chair; par le fiel du scorpion marin; par la cendre de trois grenouilles qu'on calcine vives dans un pot, appliquée avec du miel, et mieux avec de la poix liquide." (Pline l'Ancien, "Histoire Naturelle", XXXII - 23.)

                                        En vertu de l'adage selon lequel "mieux vaut prévenir que guérir", on recommandait de fortifier le cuir chevelu en appliquant une pommade à base de cendres de lézard vert mêlées à de la graisse d'ours et de l'oignon pilé, ou une solution faite de vin cuit, de l'adiante (une fougère connue en médecine sous le nom de... "capillaire" !) et de l'huile de graines de céleri. La cendre de vipère et la fiente de poule avaient fait leurs preuves, tout comme les cantharides (coléoptères) dissoutes dans la poix liquide. Cette dernière recette était cependant à manier avec précaution, car on risquait des ulcérations...

Jeune femme portant une perruque. (British Museum - ©Vroma.org)

                                        Quant aux cas désespérés, il leur restait toujours la possibilité de recourir à la perruque : les Romains, hommes et femmes, avaient coutume de porter des postiches (capillamentum), parfois fabriqués à partir de vrais cheveux (ceux des Celtes et Germains étant les plus prisés de ces dames, pour leur couleur blonde particulièrement appréciée). Cependant, les hommes préféraient masquer leur calvitie en rabattant une mèche de cheveu sur la tête (voir plus bas). Seul Hadrien choisit d'avoir recours à une perruque, lançant par la même occasion une mode passagère chez les chauves de l'Empire.

Buste d'Hadrien. (Musée Pouchkine - ©Shakko via wikipedia.)
   
                                        Les solutions ne manquaient donc pas. Et cet étalage de recettes plus ou moins farfelues (plutôt plus que moins, d'ailleurs...) illustre combien la calvitie était un sujet de préoccupation à Rome.  De manière générale, on l'interprétait comme le signe d'une faiblesse physique, due à un défaut d'acidité dans l'organisme - d'où le recours au vinaigre dans plusieurs remèdes cités ci-dessus. Toutefois, les personnes dégarnies passaient aussi pour mener une vie dissolue, et particulièrement sur le plan sexuel. Loin de s'enorgueillir d'une telle réputation, les malheureux affligés d'un début de calvitie le vivaient donc comme une atteinte à leur respectabilité, une mise en cause de leur morale et / ou de leur santé physique.
"Il est rare que la femme perde ses cheveux ; les eunuques ne les perdent jamais, et aucun homme ne les perd avant l'usage des plaisirs vénériens. Les cheveux ne tombent pas des parties inférieures de la tête, ni autour des tempes et des oreilles. La calvitie ne se voit que chez l'homme : nous exceptons les animaux qui sont naturellement chauves." (Pline l'Ancien, "Histoire Naturelle", XI - 47.)

"Samson et Dalila." (Tableau de Pierre Paul Rubens.)

                                        Il faut dire que, dans la Rome archaïque, les hommes portaient la barbe et le cheveu long - on aurait pu les confondre avec ces satanés Barbares ! Une chevelure saine et abondante était alors synonyme de vigueur, de virilité, de force et de courage. Un rapprochement que l'on rencontre dans de nombreuses mythologies. Songez au Samson biblique, qui tirait sa force prodigieuse de l'opulence de sa chevelure. Lorsque cette traîtresse de Dalila découvre son secret et lui coupe les cheveux, elle le rend vulnérable et permet aux Philistins de le réduire en esclavage. Mais, lorsque ses cheveux repoussent, Samson retrouve sa force légendaire et renverse le temple, écrasant les Philistins. Et lui-même, au passage : cheveux longs, idées courtes.

                                        Mais revenons-en aux Romains : au fur et à mesure de l'établissement puis de la consolidation de leur puissance, ils entrèrent en contact avec d'autres civilisations, et notamment les Grecs. La conquête de la Grèce influença profondément la culture romaine, entre autres dans le domaine de l'apparence physique. Or, les Grecs faisaient appel à des barbiers, afin d'être bien rasés... Ce sont d'ailleurs des Grecs qui, sous la République, s'établirent les premiers comme barbiers à Rome. Pline l’Ancien rapporte que le premier personnage important à apparaître rasé de près fut le général Scipion Émilien.
"Le second point sur lequel les nations se sont accordées, c'est l'usage de se faire la barbe, mais il s'est introduit tardivement chez les Romains. Les premiers barbiers vinrent de Sicile en Italie, l'an 454 de la fondation de Rome [299 av. J.C.] ; ils furent amenés par P. Ticinius Mena, au rapport de Varron (De Re Rustica, XI.); jusque-là les Romains avaient porté la barbe. Le premier qui prit l'habitude de se faire raser tous les jours fut le second Scipion l'Africain. Le dieu Auguste s'est toujours rasé.  " (Pline l'Ancien, "Histoire Naturelle", VII - 59.)

Dès lors, les hommes se coupèrent les cheveux et se rasèrent, hormis en période de deuil où, en signe d'affliction, on se laissait pousser la barbe. Mais la pilosité faciale et les cheveux longs furent désormais des signes de laisser-aller, en opposition avec la maîtrise du corps propre aux peuples civilisés. Le barbu, cette fois, c'était bel et bien le Barbare.

                                        En dépit de cette volte-face capillaire, l'alopécie restait un problème et les Romains se faisaient des cheveux - y compris dans les plus hautes sphères de l’État. Les deux exemples les plus célèbres sont ceux de Jules César et de l'Empereur Domitien. 


Jules César. (©Elliott Brown via Flickr.)


La calvitie du premier a donné lieu à toutes sortes de plaisanteries, y compris chez ses légionnaires qui, suite à la Guerre des Gaules, scandaient lors de son Triomphe:
"Citoyens, surveillez vos femmes : nous amenons un adultère chauve ! Tu as forniqué en Gaule avec l’or emprunté à Rome." (rapporté par Suétone, "Vie de César", LI.)






Jules César (©Nick Thompson via Flickr.)
César ne s'en formalisait pas. Pourtant, on rapporte que, jaloux de la foisonnante chevelure blonde de Vercingétorix, il aurait ordonné qu'on coupe sa tresse ! Étrange assertion, bien que Suétone raconte encore que César était enchanté de la couronne de laurier décernée par le Sénat, car elle lui permettait de dissimuler sa calvitie naissante. L'historiographe explique aussi qu'il avait l'habitude de rabattre une mèche de cheveu sur l'avant du crâne, pour cacher son front dégarni :
"Il supportait très péniblement le désagrément d'être chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis. Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier." (Suétone, "Vie de César", XLV.)

Denier de Jules César à la tête laurée.


                                         Caligula, lui, était très contrarié par la perte de ses cheveux et il s'obstinait à porter des perruques, des couronnes de laurier et de diadèmes. La statuaire permet également de voir que Galba ou Vespasien (complètement chauve, pour le coup) n'étaient pas mieux lotis. Mais apparemment, aucun d'entre eux n'en faisait une jaunisse, contrairement à Domitien. 

Tête de Vespasien. (Musée national romain.)



Tête de Domitien. (©Mary Harrsch via Flickr.)
Domitien, qui régna de 81 à 96, était le fils de Vespasien : autant dire que question hérédité, il n'était pas gâté sur le plan capillaire. Mais il était à ce point obsédé par son alopécie qu'il ne supportait pas la moindre plaisanterie au sujet des chauves : il le prenait pour un affront personnel. Il exigeait d'être représenté par les sculpteurs affublé d'une chevelure dense à bouclettes foisonnantes - faute de quoi, l'artiste risquait la mort. Et, comme César, il ramenait ses cheveux vers l'avant du crâne...
"Il était tellement fâché d'être chauve, qu'il se croyait insulté lorsque, par forme de plaisanterie ou d'injures, on en faisait le reproche à un autre. Toutefois, dans un petit traité sur la conservation des cheveux qu'il dédia à un de ses amis, il cita ce vers pour se consoler avec lui: "Ne remarques-tu pas que je suis grand et beau?", en ajoutant: "Et pourtant mes cheveux auront le même sort. Je souffre patiemment qu'ils vieillissent avant moi. Apprends que si rien n'est plus agréable que la beauté, rien n'est aussi plus éphémère."" (Suétone, "Vie de Domitien", XVIII.)


On notera au passage la mention de ce "Traité pour la conservation des cheveux" : à croire qu'un Empereur n'a rien de plus urgent à faire... Sans doute certains de ses successeurs ont-ils été confrontés à l'alopécie, mais sans qu'aucune anecdote aussi édifiante ne nous parvienne.

Gallien. (©Marcus Cyron via wikipedia.)

                                        Près de deux siècles plus tard pourtant, l'épineuse question de la calvitie se posait encore aux Empereurs romains : Gallien (qui régna de 260 à 268) se recouvrait la tête de poudre d'or, afin de prévenir la chute des cheveux. Et Marcellus Empericus, auteur médical d'origine gauloise, reprenait dans l'Antiquité Tardive une préparation déjà préconisée par Pline : la poudre de hérisson calciné, broyée au pilon.

                                        Finalement, rien n'a vraiment changé depuis la Rome antique. Ou presque : a priori, les Romains au crâne dégarni n'avaient pas envisagé de se raser la tête dans l'espoir de s'en cacher ! Mais pour le reste, la calvitie était donc déjà redoutée par les hommes, prêts à tout pour l'empêcher ou la guérir. Quant à vous, messieurs, si vous commencez à perdre vos cheveux, assumez-le et songez que cela fait de vous l'égal d'un Jules César ou d'un Vespasien. Ou d'un Caligula mais, allez savoir pourquoi, je sens que la comparaison est déjà moins engageante...
 

dimanche 23 novembre 2014

Finir en queue de poisson.


                                        La langue française regorge d'expressions issues de la langue latine, sous forme de proverbes, d'expressions, de locutions ou de citations. Pour certaines, l'origine est évidente : même sans avoir étudié le Latin, on se doute bien que "Alea Jacta Est", ce n'est pas du Norvégien. Pour d'autres, même si on ignore la source, on n'est pas surpris d'apprendre qu'elles proviennent de l'Antiquité romaine : après tout, pourquoi la phrase "L'homme est un loup pour l'homme" ne serait-elle pas tirée du Latin ?

                                        Et puis, patatras ! On tombe sur une expression, qu'on emploie sans même y penser, et on découvre  qu'elle est issue de la Rome antique, et on était à mille lieues de s'en douter. Vous voulez un exemple ? Lorsque vous dites d'un évènement ou d'une histoire qu'elle "finit en queue de poisson", vous ne faites rien d'autre que citer le poète Horace. Et celle-là, avouez que vous ne l'aviez pas vue venir !

                                        C'est en effet dans son "Art Poétique" qu'Horace emploie la formule - "desinit in piscem" dans le texte. Dissertant sur les différentes formes de poésie, l'auteur fustige le manque de cohérence dans les œuvres, dénonçant l'absurdité d'un texte sans unité ou ligne directrice :
"Supposez qu'un peintre ait l'idée d'ajuster à une tête d'homme un cou de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d'éléments hétérogènes; si bien qu'un beau buste de femme se terminerait en une laide queue de poisson.  À ce spectacle, pourriez-vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? Croyez-moi, chers Pisons, un tel tableau donnera tout à fait l'image d'un livre dans lequel seraient représentées, semblables à des rêves de malade, des figures sans réalité, où les pieds ne s'accorderaient pas avec la tête, où il n'y aurait pas d'unité." (Horace, "L'Art Poétique", IV-1.)

                                        Pour Horace, des ouvrages aussi hétéroclites sont donc décevants, en ce que leur conclusion ne correspond pas à ce que leur commencement laissait présager. Ce jugement esthétique ne s'accorderait guère avec l'art actuel (Horace aurait piqué une crise de nerfs devant les tableaux de Dali ou de Picasso), mais l'image a conservé toute sa force. Il n'est pas difficile d'imaginer la déception d'un homme qui, apercevant une splendide jeune femme, se rend compte que ce corps si séduisant se... termine en queue de poisson ! (Demandez au Prince du conte "La Petite Sirène".)


"La Sirène" (Tableau de John Waterhouse.).


                                        La sirène, justement : c'est évidemment cette créature légendaire qui vient immédiatement à l'esprit en lisant Horace. Rappelons pourtant que la sirène gréco-romaine n'a rien à voir avec la petite sirène danoise, puisque dans la mythologie grecque, cette créature est décrite comme un grand oiseau à tête de femme. Au nombre de deux ou trois selon les sources, elles demeuraient près des côtes siciliennes et, attirant les marins par leurs chants envoûtants, elles les précipitaient sur les récifs avant de les dévorer. On les rencontre notamment dans l'"Odyssée" d'Homère - mais elles n'ont donc rien à voir avec la créature qu'évoque Horace, qui se rapprocherait davantage de la Néréide mentionnée par Pline l'Ancien dans son "Histoire Naturelle".


Vase attique représentant Ulysse et les sirènes. (©Jastraw via wikipedia.)


                                        La précision est certes anecdotique, mais je ne pouvais pas en faire l'économie. Même si cet article, en s'achevant sur l'évocation de créatures mi-femmes mi-oiseaux, se termine... en queue de poisson !  

dimanche 16 novembre 2014

Octavie : sœur de Britannicus, épouse de Néron.

                                        J'avoue : quand on me parle d'Octavie, je pense immédiatement à la sœur d'Octave / Auguste, l'épouse bafouée de Marc Antoine, la mère éplorée du jeune Marcellus. Bref, à Octavia Minor. Mais comme les trains, une Octavie peut en cacher une autre. En l’occurrence, je vais parler aujourd'hui de Claudia Octavia, fille de l'Empereur Claude et demi-sœur et première épouse de Néron. Une autre Octavie qui a donc marqué l'Histoire de Rome - encore que le terme "marqué" soit peut-être un peu abusif, tant les historiographes évoquent un être falot, une jeune femme dépourvue de toute personnalité, toujours en arrière-plan des évènements qu'elle ne fait que subir. Cette Octavie-là est une victime : du moins nous la présente-t-on comme telle... Mais peut-être convient-il d'étudier les textes, l'analyse révélant quelques surprises ou soulevant au minimum quelques interrogations.

Claudia Octavia (Palazzo Massimo Alle Terme, Rome - ©Folegandros via wikipedia)

                                        Pourtant, l'histoire a tout du conte de fées, à mi-chemin entre "Cendrillon" et "Blanche-Neige" : la mère de notre héroïne est morte et elle doit s’accommoder d'une méchante belle-mère, mais elle affronte courageusement son destin et épouse finalement le prince. Bon, c'est là que ça se gâte : à la fin de l'histoire, le prince lui fait couper la tête.


Entourage Familial et Mort de Messaline.



                                        A priori, on serait en droit de penser que naître dans la famille impériale, c'est quand même une sacrée chance. Sauf lorsque la famille en question est celle des Julio-Claudiens, nid de serpents à côté desquels les Atrides passeraient pour une joyeuse bande de Bisounours. A la surprise générale (et la sienne en premier lieu) Claude est proclamé Empereur en 41, à la mort de son neveu Caligula. Il avait déjà une fille, nommée Claudia Antonia, issue d'un précédent mariage. Mais, comme tous les Romains, il désirait désespérément un héritier mâle, et il s'était donc remarié avec Messaline - oui, cette Messaline dont le nom est devenu synonyme de débauche et d'orgies sexuelles. Le couple a deux enfants : Claudia Octavia donc, et Britannicus né en 41.

Messaline, Britannicus et Octavie. (Camée - Bibliothèque Nationale de France.)


                                        Malgré les nombreux écrits sur les règnes de Claude et Néron, on ne sait que peu de choses sur Octavie : elle est certes née à Rome, mais on ignore même la date exacte de sa naissance. Tacite rapporte qu'elle est morte en 62, à l'âge de 20 ans (elle serait donc née en 42), tandis que Dion Cassius avance l'année 41. Les historiens contemporains ne sont convaincus par aucune des deux versions et penchent pour fin 39 ou début 40 - c'est-à-dire alors que Claude, considéré comme un débile léger, ne jouissait d'aucune considération à la cour impériale, de sorte que l'on n'avait pas fait grand cas de la naissance de sa fille. Toujours est-il qu'elle porte le nom de son arrière-grand-mère, l'Octavie dont je parlais en introduction, et que Claude organise très vite ses fiançailles avec le préteur Lucius Junius Silanus Torquatus, descendant d'Auguste : un bon mariage est donc déjà assuré.

                                        Selon les historiographes, Claude et Messaline vivent en parfaite harmonie, l'Empereur ignorant tout des multiples infidélités de sa nymphomane d'épouse. Du moins jusqu'à ce que Messaline décide de se remarier, sans en informer son impérial époux. En réalité, on pense aujourd'hui qu'il s'agissait  d'une cérémonie bacchique, que les affranchis de Claude prirent pour prétexte afin de lui faire croire à l'existence d'un complot visant à le renverser. Quoi qu'il en soit, l'entourage de l'Empereur le presse d'agir et de faire exécuter la traîtresse. Celle-ci utilise alors ses deux enfants pour tenter d'endiguer la colère de l'Empereur - Octavie est alors âgée d'environ 8 ans :
"Messaline, malgré le trouble où la jette ce revers de fortune, prend la résolution hardie, et qui l'avait sauvée plus d'une fois, d'aller au-devant de son époux et de s'en faire voir. Elle ordonne à Britannicus et à Octavie de courir dans les bras de leur père, et elle prie Vibidia, la plus ancienne des vestales, de faire entendre sa voix au souverain pontife et d'implorer sa clémence." (Tacite, "Annales", XI - 32.)
Messaline et Britannicus. (Musée du Louvre.)


                                        Las, le pathétique spectacle ne suffit pas à sauver Messaline. Sur l'insistance de ses conseillers, qui craignent l'influence de son épouse, Claude ordonne sa mort. La jeune femme n'a pas le courage de se suicider, elle est exécutée par un centurion dans les jardins de Lucullus, où elle a trouvé refuge.

Remariage de Claude, Ascension d'Agrippine et Néron.



                                        Claude est maintenant veuf. Poussé par son entourage et en dépit du résultat déplorable de ses précédentes unions, il décide de se marier une quatrième fois. L'enjeu est d'importance : tous savent que Claude est un homme influençable, et chaque parti tente donc de lui trouver une épouse susceptible d’œuvrer dans ses intérêts. Tous défendent leur candidate, mais l'affranchi Pallas se montre le plus convaincant : il a pris le parti d'Agrippine. Mère de Néron (à l'époque connu sous le nom de Lucius Domitius Ahenobarbus), elle est une Julio-Claudienne de pure souche, ce qui contribuerait à renforcer le pouvoir impérial. En fait, elle est tellement Julio-Claudienne qu'elle se trouve être la nièce de Claude, mais peu importe : on accorde vite une dérogation, et Claude épouse Agrippine. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

Agrippine. (Musée archéologique de Naples - ©Diffendale via Flickr.)

                                        Agrippine est une ambitieuse, et elle ne s'en cache pas : la marâtre d'Octavie et de Britannicus a pour seul objectif de porter son fils Néron au pouvoir et de gouverner Rome à travers lui. Pour se faire, elle noue des alliances stratégiques avec certains des hommes de confiance de Claude et multiplie les complots, afin d'écarter le fils de son Empereur de mari. S'appuyant sur le philosophe Sénèque, (précepteur de Néron, qu'elle a fait revenir de son exil en Corse, et qui lui doit donc une fière chandelle), elle initie son fils à l'art de gouverner et l'implique petit à petit dans la vie politique. Dans le même temps, l'action d'Agrippine vise à diminuer le prestige de Britannicus qui, compte tenu de son jeune âge, n'est pas encore capable de défendre ses intérêts. Néron n'est l'aîné de Britannicus que de quelques mois, mais il est chargé de tâches de plus en plus importantes, et il est constamment mis en valeur, tandis que son demi-frère est systématiquement présenté comme un enfant, incapable de gouverner et de succéder à son père. Britannicus, complètement marginalisé, est de plus en plus isolé au sein de sa propre famille et exclu du pouvoir. En 51, Agrippine parvient à convaincre Claude d'adopter Néron.

L'Empereur Claude.


                                        Pour Octavie, elle a d'autres projets, auxquels elle s'est attelée dès son union officialisée :
"Une fois sûre de son mariage, elle porte ses vues plus loin, et songe à en conclure un second entre Domitius [Néron], qu'elle avait eu de Cn. Ahénobarbus, et Octavie, fille de l’empereur. Ce projet ne pouvait s'accomplir sans un crime car Octavie était fiancée à Silanus ; et Claude, ajoutant à l’illustration dont brillait déjà ce jeune homme les ornements du triomphe et la magnificence d'un spectacle de gladiateurs, l'avait désigné d'avance à la faveur publique. Mais rien ne paraissait difficile avec un prince qui n'avait ni affection ni haine qui ne lui fût suggérée ou prescrite." (Tacite, "Annales", XII - 3.)
                                        Quel meilleur moyen de favoriser Néron que par une alliance avec la famille impériale ?! Du côté paternel, la famille de Néron n'est pas particulièrement illustre, de sorte que le mariage à une descendante des Julio-Claudiens apparaît indispensable. La promesse de mariage entre Octavie et Torquatus ayant été rompue (Torquatus, accusé d'inceste avec sa sœur, est au passage poussé au suicide), Agrippine obtient les fiançailles des deux jeunes gens, qui se marient en 53. Néron a alors 16 ans, et Octavie 13. Techniquement, ils sont frère et sœur (puisque Néron est désormais le fils adoptif de Claude), mais on n'est plus à ça près ! 
"On résolut au reste de ne pas différer ; et à force de promesses on engagea le consul désigné, Memmius Pollio, à proposer un sénatus-consulte par lequel Claude serait prié de fiancer Octavie à Domitius. Leur âge ne s'y opposait pas, et c'était un chemin ouvert à de plus grands desseins.(...) Octavie est fiancée, et Domitius, joignant à ses premiers titres ceux d'époux et de gendre, marche désormais l'égal de Britannicus, grâce aux intrigues de sa mère et à la politique des accusateurs de Messaline, qui craignaient que son fils ne la vengeât un jour." (Tacite, "Annales", XII-9).

La mort de Claude. (Incunable - ©Penn Libraries.)


                                        Toutefois, les plans d'Agrippine sont contrariés : elle perd peu à peu de son influence sur Claude, qui commence à se méfier d'elle. Pire, il semble regretter d'avoir écarter Britannicus au profit de Néron, et il se rapproche de son fils légitime - lequel, en outre, a grandi et peut désormais se défendre dans l'arène politique, notamment en ralliant les opposants d'Agrippine à sa cause. Le mariage de Néron avec la fille de l'Empereur pourrait bien ne pas suffire à lui garantir le trône... Il faut donc accélérer les choses. Le 13 Octobre 54, Claude meurt empoisonné et, tandis qu'Agrippine retient Britannicus et Octavie au chevet de leur père,  Néron est proclamé Empereur.
"Enfin, le trois avant les ides d'octobre, à midi, les portes du palais s'ouvrent tout à coup, et Néron, accompagné de Burrus, s'avance vers la cohorte qui, suivant l'usage militaire, faisait la garde à ce poste. Au signal donné par le préfet, Néron est accueilli avec des acclamations et placé dans une litière. Il y eut, dit-on, quelques soldats qui hésitèrent, regardant derrière eux, et demandant où était Britannicus. Mais, comme il ne s'offrait point de chef à la résistance, ils suivirent l'impulsion qu'on leur donnait. (...)  Toutefois on ne lut pas le testament, de peur que l'injustice d'un père qui sacrifiait son fils au fils de sa femme ne révoltât les esprits et ne causât quelque trouble." (Tacite, "Annales", XII - 69.)

Chute d'Agrippine et relations entre Octavie et Néron.


                                        Si, au début de son règne, Néron se montre un fils docile et soumis, il se détache petit à petit de l'influence maternelle et entend bien gouverner seul. Agrippine ne le supporte pas, et elle menace de faire valoir les droits de Britannicus, après tout héritier légitime du défunt Claude. Erreur grossière, puisqu'en s'opposant ainsi frontalement à Néron, elle provoque un conflit qui lui sera fatal. Britannicus meurt subitement en 55, probablement de mort naturelle. Mais ce décès survient trop opportunément pour qu'on n'en fasse pas porter la responsabilité à Néron. Agrippine a en tous cas perdu son atout majeur, et elle tombe en disgrâce.

Aureus de Néron et Agrippine. (©Steerpike via wikipedia.)

                                        Pour couronner le tout, voilà que Néron est amoureux ! Pas de sa femme, mais de la belle Poppée (Sabina Poppaea) qui (pas folle la guêpe) compte bien se faire épouser et devenir Impératrice... Jusque là, Agrippine avait toujours réussi à garder Néron sous contrôle, mais cette idylle naissante lui fait craindre que Poppée ne prenne définitivement l'ascendant sur son fils et ne l'éloigne d'elle. Elle s'oppose donc fermement à la liaison, arguant que le mariage avec Octavie est nécessaire pour le prestige qu'il donne à Néron et qu'il justifie sa position impériale. Octavie est donc au cœur de la lutte de pouvoir entre Néron et sa mère, d'autant qu'Agrippine n'étant pas femme à s'avouer vaincue, elle tente de récupérer le pouvoir qui lui a échappé en complotant contre son propre fils et en tenant des réunions secrètes avec des amis et sympathisants, y compris avec Octavie. En vain : ses manigances ne font qu'éveiller encore un peu plus la méfiance de Néron, qui finit par organiser son assassinat, en 59.

                                        Faisons un petit arrêt sur image, le temps de contempler le tas de cadavres impériaux : Claude est mort empoisonné par Agrippine ; Britannicus est mort, soit de mort naturelle, soit empoisonné par Néron ; Agrippine a été tuée sur ordre de Néron ; Sénèque a été contraint au suicide. On est en droit de penser qu'Octavie a beaucoup souffert de la perte de son père et son frère :  Tacite rapporte cependant que la jeune femme, très affligée, a dès lors appris à cacher ses sentiments.

Tétradrachme de Néron et Octavie.

                                        Nous l'avons vu : l'union de Néron et d'Octavie est avant tout  politique. L'empereur y trouve son intérêt puisqu'elle lui apporte la légitimité des Julio-Claudiens. Comme on pouvait s'y attendre, le mariage arrangé n'est pas heureux. Néron n’éprouve aucune attirance pour son épouse, et même carrément de la répulsion : il s'ennuie à ses côtés et essaye même à plusieurs reprises de l'étrangler (selon cette langue de vipère de Suétone) ! Sans aller jusqu'à confirmer ces allégations douteuses, il est certain que Néron délaisse sa femme et entretient des liaisons extra-conjugales, d'abord avec l'affranchie Actée puis avec la fameuse Poppée. Il déclare ouvertement qu'Octavie doit se contenter des "insignes" du mariage - c'est-à-dire du titre et des honneurs d'Impératrice. Ce qui n'est déjà pas si mal, et Octavie paraît s'en satisfaire, elle qui semble n'avoir jamais éprouvé le goût du pouvoir, et n'a jamais tenté de se libérer de la tutelle de son mari. Peut-être est-ce la raison pour laquelle elle est aimée et admirée par le peuple : Tacite nous la décrit comme une femme "de noble naissance et à l'honnêteté exemplaire" et insiste sur sa "vertu" ("Annales", XIII - 12 et 9).

Divorce d'Octavie et manifestations populaires ?



                                        De fait, l'Histoire a retenu d'Octavie l'image d'une éternelle victime, passive et résignée. Une femme certes vertueuse, mais effacée, geignarde et sans attrait (Notons au passage qu'il n'est jamais question de sa beauté ou de son intelligence...) qui, ouvertement bafouée, ne se rebelle même pas. On devine sans peine qu'une telle personnalité effacée ne saurait séduire un homme comme Néron. Encore Octavie pourrait-elle consolider sa position en lui donnant un héritier mâle - mais cela parait difficile, puisqu'elle a été reléguée dans un appartement séparé du palais, et que son mari refuse de partager son lit.

                                        Or, Poppée tombe enceinte. Néron se décide alors à répudier Octavie, affirmant qu'elle est stérile, et il épouse Poppée douze jours après le divorce.
"Néron n'eut pas plus tôt reçu le décret du sénat, que, voyant tous ses crimes érigés en vertus, il chasse Octavie sous prétexte de stérilité ; ensuite il s'unit à Poppée. " (Tacite, "Annales", XIV-60.)
Néron.

                                        Mais Octavie reste très populaire, et son attitude modeste et discrète lui gagne le cœur de la foule, de sorte que le divorce provoque un tollé général. Commence alors une comédie ahurissante, digne d'un soap opéra ! Néron tente de discréditer son ex-épouse, en mettant à mal sa réputation de vertu : on accuse Octavie d'avoir pris pour amant un esclave, joueur de flûte égyptien, ajoutant à la faute d'adultère la basse extraction de l'amant supposé. En dépit des dénégations de son entourage, Octavie est exilée de la cour et bientôt reléguée en Campanie sous la garde de quelques soldats. Châtiment bien mince, au vue de la gravité de l'accusation ; accusation au demeurant  bien maladroite et contre-productive, puisque la foule ne s'y laisse pas prendre et recommence à s'agiter. Face au mécontentement général, Néron est obligé de rappeler son ex-épouse. Le peuple est ravi, et manifeste sa joie en renversant les statues de Poppée et en couronnant de fleurs celles d'Octavie. Ce mouvement de foule affole encore plus Néron  :
"Alors, ivre de joie, la multitude monte au Capitole et adore enfin la justice des dieux ; elle renverse les statues de Poppée ; elle porte sur ses épaules les images d'Octavie, les couvre de fleurs, les place dans le Forum et dans les temples. Elle célèbre même les louanges du prince et demande qu'il s'offre aux hommages publics. Déjà elle remplissait jusqu'au palais de son affluence et de ses clameurs, lorsque des pelotons de soldats sortent avec des fouets ou la pointe du fer en avant, et la chassent en désordre. On rétablit ce que la sédition avait déplacé, et les honneurs de Poppée sont remis dans tout leur éclat." (Tacite, "Annales", XIV, 59-60.)
As de Néron et Poppée. (©Joe Geranio via Flickr.)

                                        Voilà, en tous cas, la version officielle, rapportée les historiographes antiques. Mais penchons-nous sur la suite du texte du Tacite, qui mérite d'être lu avec attention :
"Cette femme [Poppée] , dont la haine, toujours acharnée, était encore aigrie par la peur de voir ou la violence du peuple éclater plus terrible, ou Néron, cédant au vœu populaire, changer de sentiments, se jette à ses genoux, et s'écrie "qu'elle n'en est plus à défendre son hymen, qui pourtant lui est plus cher que la vie ; mais que sa vie même est menacée par les clients et les esclaves d'Octavie, dont la troupe séditieuse, usurpant le nom de peuple, a osé en pleine paix ce qui se ferait à peine dans la guerre ; que c'est contre le prince qu'on a pris les armes ; qu'un chef seul a manqué, et que, la révolution commencée, ce chef se trouvera bientôt : qu'elle quitte seulement la Campanie et vienne droit à Rome, celle qui, absente, excite à son gré les soulèvements ! Mais Poppée elle-même, quel est donc son crime ? qui a-t-elle offensé ? Est-ce parce qu'elle donnerait aux Césars des héritiers de leur sang, que le peuple romain veut voir plutôt les rejetons d'un musicien d'Égypte assis sur le trône impérial ? Ah ! que le prince, si la raison d'État le commande, appelle de gré plutôt que de force une dominatrice, ou qu'il assure son repos par une juste vengeance ! Des remèdes doux ont calmé les premiers mouvements ; mais, si les factieux désespèrent qu'Octavie soit la femme de Néron, ils sauront bien lui donner un époux." (Tacite, Ibid.)


Pseudo-Poppée. (Musée du Louvre - ©M. L Nguyen)
Poppée est donc "acharnée" et "aigrie" - évidemment par opposition à la douce et vertueuse Octavie. Je veux bien. Mais que dit-elle, cette harpie voleuse de mari ?! Elle accuse ouvertement "les clients et les esclaves d'Octavie", qu'elle qualifie de "troupe séditieuse usurpant le nom de peuple". Que faut-il comprendre ? Poppée affirme simplement que la réaction populaire n'est pas aussi spontanée qu'il y parait, et qu'un groupe d'opposants à Néron tente de le renverser, en prenant pour prétexte la défense d'Octavie. N'ajoute-t-elle pas que "c'est contre le Prince qu'on a pris les armes" ? Il ne s'agirait donc pas d'une foule viscéralement acquise à la cause de la malheureuse fille de Claude, humiliée et spoliée par sa rivale, mais bien de meneurs, d'opposants politiques et d'esclaves soudoyés... C'est ce que tendrait à prouver la réaction des émeutiers : il n'est même pas nécessaire d'employer les armes, la seule menace des troupes suffit à les retourner, au point qu'ils rétablissent les statues de Poppée qu'ils venaient tout juste de renverser! Leur attachement à la douce Octavie a ses limites...  L'argumentation finale de Poppée ne dit pas autre chose, et se fait même plus précise : à l'enfant de Poppée et Néron, on préférerait certainement le rejeton d'Octavie et d'un vulgaire joueur de flûte, précisément parce que la fille de Claude est toujours une menace pour le pouvoir de Néron. Elle seule descend des Julio-Claudiens, elle seule incarne le pouvoir impérial. Divorcée, elle représente un danger encore plus grand : en cas de divorce et de remariage, elle pourrait appuyer les droits d'un autre prétendant à l'Empire et renforcer le parti des adversaires de Néron.

Exil et mort d'Octavie.



                                        On notera au passage que Poppée reprend l'hypothèse d'un enfant né de la liaison d'Octavie et de son esclave musicien, ce qui laisse encore plus perplexe : Octavie n'était donc pas stérile, finalement ?! Et l'accusation d'adultère était donc fondée ? Pour une douce et insignifiante petite femme, Octavie devient en tous cas bien gênante ! La menace, réelle ou supposée, est même suffisamment alarmante pour que Néron s'affole. L'accusation d'adultère n'a pas produit le résultat escompté, principalement à cause de la basse condition de l'amant supposé. Pour autant, l'idée n'est pas mauvaise, et on emploie donc le même procédé - cette fois en choisissant un prétendant plus vraisemblable. Un homme de haute naissance, susceptible d'avoir séduit la noble Octavie, et accessoirement d'avoir comploté avec elle... Le choix de Néron se porte sur Anicetus, le commandant de la flotte qui avait déjà joué un rôle important dans l'assassinat d’Agrippine. Deux options s'offrent à lui : "avouer" la liaison coupable en échange d'un exil doré en Sardaigne, ou nier et mourir. On devine qu'Anicetus n'hésite pas longtemps, et reconnaît tout ce que l'on veut : oui, il est l'amant d'Octavie, et il confesse même qu'elle aurait porté son enfant, et qu'elle aurait avorté. Décidément, l'épouse stérile se révèle étonnamment féconde !

As d'Octavie.


                                        Muni de ses aveux, Néron peut définitivement exiler Octavie dans l'île de Pandeteria (aujourd'hui Ventotene), déjà tristement célèbre pour avoir accueillie Julie, la fille d'Auguste, éloignée de Rome pour le même genre de raison. Les relégations successives d'autres figures féminines impériales n'avaient pas traumatisé les Romains,  mais Tacite donne une description dramatique et poignante du départ en exil d'Octavie. Le peuple, vraiment, éprouve pour cette malheureuse une affection étonnante :
"Jamais exilée ne tira plus de larmes des yeux témoins de son infortune. (...) Mais Octavie, le jour de ses noces fut pour elle un jour funèbre : elle entrait dans une maison où elle ne devait trouver que sujets de deuil, un père, puis un frère, empoisonnés coup sur coup, une esclave plus puissante que sa maîtresse, Poppée ne remplaçant une épouse que pour la perdre, enfin une accusation plus affreuse que le trépas." (Tacite, "Annales", XIV - 63.)
                                        Même reléguée loin de Rome, il faut croire qu'Octavie est encore suffisamment dangereuse pour que sa mort soit jugée nécessaire : elle reçoit quelques jours plus tard l'ordre de se suicider. Comme sa mère avant elle, elle ne peut s'y résoudre : il faut lui forcer la main.
"On la lie étroitement, et on lui ouvre les veines des bras et des jambes. Comme le sang, glacé par la frayeur, coulait trop lentement, on la mit dans un bain très-chaud, dont la vapeur l'étouffa." (Tacite, "Annales", XIV - 64.)
                                        Ou l'art de se compliquer la vie : comme avec Messaline, un bon coup d'épée aurait été plus rapide ! Tacite ajoute que, "par une cruauté plus atroce encore, sa tête ayant été coupée et apportée à Rome, Poppée en soutint la vue." Encore n'accuse-t-on pas la nouvelle impératrice d'avoir réclamé ce spectacle... Ainsi meurt Octavie, le 8 Juin 62, âgée d'à peine une vingtaine d'années.

La tête d'Octavie présentée à Poppée. (Illustration de www.mondhase.com

Conclusion.


                                        Pour conclure en beauté, signalons que, selon Suétone, Néron sera sujet à des cauchemars récurrents, dans lesquels il verra apparaître sa mère et Octavie. Après la mort de Poppée quelques années plus tard, il reconsidérera la possibilité d'une alliance avec les Julio-Claudiens, et tentera d'épouser la sœur d'Octavie, Claudia Antonia. Celle-ci refusera et sera exécutée. Voilà qui est typique de cette joyeuse famille : vous mourez si vous épousez l'Empereur, et vous mourez si vous en l'épousez pas !

                                        Comme souvent lorsqu'on se penche sur l'Histoire romaine, les seules sources dont nous disposons sont nettement subjectives. Tacite et Suétone entre autres mettent ainsi en œuvre une véritable propagande anti-Néron, et décrivent tous deux Octavie comme une malheureuse victime, docile et vertueuse, excitant la compassion de leurs lecteurs. Nous ne saurons donc jamais si Octavie était bien le doux agneau inoffensif qu'on nous présente, ou une louve ourdissant dans l'ombre des complots, et que Néron avait des raisons de craindre.

                                        Oh, un dernier mot ! En effectuant des recherches en ligne, j'ai été renvoyée par mon cher moteur de recherches vers le lien suivant : "Claudia Octavia est sur Facebook. Rejoignez Facebook pour communiquer avec Claudia Octavia et d'autres personnes que vous connaissez peut-être." Hum. Je devrais peut-être ouvrir un compte Facebook, finalement : si même la famille impériale s'y met...

dimanche 9 novembre 2014

A venir : Festival Européen Latin Grec 2015.


                                        Vous avez aimé les histoires de fantômes de Pline le Jeune, que je vous racontais la dernière fois à l'occasion d'Halloween ? (ici) Alors vous adorerez le prochain Festival Européen Latin Grec (FELG) ! La 9ème édition de cet évènement consacré aux langues et cultures anciennes se déroulera du Jeudi 19 au Dimanche 22 Mars 2015 à Lyon, et annonce pour thème : "Savants, Magiciennes, Devins". Tout un programme !

                                        Organisé tous les deux ans par l'association Fortunat Iuvat sous la tutelle d'Elizabeth Antébi, le festival propose une série de conférences, spectacles, démonstrations qui mettent en exergue la manière dont les humanités ont forgé notre civilisation. Autant de regards qui démontrent qu'au final, l'Antiquité est toujours d'actualité tant tout notre système de pensée est encore imprégné de sa culture, de ses valeurs et de ses enseignements.

                                         Pour cette nouvelle édition, le FELG a donc choisi de s'intéresser à une double thématique : science et magie. Deux disciplines peu différenciées par le passé ; et en dépit des avancées scientifiques, la frontière demeure parfois plus poreuse qu'il n'y paraît. Entre paranormal et tangible, entre croyances et connaissances, entre mythologie et Histoire, quel regard le monde antique portait-il sur le monde interlope à la croisée de la science et de l’occultisme ? 





                                        Le sujet est alléchant, et le programme annoncé ne l'est pas moins : vous pourrez trouver plus de détails sur le site dédié au FELG (liens en fin d'article). L'excellent Albert Foulon ouvrira le bal des intervenants dès le Jeudi matin, pour présenter le sujet du festival, qui se poursuivra jusqu'à Samedi. Entre autres, des conférences aborderont la magie et le Maghreb "latin" dans l'imaginaire littéraire européen, la sorcellerie dans l'Antiquité, la figure mythique de Médée et sa symbolique, les énigmes mathématiques, la place de la démocratie grecque dans le discours politique actuel, ou encore une découverte des constellations sur les bords du Rhône à la nuit tombée.

                                        On retiendra également ce qui s'annonce comme un grand moment de ce festival : le Procès des Humanités, qui verra s'affronter Philippe Bilger, magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole, pour l'accusation et Frédéric Doyez pour la défense - avec Molière, Goethe, Racine, Tocqueville, Marx et Rimbaud cités en tant que témoins par le biais de leurs textes respectifs ! Plus poétique, la promesse d'un vagabondage pluridisciplinaire sur les traces d'Hérodote ou de Solon, entre littérature, science et philosophie, a également retenu mon attention.

                                        Comme toujours, le festival présentera aussi des saynètes, spectacles, vidéos, etc. - dont plusieurs interventions de Marie-Hélène Delavaud-Roux pour plusieurs danses antiques. Sans oublier les hoplites de Didier Froesel, qui accueilleront les participants en ouverture du festival. Diverses expositions et ateliers apporteront la touche finale : il faut bien s'occuper entre un récital et une conférence sur les symboles mathématiques grecs !

                                        A noter que la journée de Dimanche sera consacrée à la visites des Musées Gallo-Romains de  Lyon-Fourvière et peut-être de Saint-Romain en Gal.




                                        Enfin, je voulais signaler que le FELG 2015 compte parmi ses soutiens un industriel italien qui vient de lancer un petit magazine de jeux en Latin, disponible gratuitement sur le web : Hebdomada Aenigmatum. Moi-même assidue de la revue italienne La Settimana Enigmistica, j'ai découvert avec délectation cet équivalent Latin qui offre mots croisés, mots mêlés, sudokus, etc. aux amateurs de langue latine. Une initiative à découvrir d'urgence en cliquant sur ce lien. 

                                        Ayant participé à la dernière édition du festival, je ne peux que vous inciter à réserver votre week-end du 19 au 22 Mars 2015. Les thématiques  retenues promettent des regards croisés sur un sujet particulièrement riche : littérature, mathématiques, philosophie, droit, mythologie, etc. Aucun doute : le Festival Européen Latin Grec nous démontrera une fois encore tout ce que nous devons à l'Antiquité. Au passage, j'adresse un grand coup de chapeau (pointu) à Elizabeth Antébi - pour parvenir à organiser tout cela, cette femme doit être un peu sorcière...


Les liens : 

Vers le site du festival - ici.
Le programme détaillé : ici.
Pour s'abonner et télécharger gratuitement Hebdomada Aenigmatum : http://www.mylatinlover.it/

Pour un aperçu du festival 2013, tapez FELG dans le moteur de recherche du blog, en haut à gauche.

dimanche 2 novembre 2014

S.O.S. Fantômes ! Pline et les esprits.


                                        Tout le monde sait bien que Halloween n'est pas une fête romaine : si les avis divergent, on la présente généralement comme une célébration d'origine celtique. Logiquement, elle n'a donc rien à faire sur mon blog. Mais quelques jours après, j'y vois un bon prétexte pour vous raconter quelques histoires - romaines, pour le coup - de fantômes. Bon, j'avoue : ces histoires, je les ai lues chez Pline le Jeune qui, dans une lettre adressée à Sura, s'interroge sur les spectres : existent-ils vraiment ? Sont-ils envoyés par les Dieux ? Ou ne sont-ils que le produit de notre imagination ? L'auteur s'est déjà fait sa petite idée, et il rapporte à son interlocuteur trois anecdotes fantastiques : des histoires de fantômes, plus insolites qu'effrayantes. Et en plus, vous pourrez crâner l'année prochaine en citant un auteur latin. (Halloween - Crâne... O.K. : je sors.)

                                        Si l'on excepte le troisième exemple, sacrément original, on notera quand même que les esprits manquent cruellement d'imagination. C'est bien simple, on dirait que les fantômes n'ont rien inventé de neuf depuis 2000 ans : la première anecdote semble tout droit sortie d'un roman de Winkie Collins, tandis que la deuxième m'évoque irrésistiblement, au choix, "Un Chant de Noël" de Charles Dickens ou "Le Fantôme de Canterville" d'Oscar Wilde (qui s'en est inspiré et qui assume. Mais Oscar Wilde assume tout.) Franchement, les bruits de chaînes qui grincent, c'est tellement cliché ! Mais à l'époque de Pline, on était peut-être moins habitué à ce qu'un fantôme déballe toute la panoplie. On remarquera surtout que ces fantômes antiques ne sont pas vindicatifs ; bien au contraire, les trois apparitions sont plutôt positives, voire même amicales.

Autre fantôme romain célèbre : celui des "12 Travaux d'Astérix." ! (©Goscinny/Uderzo.)

1) LA DAME DU PORTIQUE.


                                        La première histoire que nous rapporte Pline se passe en Afrique. Le jeune Curtius Rufus, qui avait accompagné le gouverneur de la province, profite de la fraîcheur du soir pour se promener sous un portique. Fraîcheur sans doute toute relative, mais bienvenue au terme d'une journée que l'on imagine étouffante. Soudain, apparaît devant lui une femme "d'une taille et d'une beauté surhumaines" - et bien élevée, puisqu'elle prend la peine de se présenter :
"'Je suis l'Afrique', lui dit-elle ; je viens te prédire ta destinée. Tu iras à Rome, tu rempliras les plus grandes charges, tu reviendras ensuite gouverner cette province, et tu y mourras.'"
Et que croyez-vous qu'il advint ?! Évidemment, toutes les prédictions de la belle apparition se vérifièrent (sinon, il n'y aurait pas d'histoire) : Curtius Rufus poursuivit sa carrière, devint consul en 43 sous le règne de Claude, obtint même les honneurs d'un triomphe en 47, et il fut ensuite nommé gouverneur d'Afrique - où le spectre l'attendait de pied ferme à son arrivée à Carthage. Mais tombé malade, le nouveau gouverneur se souvint de la prophétie qui s'était jusque là accomplie et, malgré l'optimisme de ses proches, il perdit tout espoir de guérison et mourut peu après.

                                        Ce premier fantôme a quelque chose d'atypique, en ce qu'il n'est pas l'émanation d'un esprit humain décédé mais la personnification d'un territoire qui, pour Pline et ses contemporains, devait avoir quelque chose d'exotique et de mystérieux. Omnisciente, la femme qu'il décrit  vient seulement annoncer à son interlocuteur quelle sera sa destinée. Il est étonnant que l'auteur la rapproche davantage d'un spectre que d'une divinité car, à le lire, elle ressemble plus à une apparition divine qu'à un fantôme. 


2) LE FANTÔME DE LA MAISON D'ATHENODORE.


                                        Deuxième histoire, cette fois nettement plus proche des histoires de fantômes traditionnelles, telles que la littérature classique - en particulier anglo-saxonne - aime à les raconter. Nous sommes à Athènes, où se dresse une grande et belle maison que, pourtant, personne ne veut habiter. Tout ça à cause du locataire : un vieux bonhomme "maigre et hideux, à la barbe longue, aux cheveux hérissés", qui fait la java toutes les nuits en secouant les chaînes de fer entravant ses pieds et ses mains ! Les occupants successifs de cet Amityville antique craquent les uns après les autres et finissent tous par mourir de peur, laissant le spectre seul maître à bord.  Les agents immobiliers de l'Antiquité n'ayant rien à envier à leurs homologues actuels, on pose un panneau sur la maison en espérant qu'un pauvre bougre, ignorant toute l'histoire, décidera de l'acheter ou de la louer.


Athénodore et le fantôme. (Gravure d'Henry Justice Ford via wikipedia.)
 
                                        Le pauvre bougre en question s'appelle Athénodore et il est philosophe (et accessoirement professeur d'Octave, futur Empereur Auguste). Mais il s'y connaît également en immobilier : aussi se doute-t-il, en découvrant le prix ridicule qui lui est demandé, que la belle demeure comporte un vice caché. Informé du sort des précédents habitants, il saute malgré tout sur la bonne affaire et s'installe immédiatement dans son nouveau logis. Le soir même, tandis qu'Athénodore est absorbé par son travail, le fantôme se manifeste :
"D'abord un profond silence, le silence des nuits, bientôt un froissement de fer, un bruit de chaînes. Lui [Athénodore], sans lever les yeux, sans quitter ses tablettes, invoque son courage pour rassurer ses oreilles. Le fracas augmente, s'approche, se fait entendre près de la porte, et enfin dans la chambre même. Le philosophe se retourne. Il voit, il reconnaît le fantôme tel qu'on l'a décrit. Le spectre était debout, et semblait l'appeler du doigt. Athénodore lui fait signe d'attendre un instant, et se remet à écrire. Mais le bruit des chaînes retentit de nouveau à ses oreilles. Il tourne encore une fois la tête, et voit que le spectre continue à l'appeler du doigt. Alors, sans tarder davantage, Athénodore se lève, prend la lumière, et le suit."
                                        Ce qui est amusant, c'est que ce mystérieux fantôme ressemble trait pour trait à ceux que rencontrent respectivement Ebenezer Scrooge dans le "Conte de Noël" de Dickens, et M. Otis dans "Le Fantôme de Canterville" de Wilde : même apparence physique, même manifestations sonores. Du reste, la première réaction d'Athénodore, qui snobe le fantôme et le renvoie d'un simple geste, rappelle un peu l'attitude du héros d'Oscar Wilde :
"'Mon cher Monsieur', dit M. Otis, 'permettez-moi de vous prier instamment d’huiler ces chaînes. Je vous ai apporté tout exprès une petite bouteille du Graisseur de Tammany-Soleil-Levant. On dit qu’une seule application est très efficace, et sur l’enveloppe il y a plusieurs certificats des plus éminents théologiens de chez nous qui en font foi. Je vais la laisser ici pour vous à côté des bougeoirs, et je me ferai un plaisir de vous en procurer davantage, si vous le désirez.' Sur ces mots, le ministre des États-unis posa la fiole sur une table de marbre, ferma la porte, et se remit au lit." (Oscar Wilde, "Le Fantôme de Canterville.")

Mais voyons la suite du récit de Pline, et emboîtons le pas à Athénodore et à l'opiniâtre spectre :
"Le fantôme marchait d'un pas lent : il semblait accablé sous le poids des chaînes. Arrivé dans la cour de la maison, il s'évanouit tout à coup aux yeux du philosophe. Celui-ci entasse des herbes et des feuilles pour reconnaître le lieu où il a disparu. Le lendemain, il va trouver les magistrats, leur conseille d'ordonner de fouiller en cet endroit. On y trouva des ossements enlacés dans des chaînes. Le corps, consumé par le temps et par la terre, n'avait laissé aux fers que ces restes nus et dépouillés. On les rassembla, on les ensevelit publiquement, et, après ces derniers devoirs, le mort ne troubla plus le repos de la maison."
                                        Avec sa maison bradée, Athénodore a donc fait une sacrée bonne affaire. Mais on aura noté que ce fantôme-là n'est pas non plus un esprit malin assoiffé de vengeance. Il ne demande qu'une chose : que ses restes soient ensevelis dignement, afin qu'il puisse enfin trouver le repos. L'histoire est finalement plus triste qu'effrayante, quand on songe à tous ces imbéciles morts de peur, pour n'avoir pas tenté de comprendre les motivations du malheureux fantôme. Mais il est vrai qu'ils n'étaient pas philosophes...

3) LE FANTÔME DE JACQUES DESSANGE.


                                        Dans la troisième et dernière partie de sa lettre, Pline le Jeune anticipe le reproche qu'on pourrait lui faire : les deux premières histoires lui ont été rapportées, mais il a bel et bien été témoin de l'expérience qu'il s'apprête à raconter. Elle concerne l'un de ses affranchis, Marcus, qui "ne manque pas d'instruction." Comprenez que ce n'est pas un rustre mal dégrossi, prompt à avaler n'importe quelle sornette ou à se laisser emporter par son imagination. Or, une nuit, alors qu'il est avec son jeune frère, il croit voir s'approcher de lui quelqu'un qui, muni de ciseaux, lui coupe les cheveux. Le lendemain matin, Marcus se réveille avec le haut du crâne rasé. Rebelote quelques temps plus tard :
"Un de mes jeunes esclaves dormait avec ses compagnons dans leur dortoir. Deux hommes vêtus de blanc (c'est ainsi qu'il le raconte) vinrent par les fenêtres, lui rasèrent la tête pendant son sommeil, et s'en retournèrent, par la même voie. Le lendemain, dès que le jour parut, on le trouva également rasé, et les cheveux, qu'on lui avait coupés, étaient répandus sur le plancher."


Où l'on a retrouvé le fantôme de Pline... (Personnages de la série des "Casper le gentil fantôme.")
 
                                        Un fantôme coiffeur à domicile, sans rendez-vous ?! Oui, mais pas seulement : en réalité, ces deux spectres ne font qu'imiter la dame africaine citée plus haut et viennent annoncer l'avenir. Ils sont simplement moins bavards... Car figurez-vous que, sur ces entrefaites, Pline apprend qu'il était sur le point d'être condamné à mort par l'Empereur Domitien, assassiné entre temps ! Notre ami avance prudemment une interprétation :
"De là on peut conjecturer que la coutume des accusés étant de laisser croître leurs cheveux, les cheveux coupés de mes esclaves m'annonçaient un péril heureusement écarté."
Effectivement, on peut toujours conjecturer...



                                        Amusantes par les échos qu'on retrouve dans la littérature fantastique au fil des époques et le nombre de détails qui sont aujourd'hui des incontournables des histoires de fantômes, ces trois historiettes sont surtout révélatrices d'un état d'esprit et du lien que les Anciens entretenaient avec le surnaturel. Pline, qui est quand même un gouverneur de province et un auteur lettré, ne fait montre d'aucun scepticisme et ne met pas en doute les témoignages qui lui ont été rapportés. Le vieux fantôme décati, maigre et hirsute, avec ses chaînes, qui attire son interlocuteur vers le lieu où il a été enterré à la va-vite ?! Cela paraît totalement irréaliste et caricatural - et pourtant, Pline y accorde du crédit. Même sa propre expérience ne fait l'objet d'aucune investigation poussée, ni même d'une tentative de rationalisation. Après tout, il semblerait plus logique de supposer que Marcus a perdu ses cheveux, ou qu'un petit malin (je soupçonne son frère) s'amuse à jouer des tours pendables et à effrayer ses camarades. Le fait que Pline, un romain pourtant éduqué et d'un haut statut social, ne mette pas en doute le caractère surnaturel de l'expérience montre ce que les rumeurs et les récits fantastiques de l'Antiquité pouvaient avoir de réel aux yeux des contemporains.

                                        Vous venez en tous cas de faire la connaissance de quelques spectres antiques, et en attendant de vous présenter plus en détails les différentes formes sous lesquelles se manifestaient les esprits à Rome, tâchez de faire de beaux rêves - et faites gaffe à vos cheveux !



Les citations sont extraites de la lettre de Pline Le Jeune à Sura (VII - 27). J'ai pris la liberté d'en paraphraser l'essentiel et d'ajouter des intertitres, mais le texte intégral est disponible ici.