mercredi 20 février 2013

Les Horaces et Les Curiaces.


                                        Pour qui souhaite remonter aux origines de Rome, il n'est pas toujours évident de séparer l'Histoire de la légende. Ainsi, la chronique des premiers temps de la cité, alors gouvernée par des Rois, se rapproche-t-elle souvent d'une mythologie dont on retrouve parfois des échos dans d'autres cultures. Songeons simplement à Remus et Romulus, couple gémellaire né dans des circonstances surnaturelles, qui plus est étroitement lié à un animal sauvage : autant de critères fréquemment cités, ensembles ou séparément, dans d'autres mythes indo-européens. En vrac et pour frimer un peu : Castor et Pollux, la reine babylonienne Semiramis, le Mongol Gengis-Khan, le mésopotamien Sargon d'Akkad, ou Houang-Ti en Chine (alias l'Empereur Jaune). La liste n'est, bien sûr, pas exhaustive. Si elles répondent à d'autres mythes, ces légendes n'en ont pas moins inspiré la postérité : c'est le cas de l'épisode sur lequel je vais revenir aujourd'hui, le combat des Horaces contre les Curiaces.


Le Serment des Horaces. (Tableau de Jacques-Louis David.)


Comme pour nombre de ceux qui émaillent l'Histoire des origines de Rome, on ignore si cet épisode renvoie à des faits réels ou s'il ne s'agit que d'une légende - la vérité, très probablement, se situant quelque part entre les deux hypothèses. On le retrouve chez de nombreux artistes : sur le plan pictural (je pense bien sûr au célèbre tableau de Jacques-Louis David, ci-dessus), littéraire (la tragédie de Pierre Corneille, ou celle de Bertold Brecht), musical (les opéras de Cimarosa et Mercadante), ou même cinématographique (le film de Fernando Baldi et Terence Young, ci-contre.) Il faut dire que ce combat présente tous les ingrédients d'une bonne histoire... Plus : y sont mis en avant le courage, le sens de l'honneur et l'amour de la patrie - trois vertus auxquelles les Romains étaient particulièrement attachés. En cela, l'épisode des Horaces est incontournable dans l'Histoire de Rome, et illustre le fondement de ces valeurs. Il est largement temps, je crois, de vous raconter l'histoire...

                                        Je vous ai déjà parlé de la fondation de Rome et, au cours de cet article, j'ai évidemment évoqué Albe-La-Longue, éternelle rivale de la cité de Romulus. Mais si, souvenez-vous : Albe avait été fondée par Ascagne, le fils d’Énée. Un de ses descendants, Numitor, est renversé par son frère Amulius, qui contraint sa nièce Rhéa Silva à devenir Vestale afin que, forcée de rester vierge, elle ne puisse pas donner naissance à d'éventuels rivaux. Mais séduite par le Dieu Mars, Rhéa Silva accouche de jumeaux - Remus et Romulus. Abandonnés aux eaux du Tibre, recueillis par une louve, les garçons survivent et reviennent se venger : ils tuent Amulius et rétablissent leur grand-père sur le trône, avant de s'en aller fonder Rome. Pour plus de détails sur cet épisode légendaire, c'est par ici.

                                        Albe a donc le privilège de l'antériorité. Cependant, on aurait pu croire que les liens étroits tissés entre les deux villes, ainsi que leur histoire commune, auraient contribué à les rapprocher, voire à assurer la paix ou, du moins, une sorte de neutralité. Il n'en est rien :  ces deux puissances entrent en rivalité, se faisant mutuellement de l'ombre. Nous sommes alors à l'époque de Tullius Hostilius, le troisième Roi de Rome (673 - 641 avant J.C.), et la tension est à son comble : des pillages ont déjà ravagé les villes, et la guerre est sur le point d'éclater. Aux portes de Rome, les armées albaines et romaines se font face, prêtes à en finir. Mais le Roi d'Albe, Mettius Fufetius, propose une alternative, non seulement pour épargner des vies, mais surtout pour éviter de mettre les deux cités rivales à la merci des Étrusques, en embuscade, et qui verraient d'un bon œil leurs ennemis s'entretuer.


La Bataille Entre Les Horaces et Les Curiaces. (Fresque de Cavalier d'Arpino.)

                                        Le hasard a voulu que chacune des armées compte dans son contingent des triplés, du même âge et de force égale : les Horaces chez les Romains, les Curiaces chez les Albains. Emballez, c'est pesé ! Les deux fratries vont s'affronter au nom de leur patrie respective, et l'issue du combat décidera de celle de la guerre, les vaincus acceptant de se soumettre aux vainqueurs. Le pacte scellé, la bataille peut commencer.

Enluminure de Valerius Maximus. (Source www.histoire-fr.com )
Les six hommes s'élancent, dans un choc frontal d'une incroyable violence. Le bruit des armes résonne, au milieu des soldats, spectateurs disposés de part et d'autre du champ de bataille. L'affrontement, brutal, laisse sur le carreau deux des Horaces, raides morts, tandis que les trois Curiaces ne sont que blessés. Les Romains sont désespérés, et les Albains crient déjà victoire - d'autant plus que le troisième Horace (Publius Horatius) prend ses jambes à son cou ! Les Curiaces se lancent alors à sa poursuite, se rapprochant autant que le leur permettent leurs blessures respectives.

Mais soudain, le dernier guerrier romain fait volte-face : conscient que, à trois contre un, il n'avait aucune chance de s'en tirer, Horace a feinté, faisant mine de s'enfuir afin d'isoler ses adversaires. Il tue le Curiace le plus proche, puis le second lorsque celui-ci se porte au secours de son frère. Arrive enfin le troisième larron, épuisé par sa course autant que par ses blessures ; Horace lui plonge, à son tour, son épée à travers le corps en s'écriant : "J'ai immolé les deux premiers aux mânes de mes frères, j'abats maintenant le troisième pour que Rome prévale sur Albe-La-Longue !". Exit les Curiaces !
"Il était déjà à une certaine distance du champ de bataille, quand il tourna la tête et vit ses poursuivants très espacés. Le premier n'était pas loin : d'un bond, il revint sur lui : Horace avait déjà tué son adversaire et vainqueur, marchait vers le second combat. Poussant des acclamations, les Romains encouragent leur champion : lui, sans donner au dernier Curiace, qui n'était pourtant pas loin, le temps d'arriver, il tue l'autre. Maintenant la lutte était égale, survivant contre survivant ; mais ils n'avaient ni le même moral, ni la même force. L'un, deux fois vainqueur, marchait fièrement à son troisième combat ; l'autre s'y traînait, épuisé. Ce ne fut pas un combat : c'est à peine si l'Albain pouvait porter ses armes ; il lui plonge son épée dans la gorge, l'abat, et le dépouille." (Tite-Live, "Histoire Romaine", I-25.)
Horace Tuant Sa Sœur Camille. (Toile de Anne-Louis Girodet.)

                                        Horace regagne Rome, triomphant, chargé des dépouilles des Albains. La ville est en liesse, célébrant son champion - à l'exception de sa sœur Camille. Fiancée à l'un des Curiaces, elle a reconnu sur les épaules de son frère le manteau qu'elle avait tissée pour son cher et tendre et, en larmes, elle s'arrache les cheveux et déchire sa tunique, insultant violemment celui qui n'est plus, pour elle, qu'un assassin. (Corneille compliquera encore cet imbroglio en rajoutant Sabine, sœur des Curiaces, fiancée à l'un des Horaces.)

                                        Furieux, Horace ne supporte pas que Camille pleure davantage un étranger que ses propres frères, morts pour sa patrie : retournant son arme contre elle, il la frappe de son épée et la tue. 
" Horace chargé de son triple trophée, marchait à la tête des Romains. Sa sœur, qui était fiancée à l'un des Curiaces se trouve sur son passage près de la porte Capène ; elle a reconnu sur les épaules de son frère la cotte d'armes de son amant, qu'elle-même avait tissée de ses mains : alors s'arrachant les cheveux, elle redemande son fiancé et l'appelle d'une voix étouffée par les sanglots. Indigné de voir les larmes d'une sœur insulter son triomphe et troubler la joie de Rome, Horace tire son épée, et en perce la jeune fille en l'accablant d'imprécations : " Va, lui dit-il, avec ton fol amour, rejoindre ton
fiancé, toi qui oublies et tes frères morts, et celui qui te reste, et ta patrie. Périsse ainsi toute Romaine qui osera pleurer la mort d'un ennemi. " " (Tite-Live, "Histoire Romaine", I-26.)
Horace Tue Sa Sœur Camille. (Autre version, de Francesco de Mura.)

                                        Tout victorieux qu'il soit, Horace vient tout de même de zigouiller sa sœur ! Reconnaissez que ça fait mauvais genre... Tullius Hostilius, bien embarrassé, nomme donc deux duumvirs (pléonasme, je sais !), et les charge de juger l'affaire : ceux-ci condamnent l'accusé à être battu à mort. Mais Horace fait appel du jugement et un nouveau procès a lieu, cette fois devant l'Assemblée du Peuple. C'est alors que son père intervient, prenant la défense de son fils :

"Tout le monde était ému, surtout entendant le vieil Horace s'écrier que la mort de sa fille était juste; qu'autrement il aurait lui-même, en vertu de l'autorité paternelle, sévi tout le premier contre son fils, et il suppliait les Romains, qui l'avaient vu la veille père d'une si belle famille, de ne pas le priver de tous ses enfants. Puis, embrassant son fils et montrant au peuple les dépouilles des Curiaces, suspendues au lieu nommé encore aujourd'hui le Pilier d'Horace : "Romains, dit-il, celui que tout à l'heure vous voyiez avec admiration marcher au milieu de vous, triomphant et paré d'illustres
dépouilles, le verrez-vous lié à un infâme poteau, battu de verges et supplicié ? Les Albains eux-mêmes ne pourraient soutenir cet horrible spectacle !" Les citoyens, vaincus et par les larmes du père, et par l'intrépidité du fils, également insensible à tous les périls, prononcèrent l'absolution du coupable, et cette grâce leur fut arrachée plutôt par l'admiration qu'inspirait son courage, que par la bonté de sa cause." (Ibid.)

                                        Notre Horace est donc acquitté mais, pour la forme, son père est contraint de payer une amende, et on procède à plusieurs sacrifices et rituels expiatoires afin d'apaiser les Dieux. On élève également deux autels sur le forum : le premier consacré à Junon, le second à Janus Curiatus, gardien des portes. Enfin, pour parachever en beauté ce bel ensemble d'actes de contrition, le vieil Horace place en travers de la route une poutre, sous laquelle il fait passer son fils, la tête voilée : cette cérémonie a pour but de reproduire celle au cours de laquelle les soldats vaincus passaient sous le joug, en signe de soumission.

                                        Et les Albains, dans tout ça ?! C'est vrai qu'on les avait presque oubliés ! Et bien, c'en est fini d'Albe-La-Longue : la ville est rasée, et ses habitants déportés à Rome, où ils s'installent sur la colline de Caelius.

                                        Je l'ai dit : la postérité a célébré ces valeureux combattants à travers de nombreuses œuvres. Malheureusement, l'honnêteté m'oblige ici à confesser que, tout au long de la rédaction de cet article, je n'ai pu m'empêcher de repenser à la réflexion d'une personne de mon entourage qui, à chaque fois que l'anecdote était évoquée, ricanait bêtement en s'écriant : "Les Voraces et les Coriaces !!!" Jeu de mots dont je vous laisse libres de juger de la subtilité... Grandeur et décadence des mythes antiques !


Le Serment des Horaces (par Xionchan123.)

6 commentaires:

Athéna a dit…

Salut ! je dois dire que ton article est plutot bien rédigé et assez complet ( meme trés complet ) . Merci beaucoup pour ton travail de trés bonne qualité qui m'a bien aidé ! le seul point que je regrette c'est le manque de date. :) bonne continuation

FL a dit…

Bonjour ! Et merci pour ton commentaire - je suis toujours sensible aux réactions ! Ravie d'avoir pu t'être utile même si, tu as raison, j'aurais du préciser la date...

Toutefois, l'épisode étant a priori légendaire, le situer dans le temps reste évidemment difficile. Même Tite-Live est muet sur le sujet ! Les dates les plus souvent citées par les historiens sont "environ 670 avant J.C." ou "environ 667 avant J.C."... Au moins est-on certains de la période de règne de Tullus Hostilius : 672 - 641 avant J.C. !

Unknown a dit…

Magnifique article, très complet et très utile pour mon exposé de 4èmé!
Vraiment merci et encore bravo!

FL a dit…

Super ! Bon courage pour ton exposé - et tiens-moi au courant de ta note :-)

Anonyme a dit…

Excellent article.
Dans le genre "lourd" des "Voraces et Coriaces" ne pas oublier la fameuse contrepèterie : "Horace a montré sa toge à Sabine"

FL a dit…

Comprenne qui voudra ! ;-) Je suis une grande fan de ces jeux de mots (souvent idiots, je le reconnais), donc je valide !!