mercredi 22 août 2012

Les Vampires Dans l'Antiquité Romaine.


                                                  Comme vous le savez maintenant, je pioche souvent des idées de billets à la volée, et tout et n'importe quoi me ramène à mes chers Romains. Aujourd'hui, c'est un livre, "Laisse-moi entrer" de John Ajvide Lindqvist, qui m'a fourni un sujet de réflexion. Rien à voir avec Rome, puisqu'il s'agit d'un thriller fantastique, un roman très sombre dépeignant la difficulté des rapports humains avec, en toile de fond, une histoire de vampires dans la Suède des années 80. (On est d'accord : là, je vous en fais un résumé succinct...) Ce qui m'a conduit à m'interroger sur les vampires dans l'antiquité romaine. Je sais : le sujet n'est pas conventionnel, mais de la part d'une nana qui rédige ses articles en écoutant du métal et du punk, ça n'a rien d'étonnant. Je  viens même de mettre un CD de Craddle Of Filth, histoire de me mettre dans l'ambiance.

                                                  La mythologie romaine s'est largement nourrie de celle des Grecs, lui empruntant des légendes et assimilant ses Dieux, voire les fusionnant avec les siens propres. Donc, comme souvent lorsqu'on évoque la mythologie romaine, il faut d'abord jeter un œil du côté d'Athènes. En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse aujourd'hui, constatons simplement que les Grecs établissaient un lien très fort entre le sang et le monde des morts. C'est encore une fois Homère qui va m'en fournir une bonne illustration, dans le livre XI de l'Odyssée : on y voit Ulysse, initié par Circé, sacrifier des moutons afin d'entrer en contact avec les esprits des défunts. Ainsi, après avoir bu le sang du sacrifice, ceux-ci recouvrent énergie et force vitale : le devin Tirésias, la mère d'Ulysse et bien d'autres disparus peuvent alors s'entretenir avec lui.

"Après avoir adressé mes vœux et mes prières aux morts, je saisis les victimes, je les égorge dans le fossé; et soudain un sang noir se répand sur les libations. Les âmes des morts s'échappent aussitôt de l'Erèbe et arrivent en foule. Je vois autour de moi des épouses, des jeunes gens, des vieillards accablés de misères, et des vierges déplorant leur fin prématurée ; je vois encore des guerriers qui furent blessés par des lances d'airain, et d'autres qui portent encore leurs armures ensanglantées et qui moururent au milieu des combats : ces mânes voltigent en foule aux bords du fossé et poussent de lamentables cris. A cette vue la crainte s'empare de moi ; j'ordonne à mes compagnons de dépouiller les victimes frappées par l'airain cruel, et de les brûler en adressant des prières au redoutable Pluton et à la terrible Proserpine. Moi je m'assieds en tirant mon glaive, et je ne permets point que les ombres légères des morts s'approchent du sang avant que je n'aie entendu la voix du Thébain Tirésias."
Tisérias apparaît à Ulysse pendant le sacrifice (Johann Heinrich Füssli)

                                                  Plus généralement, la mythologie Gréco-latine regorge de légendes dans lesquelles le sang joue un rôle prépondérant. Nous avons déjà parlé de Circé, qui enseigne à Ulysse la préparation d'un philtre à base de sang humain. Médée, quant à elle, parvient à redonner la jeunesse à Eson, le père de Jason (voui, celui des Argonautes et de la Toison d'Or), en substituant son sang par un élixir de son crû. Empusa, enfin, fille d'Hécate, est une créature démoniaque aux pieds de bronze, qui se transforme en belle jeune fille afin de séduire les hommes, qu'elle dévore ensuite et dont elle boit le sang. Voyez ce récit de Philostrate (Apollonius de Tyane, livre IV) : Ménippe, séduit par une belle jeune femme, s'apprête à l'épouser malgré les mises en garde d'Apollonius. Le jour des noces, celui-ci intervient :

"La charmante épousée est une de ces « empuses » , que le peuple appelle « Lamies » ou « Mormolyces » . Elles aiment beaucoup l'amour, mais encore plus la chair humaine : elles allèchent par la volupté ceux qu'elles veulent dévorer. - « Indigne calomnie! » s'écria la jeune femme, et elle parut indignée de tout ce qu'elle venait d'entendre, et s'emporta contre les philosophes, qu'elle taxa de cerveaux creux. Tout d'un coup, les coupes d'or et les vases qu'on avait crus d'argent s'évanouirent, tout disparut, on ne vit plus ni échansons, ni cuisiniers, ni aucun des autres serviteurs : les paroles d'Apollonius avaient dissipé le prestige; alors le fantôme se mit à pleurer et supplia Apollonius de ne pas le mettre à la torture pour lui faire avouer ce qu'il était. Mais, comme Apollonius le pressait et ne voulait pas le lâcher, le fantôme finit par reconnaître qu'il était une empuse, qu'il avait voulu gorger Ménippe de plaisirs pour le dévorer ensuite, et qu'il avait coutume de se nourrir ainsi de beaux jeunes gens parce qu'ils ont le sang très frais."
Une Lamia. (Illustration : Howstuffworks.com)

                                        Apollonius parle des lamies : il nous renvoie à une légende Grecque similaire qui, reprise par les Romains, a donné naissance à ces créatures, les lamiae - qui boxent dans la même catégorie que les empuses. Lamia, fille du roi Bélos, était elle-même reine de Phyrie. C'était une très belle femme : bien entendu, Zeus ne pouvait pas rester indifférent, et il séduisit la jeune reine : il devint son amant et lui donna des enfants. C'était compter sans Héra, toujours aussi jalouse, qui ne s'habituait pas à voir son mari courir le guilledou... La Déesse tua les enfants de Lamia et la priva de tout repos, l'empêchant de fermer les yeux. Devenue folle, la malheureuse Lamia se transforma en monstre à queue de serpent et, par vengeance, se mit à dévorer les enfants, dont elle suçait le sang. La prenant en pitié, Zeus lui permit d'ôter ses yeux, le temps de dormir. Lamia passe parfois pour être la mère de Scylla, le monstre du détroit de Messine qui faillit bien avoir la peau de notre copain Ulysse. (Comme quoi, le monde est petit...) Au fil du temps, Lamia devint une sorte de "croque-mitaine", dont les mères menaçaient les enfants lorsqu'ils n'étaient pas sages : "Tiens toi tranquille, ou Lamia viendra te dévorer..."

                                        Chez les Romains, le nom évolua en substantif et, bizarrement, la légende se modifia : les lamies devinrent des génies femelles maléfiques, avides de sang, de chair fraîche et de sexe. Elles s'étendaient sur l'homme qu'elle désiraient, le possédaient charnellement et l'épuisaient littéralement lors de leurs étreintes démoniaques, aspirant leur substance vitale. A moins qu'elles ne le dévorent... Elles sont évoquées par Apulée dans "L’ Âne d’Or" (I,12). Je ne résiste pas au plaisir de vous signaler également le poème "Lamia" de John Keats, tiré du recueil "Hypérion" (à retrouver en Anglais ici et ici.) :

"Où s'envola Lamia, devenue une dame resplendissante,
Une beauté de haute lignée, jeune et élégante ?
Elle s'envola dans cette vallée que traverse
Tout voyageur qui va des rivages de Cenchrée à Corinthe;
Là, elle se reposa au pied de ces vastes collines
D'où s'écoulent, parmi les rochers, les ruisseaux de Pérée,
Puis au pied de cette autre cime dont les pentes stériles
S'étendent, voilées de brouillards et de nuées orageuses,
Dans la direction du Sud-Ouest jusqu'à Cléone. Ici elle s'arrêta..."
(extrait, trad. Paul Gallimard.)

John Keats.

                                        D'autres créatures peu recommandables peuplaient la mythologie romaine, et notamment les stryges. Le nom désignait à l'origine des oiseaux nocturnes, sortes de hiboux orientaux, dont on croyait qu'ils venaient, la nuit, déchirer les enfants de leurs serres et sucer le sang des hommes pendant leur sommeil. La légende donna naissance à des monstres, femmes dotées d'ailes et de serres d'oiseaux de proie, qui suçaient le sang des nouveau-nés, dévoraient leurs entrailles et épuisaient la vitalité des jeunes gens pendant qu'ils dormaient. Pétrone en parle dans le célèbre "Satyricon" (LXIII) : des stryges volent le cadavre d'un enfant, et le remplacent par un mannequin de paille. (A noter que le chapitre précédent relate, quant à lui, une histoire de loup-garou...) Le terme stryge est sans doute à rapprocher de l'italien stregga (sorcière) et du roumain strygoï (vampire), et la créature est sans doute l'ancêtre des succubes, démons femelles possédant des jeunes hommes à leur insu durant la nuit, avec le même résultat : aspiration de leur force vitale, épuisement de leur virilité et, pour finir, la mort. Franchement, ça manque un peu d'originalité...

Stryge. (Illustration http://silverene.deviantart.com/)

                                        Le bestiaire de l'antiquité est riche de toutes sortes de créatures plus ou moins sympathiques, qui nous renvoient souvent à certaines caractéristiques de nos propres monstres. Je ne prétends pas dresser une liste exhaustive mais, pour parachever ce tableau de toutes les joyeusetés des engeances surnaturelles antiques, évoquons brièvement les lémures et les larves, qui se rapprochent de nos fantômes.

Mosaïque de Pompéi montrant un squelette portant 2 pichets.

                                        Les lémures, pour une fois, ne découlent pas de la mythologie grecque, mais de celle des Étrusques: il s'agit d'hommes et de femmes, morts de façon tragique et / ou violente, dont l'âme, inapaisée et vouée à la damnation, revient hanter les vivants. Par chance, ils ne se manifestent que lors des Lémuries (Lemuria), fête annuelle célébrée en Mai. Dans chaque foyer, le pater familias jetait des fèves noires par-dessus son épaule gauche : considérées comme la nourriture des morts, elles contribuaient à calmer les spectres. Et pour être certain de les faire fuir, on frappait toute la nuit sur de grands vases d'airain. Pour autant, les lémures ne sont pas forcément des créatures aussi néfastes qu'on pourrait le croire : Apulée (encore lui !) les tenait pour les intermédiaires entre le monde tangible et le monde surnaturel.
                                        Les larves (larvae) étaient déjà plus embêtantes, puisqu'elles apparaissaient à n'importe quelle période de l'année. Âmes maléfiques des criminels décédés, elles se matérialisaient sous le forme de fantômes particulièrement hideux...

                                        En conclusion, nos bons vieux vampires présentent de nombreux points communs avec toutes ces créatures mythologiques (à l'exception des larves et des lémures, qui préfigurent nos fantômes) : leur goût pour le sang et leur intense énergie sexuelle n'en sont pas les moindres. Mais les nuances et les différences restent pourtant marquées : certes, les lamies et les Stryges sucent le sang de leurs victimes. Mais d'une part, ce sont exclusivement des femmes, et ensuite, ce ne sont pas des mortes-vivantes, mais des créatures désincarnées, qui prennent une apparence humaine pour s'attaquer aux mortels. Finalement, il semblerait bien que notre vampire soit né de l'amalgame de toutes ces bestioles surnaturelles - qui sont toutes, en quelque sorte, les arrières-grands-mères de ce brave comte Dracula !


Illustration empruntée à l'académie de Grenoble. (http://www.ac-grenoble.fr/lycee/diois/Latin/spip.php?rubrique1)


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