Provocator attendant le verdict de l'editor. (Photo flickr ἀλέξ) |
La communication, en règle générale, s'effectue sur plusieurs registres, indépendants ou concomitants : le langage, le paralangage (intonations, niveau de la voix, etc.) et la kinésique. Ce terme renvoie à l'étude des gestes, des mouvements utilisés comme signifiants (les emblèmes, qui possèdent un équivalent dans la langue) ou qui accompagnent le discours (les illustrateurs). Là, pour un peu, je me prendrais pour le Dr Lightman de la série télévisée "Lie To Me" !
Nous-mêmes aujourd'hui, nous possédons toute une série de gestes qui participent de cette communication non-verbale : un signe de tête pour saluer une connaissance, un doigt que l'on fait tourner sur la tempe pour signifier que quelqu'un a disjoncté, un clin d’œil en signe de connivence... Ces illustrateurs et ces emblèmes nous sont familiers, car ils font partie de notre culture : ils ne sont pas universels, et un Papou ne les comprendrait sans doute pas tous. Dès lors, on peut se poser la question : qu'en était-il des Romains ? Les gestes que nous connaissons avaient-ils la même signification pour eux ? En existait-il d'autres, porteurs d'un sens précis ?
C'est à toutes ces excellentes interrogations que tente de répondre une étude, qu'ont dirigée M. Antonia Formès et Carme Bosch, du département de philologie de l'Université des Iles Baléares, en collaboration avec l'Université de Barcelone. Intitulée "Los textos como fuente de informacion pratica : La Roma De Ayer en la gestualidad de hoy" ("Les textes comme source d'information pratique : la Rome d'hier dans la gestuelle d'aujourd'hui"), cette étude est le résultat du travail d'un groupe de chercheurs, qui ont analysé les textes anciens afin de recenser les gestes de l'Antiquité romaine, et de les relier à ceux que nous employons encore - avec une intention similaire, ou au contraire légèrement (voire totalement !) différente. Au final, cette fine équipe a recensé quelques 110 signes attestés dans la littérature, et représentés dans l’iconographie. Je me suis plongée dans cet article (et dans mon dictionnaire franco-espagnol !), et je vous propose donc d'en voir quelques-uns...
1) Embrasser le pouce et l'index joints : aujourd'hui, on effectue ce geste lorsque que quelque chose nous plaît, nous enthousiasme. A l'origine, il était adressé aux statues des Dieux, ou lorsqu'on pénétrait dans un lieu sacré : on faisait alors mine d'envoyer un baiser à la divinité.
2) S'asseoir les jambes croisées : une telle posture était considérée comme maléfique, tout comme s'asseoir avec les mains entrelacées et placées sur le genou. On pensait notamment que de telles attitudes nuisaient à l'accouchement - de sorte qu'on les évitait en présence de femmes enceintes - et favorisaient l'indécision lors des réunions.
3) Le doigt sur la bouche : tout comme aujourd'hui, ce geste s'utilisait pour imposer le silence. Ainsi, l'étude cite de passage des "Métamorphoses" d'Apulée :
"Mais lui, portant l'index à ses lèvres, saisi de peur, lui dit : tais-toi, tais-toi !"
4) Claquer dans ses doigts : c'est ce qu'on appelle le "crepitus digitorum". Il s'agit d'un signal, destiné à intimer à quelqu'un un ordre tacite dont il connaît la teneur. Exemple : ordonner à un esclave d'ouvrir la porte.
5) Mimer des ciseaux avec l'index et le majeur : geste de moquerie, pour railler un interlocuteur intarissable et l'inciter à se taire.
6) Tirer la langue : voilà qui était très mal vu à Rome, de même que se passer la langue sur les lèvres. Cette mimique était assimilée à une moquerie. Ainsi, la première mention trouvée renvoie aux Gaulois, qui tiraient la langue aux Romains pour se ficher d'eux. Mais, selon le contexte, le même geste effectué avec discrétion pouvait être une invite sexuelle...
7) Les oreilles d’âne : les pouces touchent les oreilles et on agite les doigts, que l'on tient écartés. Encore une manière de railler son interlocuteur, en miment des oreilles d’âne, comme le raconte Persius dans ses "Satires". Toujours employé de nos jours.
8) Tirer sur le lobe de l'oreille : on touchait le lobe de l'oreille de quelqu'un lorsqu'on souhaitait lui rappeler quelque chose. On pouvait également s'appliquer ce geste à soi-même, comme une sorte d'aide-mémoire. Aujourd’hui, le geste est commun en Amérique latine et en Espagne, pour souhaiter un bon anniversaire à quelqu'un... Une manière de rappeler au héros du jour l'inexorable marche du temps.
9) Bouger la tête de haut en bas : pas de scoop, ce mouvement avait la même signification pour les Romains que pour nous. C'était donc une marque d'assentiment, d'approbation.
10) Rejeter la tête en arrière : il s'agit de signifier son opposition, c'est le signe de la négation. Contrairement à nous, les Romains n’utilisaient donc pas le mouvement de tête latéral, de gauche à droite. Le geste antique, vers l'arrière, est encore utilisé à l'heure actuelle dans certaines régions du Sud de l'Italie, de la Grèce ou de la Turquie.
11) L'expression des nombres : sans doute l'ensemble de signes le plus étrange à nos yeux. Les Romains étaient capables d'exprimer avec leurs doigts n'importe quel chiffre, jusqu'à un million ! C'est le "comput digital", un système assez complexe. Les unités et les dizaines étaient représentées avec les doigts de la main gauche (le majeur, l'annulaire et le petit doigt exprimaient les chiffres de 1 à 9, et le pouce et l'index, les dizaines) ; avec la main droite, on exprimait les centaines et milliers. La position des mains sur la poitrine, le nombril ou le fémur désignait les dizaines et centaines de milliers. Pour le million, on entrelaçait les mains.
12) Le doigt d'honneur : un vilain geste que les Romains connaissaient déjà ! Lever le majeur en tenant la main fermée était un geste obscène, symbolisant un pénis en érection. Un poème priapique dit ainsi :
"Tu te moques aussi de moi, voleur, et tu me montres le doigt impudique quand je te menace ?"
13) Les cornes : on lève le petit doigt et l'index, en gardant le poing fermé. Une mosaïque du VIe siècle après J.C. montre ainsi un personnage effectuant ce geste. La signification variait selon l'orientation. Les doigts dirigés vers le bas prétendaient éloigner le mauvais œil, et c'était par conséquent un geste de protection. Et c'est encore le cas dans certaines cultures méditerranéennes...
14) Se toucher la barbe : pour les Romains, se toucher la barbe est le signe que l'on s'exprime calmement, posément. Attribut du philosophe, la barbe représente le sage. Toucher la barbe d'un autre est un geste de moquerie, voire une insulte. Signalons que le rasage n'est apparu à Rome qu'au IIème siècle avant J.C. Je cite le Dr. Fornés :
"De fait, les premiers barbiers, originaires de Sicile, arrivèrent à Rome en l'an 300 avant J.C. - même si les Romains se rasaient tous seuls depuis longtemps."
15) Se toucher le nez : voilà un geste considéré comme très impoli dans la Rome antique. On considérait qu'avoir les narines propres était un signe de bonne éducation - comme nous, du reste ! Toucher le nez d'une autre personne avait encore une autre signification : il montrait qu'on prenait son interlocuteur de haut, comme si l'on s'adressait à un enfant.
16) Porter l'auriculaire à la bouche, l’humidifier avec de la salive et le passer derrière l'oreille droite : geste superstitieux, sensé apaiser les esprits. A l'origine, cet emblème était lié au culte de Némésis, déesse de la vengeance, à qui l'on demandait ainsi pardon pour les paroles inconvenantes que l'on avait prononcées.
17) Lever le menton : à l'instar du dictateur Mussolini, durant ses discours. Il s'agit d'une manifestation de fierté. On trouve la trace de ce geste chez Pétrone, où un personnage manifeste son orgueil, alors qu'il est sur le point de toucher un héritage et de s'élever socialement et économiquement.
18) Frapper très vite et à plusieurs reprises les autres doigts de la main contre le pouce : ce que l'on pourrait traduire par l'onomatopée "bla bla bla", pour signifier que nous ne croyons pas un mot de ce que raconte notre interlocuteur, ou que nous ne l'écoutons pas... Ce geste imitait à l'origine l'oiseau (la cigogne, selon certains textes) en train de picorer.
19) Le baiser au mort : dans la Rome antique, il était d'usage courant que le conjoint, le fils ou un proche d'un défunt lui baise la bouche, afin de recueillir son âme. Aujourd'hui encore, le baiser peut être interprété comme une passation de pouvoir, une transmission : c'est ainsi que des journalistes ont analysé le baiser de Madonna à Britney Spears, il y a quelques années.
20) Le baiser sur le torse : lors de la première guerre d'Irak, les télévisions du monde entier ont montré des images du peuple se pressant autour de Saddam Hussein, et lui baisant le torse. C'est en tous cas ce qu'affirme l'étude - personnellement, je n'ai pas vu ces images... Toujours d'après nos chercheurs, le peuple romain se serait comporté exactement de la même manière envers ses nobles et ses empereurs.
Bref, il semblerait que nous ayons hérité de bien des gestes de nos lointains ancêtres - même si la signification a souvent quelque peu changé !
Pour en savoir plus, les plus hispanophones d'entre vous peuvent se reporter à un livre, qui revient sur les principaux enseignements de cette fameuse étude : "El porqué de nuestros gestos. La Roma de ayer en la gestualidad de hoy." de M. Antonia Fornes et Mercè Puig, aux Editions Octaedro-UIB - lien.
Illustrations El Pais.
2 commentaires:
Au sjet du signe des cornes aurais tu un lien où l'on peu voir cette mosaïque ?
Minvtio Leg X Gemina Lorica Romana
Désolée de répondre si tard, mais j'ai écumé le net à la recherche de la mosaïque en question. Malheureusement, je l'avais vue dans un livre (celui que je cite dans l'article, je crois bien), et impossible de trouver une photo sur internet. Je continue à farfouiller et je poste un lien si je trouve l'équivalent...
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