mercredi 19 février 2014

Terminus Et Les Terminalia.

                                        La religion romaine comporte une multitude de divinités, et l'année elle-même compte presque autant de fêtes et de célébrations religieuses, au point qu'on ne dénombrerait que 55 jours ouvrables dans le calendrier. Puisque nous sommes en Février, parlons aujourd'hui des Terminalia, qui se tenaient le 23 du mois, en l'honneur du Dieu Terminus. Un nom suffisamment éloquent, qui dit bien qu'il préside aux limites et aux bornes. Mais voyons plus précisément l'origine de ce Dieu, et les rituels attachés à la fête célébrée en son nom.


TERMINUS, TOUT LE MONDE DESCEND ! (Pardon. Je sors...)


                                        C'est bien joli de fonder une ville et de conquérir les territoires avoisinant. Mais, concrètement, comment fait-on pour distribuer les terres, fixer les propriétés et éviter les conflits au sein de son propre peuple ? Le problème se pose bien évidemment à la Rome des origines, mais Romulus ne s'en soucie guère et c'est Numa Pompilius, son successeur, qui attribue aux citoyens les terres conquises :
"Et d'abord il [Numa] distribua par tête aux citoyens les terres que Romulus avait conquises; il leur fit comprendre que, sans piller ni ravager, ils pouvaient, par la culture de leurs champs, vivre dans l'abondance des biens, et leur inspira l'amour de la tranquillité et de la paix, à l'ombre desquelles fleurissent la justice et la bonne foi, et dont l'influence tutélaire protège la culture des campagnes et la récolte des fruits de la terre." (Cicéron, "De La République", II - 14.)

Denier d'Octave avec une représentation de Terminus.

                                        Numa instaure surtout l'institution religieuse qui détermine ce partage, et qui permet d'éviter les controverses et revendications entre voisins mal embouchés. Pour se faire, il crée les termina, bornes de pierre qui matérialisent les limites de chaque parcelle. Une consécration religieuse place ces bornes sous la protection de Jupiter en sa qualité de Dieu de la Bonne foi et gardien des serments. Ce patronage se retrouve chez les Grecs (qui consacrent les délimitations à Zeus) et chez les Étrusques pour qui Jupiter est à l'origine des limites tracées dans les champs, afin de réfréner l'avidité des hommes et empêcher les conflits dégénérant en un bouleversement social.  
"Ce fut encore lui [Numa], je pense, qui borna le territoire de Rome. Romulus n’avait pas voulu le faire, parce qu’en mesurant ce qui lui appartenait, il aurait montré ce qu’il usurpait sur autrui. En effet, les bornes, quand on les respecte, sont un lien qui enchaîne la puissance, et, quand on les arrache, une preuve qui convainc l’injustice." (Plutarque, "Vie de Numa", XVI.)

                                        Et le Dieu Terminus, dans l'histoire ? A l'origine, Terminus est simplement le nom donné à une pierre, encastrée à côté des trois statues divines dans le Temple de la Triade capitoline. Les Romains créent une légende a posteriori, qui personnifie le Dieu Terminus et fait de lui une divinité antérieure au sanctuaire capitolin : lors de la construction du Temple, les Augures auraient demandé aux Dieux archaïques s'ils acceptaient de céder leur place, et Terminus (seul ou avec la Déesse Juventas selon les versions) aurait refusé. On laissa donc la pierre en place, y voyant un bon présage qui garantissait la permanence des limites de la cité.
"Les Augures furent d'avis qu'on consultât les oiseaux sur chaque autel en particulier, que si les dieux le permettaient, on pourrait transporter autre part tous ces autels. Les autres dieux et génies leur permirent de transporter ailleurs les autels qui leur étaient consacrés ; il n'y eut que le dieu Terminus et la déesse Juventas qui ne voulurent jamais quitter leur place, quelques instances que fissent les Augures. On fut donc obligé d'enfermer leurs autels dans l'enceinte du temple, et aujourd'hui il y en a un dans le vestibule de Minerve ; l'autre est dans le temple même tout proche du Sanctuaire. De là les Augures conjecturèrent que jamais les limites de Rome ne changeraient, et que cette ville se conserverait toujours dans sa force et dans sa grandeur. " (Denys d'Halicarnasse, "Antiquités Romaines", III - 28 - 2.)

(©Evil Berry via wikipedia.)


                                        Représenté à l'origine par une simple pierre, on lui donne plus tard une apparence humanisée : une tête, placée au sommet d'une pierre pyramidale symbolisant le torse. Privé de bras et de jambes, Terminus est donc incapable de se mouvoir et de changer de place, ce qui traduit le caractère immuable des limites sur lesquelles il veille.

                                        Les auteurs antiques s'accordent à dire que Terminus est un Dieu présent dès les temps archaïques et d'origine sabine - puisqu'il aurait été introduit à Rome par Titus Tatius (collègue de Romulus) ou Numa Pompilius (son successeur). Il apparait aussi dans les mythologies ligures et étrusques mais cependant, les inscriptions latines spécifiquement dédiées à Terminus, dissocié de Jupiter, ne datent que du début de l'Empire. Denys d'Halicarnasse évoque d'ailleurs de "Jupiter Terminalis", et il n'est pas rare qu'il soit encore honoré au temps d'Auguste, lors des Terminalia. Il est donc difficile de dire à quelle époque est apparu Terminus en tant que Dieu du panthéon romain.
 
Denier de Pompée dédié à Jupiter Terminus. (©Coinarchives.com)

RITUELS ET FÊTE DES TERMINALIA.   


                                        Pour les Romains, la religion suppose un certains nombres de pratiques spécifiquement codifiées. Cette délimitation des terrains, dès lors qu'elle relève du domaine religieux, n'échappe pas à la règle et elle donne lieu à tout un rituel entourant la consécration des limites de la zone définie. Lorsqu'on fixe les limites d'une propriété, les deux parties concernées prennent part à un sacrifice. Plutarque nous apprend qu'à l'origine, le sang n'était pas versé mais, plus tard, on immole un animal en l'honneur de Terminus. Le sang de la bête (généralement un agneau) est versé dans le trou creusé pour recevoir la borne matérialisant la limite du lieu. On ajoute des graines et des herbes, on brule par-dessus du miel, du vin et d'autres offrandes, et sur ces débris (qui peuvent à l'occasion servir de preuve, en cas de contestation) est placée la pierre.

                                        Mais le Dieu est aussi salué lors de la célébration des Terminalia, le 23 Février. Instituée par Numa, cette fête succède aux Lupercales et aux Quirinales, toutes deux des fêtes de purification, au terme de l'année écoulée. Les Terminalia s'inscrivent dans cette logique puisque, renouvellement de la force protectrice des bornes, elles réaffirment la perpétuation des propriétés et le nécessaire respect de l'ordre public.


Représentation de Terminus. (Gravure de Jean Mignon.)

                                        Concrètement, le jour des Terminalia, les deux propriétaires de champs adjacents se réunissent près de la borne, la couronnent de guirlandes et allument un feu. On érige un autel sommaire, sur lequel on sacrifie un animal et on répand du blé. On se partage des fruits, des gâteaux de miel et du vin, dont on offre une partie au Dieu, et on chante des chants rituels en son honneur. Les rites des Terminalia supposent en fait le renouvellement de la reconnaissance mutuelle des limites fixées aux propriétés respectives.
"Lorsqu'une nuit aura passé, que l'on rende les honneurs habituels au dieu qui par sa marque délimite les champs.  Terminus, que tu sois une pierre ou une souche enfoncée dans le sol, toi aussi, tu détiens ton pouvoir divin depuis les temps anciens. Deux propriétaires, venant de directions opposées, te couronnent, et t'apportent deux guirlandes et deux gâteaux. (...) La borne commune est aspergée du sang d'un agneau immolé,   et Terminus ne se plaint pas lorsqu'on lui offre une truie encore à la mamelle. Les voisins se réunissent, célèbrent simplement un repas, et ils chantent tes louanges, vénérable dieu Terminus." (Ovide, "Fastes", II - 639 etc.)

                                        Célébrées en privé, les Terminalia sont aussi saluées par une cérémonie publique. Mais il devient vite difficile d'honorer Terminus à chaque frontière d'un territoire devenu trop vaste à force de conquêtes. La pratique cultuelle observée dans les champs est alors remplacée par un sacrifice, offert à la sixième borne miliaire de la Via Laurentina. Sans doute l'endroit marquait-il la première frontière du territoire romain.
"Il est une route qui mène les gens aux champs des Laurentes, le royaume recherché autrefois par le chef Dardanien. Là, la sixième borne à compter de la Ville voit s'accomplir un rituel où, Terminus, on te sacrifie le foie d'un agneau laineux. Les autres nations ont un territoire aux frontières bien définies ;   la Ville de Rome et l'univers ont la même étendue." (Ovide, "Fastes", II - 679 etc.)

                                        Terminus, qui fixait donc les limites des champs, est devenu par extension le Dieu des frontières de l’État, puis celui des limites en général. A ce titre, la date choisie pour les Terminalia n'est sans doute pas fortuite puisqu'elles sont célébrées juste avant le Mercedonius mensis - mois intercalaire inséré tous les 2 ou 3 ans avant que ce brave Jules César ne réforme le calendrier républicain. Les Terminalia marquent donc aussi la fin de l'année, ou la limite entre les deux millésimes successifs.


Autel dédié à Silvanus. (© J.P. Gramont via wikipedia.)

                                        Terminus n'a finalement laissé que peu de traces : les représentations sont rares, et on le connaît surtout par les textes et les inscriptions. Encore ne sont-elles pas toujours très claires, et elles évoquent souvent Jupiter Terminus, au lieu du... Terminus-Tout-Court. L'une des raisons de cette désaffection tient sans doute à la popularité d'une autre divinité, Silvanus, qualifié de tutor finium ("gardien des limites") et honoré sous ce titre pendant toute l'antiquité païenne. Silvanus remplissant des fonctions similaires, on pourrait dire qu'il est en concurrence directe avec Terminus. Mais je le reconnais : l'expression est limite...

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