dimanche 28 avril 2013

Zénobie, Reine De Palmyre.


                                        Je vous ai répété à plusieurs reprises que je choisissais le sujet de mes billets selon mon humeur, de façon totalement arbitraire. Et bien, ce n'est pas toujours exact. Il arrive que je réponde à des demandes d'internautes ou de personnes de mon entourage, qui me suggèrent de poster un article sur un thème en particulier. Du style : "Tiens, pourquoi tu ne parlerais pas de ceci ?" ou encore "Et Machin ? Tu voudrais bien me faire un article sur Machin ?" En l’occurrence, Machin est une Machine, et pas n'importe laquelle : Zénobie, Reine de Palmyre !

                                        Pour être franche, j'ai d'abord fait la moue - je venais juste de terminer un texte consacré à Boudicca, la Reine des Icènes, et les Reines ennemies de Rome, je commençais à en avoir ras la tresse. Sauf que, par quelques-unes de ces coïncidences croquignolesques dont le hasard a le secret, j'ai retrouvé cette souveraine légendaire au détour de livres et de reportages, à plusieurs reprises en quelques jours - alors que jusqu'ici, je n'avais fait que la croiser sous forme de notes de bas de page ou à peu près, dans des ouvrages dédiés à l'Histoire de Rome. Or, je suis sensible aux signes (sans doute un vieil atavisme romain), raison pour laquelle j'ai décidé de m'exécuter.  Et voilà pourquoi je vous parle aujourd'hui de la légendaire Zénobie. Je précise d'emblée que le qualificatif de "reine de Palmyre" a quelque chose de légèrement abusif, puisque techniquement, Palmyre était une ville rattachée à Rome et s'était auto-proclamée royaume indépendant. Mais c'est bien sous ce titre que Zénobie est passée à la postérité, et c'est donc ainsi que je la désignerai tout au long de ce billet.


Vue du site de Palmyre.

Bref aperçu de Palmyre.



                                        Tout d'abord, quelques mots sur Palmyre - Tadmor en Araméen. La ville date environ de 2000 ans avant J.C. et se situe dans une oasis du désert syrien. Son emplacement géographique fait d'elle une étape importante sur la route marchande reliant la Mésopotamie à la Méditerranée, lui apportant prospérité et richesse. Conquise par Alexandre le Grand, elle fut rattachée au royaume des Séleucides à la mort de ce dernier (323 avant J.C.), avant de tomber dans l'escarcelle de l'Empire romain en 63 avant J.C., grâce à Pompée. Du moins en théorie car, dans la pratique, Palmyre continuait à mener sa propre politique, se fichant de Rome comme de son premier dattier, et il fallut attendre le règne de Tibère pour qu'elle intègre l'Empire et qu'un semblant de rapprochement se dessine. Obtenant le statut de cité libre sous Hadrien en 129, elle devint colonie romaine sous Septime Sévère. Palmyre demeura pourtant indépendante, conservant ses propres souverains, tout heureux d'inclure le nom de "Septimius" à leur titulature. L'époux de Zénobie, dont nous n'allons pas tarder à reparler, s'appelle ainsi Septimius Odaenathus - bien qu'il soit connu sous le nom d'Odenath ou Odenat - et a été nommé par l'Empereur Valérien.


Zénobie : onomastique, origines et portrait.


                                        Tant que nous y sommes, réglons tout de suite la question du nom de Zénobie. Vous la rencontrerez sous diverses appellations : Julia Aurelia Zenobia (son nom romain), Septimia Zenobia, Septimia Zenobia Augusta chez les Grecs et les Romains ; Zanobia, Zeinab, Hind et parfois Al-Zabbaa chez les Arabes ; Bat-Zabbaï en araméen. Elle-même signait de ce dernier patronyme. Côté étymologie, on rapproche parfois le prénom du mot Zeinab qui désigne en arabe un arbre du désert aux fleurs colorées et odorantes, mais il existe bien d'autres hypothèses.

"Dernier Regard De Zénobie Sur Palmyre" (Toile de Herbert Schmalz.)


                                        Mystère également en ce qui concerne les origines de la jeune femme. Elle serait née en 240 à Palmyre et y aurait grandi mais, ensuite, tout se complique : certaines sources arabes font de Zénobie la fille d'un prince de la tribu des Banou Sumayyda tandis que d'autres prétendent qu'elle appartenait à la même tribu que son futur mari Odenath, les Amlaqi. Plus vraisemblablement, si l'on s'en réfère aux noms présents dans sa famille, elle serait issue d'une lignée araméenne. Son père, gouverneur de Palmyre en 229, portait le nom romain de Julius Aurelius Zénobe - la gentilice Aurelius démontrant que ses ancêtres paternels avaient reçu la citoyenneté romaine sous la dynastie des Antonins.  Zénobie se revendiquait de la lignée des Séleucides, à laquelle appartenait Cléopâtre, et prétendait descendre de Didon, la reine de Carthage, et de Sampsiceramus, le roi d'Emèse. Si tel était le cas, l'hypothèse la plus probable ferait de Zénobie une descendante de Drusilla de Maurétanie, la petite fille de Cléopâtre Séléné II - et donc l'arrière-petite-fille de Cléopâtre et de Marc Antoine - mais rien ne vient étayer cette thèse. De plus, nous verrons que cette prétendue généalogie ne devait rien au hasard...

Pièce à l'effigie de Zénobie.

On ne connaît aucune représentation avérée de Zénobie, à l'exception des effigies figurant sur les pièces de monnaies. Les textes classiques la décrivent comme une femme d'une grande beauté et s'accordent sur son intelligence : parlant couramment le grec, l'araméen, le palmyrien et l'égyptien, maîtrisant le latin, elle s'entourait de philosophes et de poètes, et se lia avec Longin d'Emese et Paul de Samosate, dont je vous dirai quelques mots plus loin. A cela s'ajoute une force de caractère et un tempérament affirmé.



"Elle se disait descendue des anciens rois macédoniens qui régnèrent en Égypte : sa beauté égalait celle de Cléopâtre, et elle surpassait de bien loin cette princesse en valeur et en chasteté. (...) Zénobie était encore la plus belle des femmes. Elle avait le teint brun, les dents d’une blancheur éclatante, une voix forte et harmonieuse, et de grands yeux noirs, dont une douceur attrayante tempérait la vivacité. L’étude avait éclairé son esprit, et en avait augmenté l’énergie naturelle. Elle n’ignorait pas le latin ; mais elle possédait au même degré de perfection le grec, le syriaque et la langue égyptienne." (Edward Gibbon, "Histoire De La Décadence Et de La Chute De l'Empire Romain" - Chap. XI.)

Possible buste d'Odenath.
Zénobie avait épousé la roi de Palmyre Odenath en 258. Celui-ci avait un fils, Herodianos (ou Hairan), issu d'un premier mariage. Depuis quelques années, Palmyre avait accru son influence et contrôlait une vaste zone de l'Orient romain. Profitant du front ouvert en Asie Mineure par le roi Perse Sapor Ier, qui s'était emparé d'Antioche, Odenath avait conforté sa sphère d'influence : il avait vaincu ces mêmes Perses, repoussés par-delà l'Euphrate, et s'était octroyé le titre de "Roi Des Rois". Il s'était aussi débarassé des Macriens, les usurpateurs qui tentèrent de ravir le trône de Rome à Gallien. En retour, celui-ci lui octroya les titres de Dux romanorum ("chef des Romains"), et Corrector totius orientus ("co-régent de tout l'Orient") - sans doute autant pour le récompenser que pour flatter cet allié inespéré mais dangereux, et en pleine ascension.



Zénobie s'en va en guerre (mironton, mironton...) et sa politique intérieure.


                                        En 266, Zénobie donne naissance à un enfant, Lucius Julius Aurelius Septimius Vaballathus Athénodore ou Wahballat en arabe ("Don d'Allah"). Peut-être y a-t-il eu deux autres enfants issus de ce mariage, Herennianus et Timolaus, mais on ne sait rien à leur sujet et leur existence n'est pas avérée.  En tous cas, c'est là que ça se gâte : Odenath et son fils Herodianus sont assassinés, peut-être victimes d'une conspiration ourdie par Zénobie. Mais peut-être pas : l'influence grandissante du petit royaume et de son souverain n'avaient pas fait que des heureux, et pourraient avoir excité la jalousie. Toujours est-il que Zénobie règne alors sur Palmyre, exerçant la régence au nom de son fils Wahballat âgé de 1 an - en dépit des réticences du Sénat romain, sensible aux rumeurs qui faisaient de la veuve éplorée l'assassin de son défunt mari.


Carte de l'Orient. (Source https://www.mtholyoke.edu/artmuseum )
Menacée par les Perses et sous la tutelle d'une Rome fragilisée par la mort successive des Empereurs Gallien et Claude II le Gothique, Zénobie prend immédiatement les choses en main et poursuit l'expansion territoriale engagée par Odenath. En paroles, elle ne remet pas en cause la domination de Rome sur son royaume mais, dans les faits, il en va tout autrement. Et c'est là qu'on comprend tout l'intérêt de l'hypothétique et lointaine parenté avec Cléopâtre puisque, à la tête d'une armée, Zénobie attaque l’Égypte. Une première tentative échoue, mais la deuxième est la bonne : le nouvel Empereur Aurélien (ça défile toujours sur le trône, à Rome) est alors empêtré dans les révoltes barbares à la frontière des Balkans, et en 270, Zénobie prend possession d'Alexandrie et destitue le gouverneur Romain. Les frontières de Palmyre s'étendent désormais d'Égypte à l’Asie Mineure, en incluant la Syrie, et une partie de la Palestine et de l’Arabie. En 271, Antioche est prise : Palmyre domine l'Orient, et les provinces romaines d’Arabie, d’Arménie et la Perse reconnaissent son autorité. Le royaume contrôle la route commerciale reliant l'Inde à la Mer Rouge.

                                        Zénobie a laissé l'image d'une reine cultivée, protectrice des arts et de la philosophie. De fait, son règne a vu Palmyre attirer les esprits les plus brillants du Proche-Orient, dont ses conseillers Longin d’Émèse et Paul de Samosate (dont je vous avais bien dit que nous reparlerions.) Elle dote également la cité de splendides monuments. Mais cette politique culturelle et la grande tolérance religieuse dont fait preuve la reine vise un but bien précis : unifier des territoires dont les élites sont marquées par une culture gréco-romaine, tandis que le peuple dont sont issus ses officiers est resté profondément araméen. D'où le grand écart, pragmatique, entre deux hommes aussi différents que Longin et Paul de Samosate. Le premier, philosophe grec néoplatonicien, ambitionne d'œuvrer en vue d'une hégémonie de la culture hellénistique en Orient.  Le second, ministre des finances d'Odonath et évêque d'Antioche controversé car menant une vie dissolue et s'opposant à l’Église grecque d'Alexandrie, se veut le chantre du christianisme mésopotamien, plus proche à ses yeux du message originel du Christ, qui n'est selon lui qu'un homme transmettant la parole divine et non un être divin. On n'aurait pu trouver attelage plus disparate, pourtant révélateur de la politique d'assimilation culturelle gréco-araméenne menée par la reine de Palmyre.

"La Reine Zénobie Haranguant Ses Soldats" (Toile de Giovanni Battista Tiepolo.)


Pièce à l'effigie de Wahballat.
En parallèle, Zénobie continue à détacher Palmyre de l'influence de l'Empire romain, en affirmant l'indépendance de son royaume. Vêtue de la Pourpore impériale, au sein d'une cour aux fastes orientaux, elle se fait appeler "Illustrissime Reine". Pas de quoi fouetter un méhari, sauf qu'en 271, elle fait frapper des pièces de monnaie proclamant son fils Empereur, et elle prend le nom de Septimia Zenobia Augusta ! Juste ce qu'il fallait pour qu'Aurélien pète les plombs. Passe encore que cette foldingue joue à la souveraine hellénistique dans son royaume d'opérette ; à la rigueur, fermons les yeux sur l'annexion sauvage de territoires, d'autant que ça embête l'ennemi Perse ; mais qu'une femme s'attribue le titre d'Augusta et usurpe celui d'Empereur pour son rejeton, voilà qui dépasse les bornes ! Déjà que cette hystérique de Zénobie a fait main basse sur l’Égypte, grenier à blé de Rome, et a coupé les routes marchandes... Non, cette fois, c'en est trop ! Ayant mis un terme à l'anarchie qui régnait dans l'Empire, et bien décidé à en rétablir l'unité et à reconquérir les territoires perdus,  Aurélien a maintenant les mains libres pour détruire le royaume sécessionniste de Palmyre, et écraser cette virago et son sale mioche.

Buste d'Aurélien. (Photo ©Ronan.guilloux sur wikipedia.)


L'Empire contre-attaque : Aurélien en action.


                                        La riposte d'Aurélien ne se fait pas attendre : il passe à l'offensive dès le début de l'année 272, en chassant les Palmyréniens d'Asie Mineure. L'armée de Zénobie se replie sur Antioche, avant d'abandonner la ville, qui est reprise sans combat. Puis, Aurélien rejoint Émèse, où l'armée de Zénobie s'est retranchée. Aux abords de la cité, le combat est violent : les soldats de Zénobie, lourdement armés, ne font pas le poids face à la cavalerie romaine, légère et mobile. Vaincus, abandonnés par leurs alliés, les rares survivants se réfugient à Emese, protégée par d'épais remparts.

                                        Évidemment, Aurélien entreprend le siège de la ville, mais elle semble imprenable derrière ses lourdes murailles, et le ravitaillement des troupes romaines s'avère délicat. Zénobie décide de fuir avec son armée vers Palmyre, afin d’organiser la riposte et de défendre sa ville. Aurélien investit donc Émèse, sans rencontrer plus de résistance qu'à Antioche, avant de foncer à la poursuite de la reine. La traversée du désert syrien ne se fait pas sans heurts, les bédouins harcelant l'armée romaine. Nouvelle ville, nouveau siège : Aurélien organise celui de Palmyre, secondé par des renforts venus d'Égypte - reconquise au milieu de l'année. L'Empereur propose à Zénobie une capitulation avantageuse - qu'elle refuse, attendant des renforts du roi sassanide Sapor.
"Zénobie, reine d’Orient, à Aurélien Auguste. — Personne, avant toi, n’avait fait par écrit une telle demande ; à la guerre, on n’obtient rien que par le courage. Tu me dis de me rendre, comme si tu ne savais pas que la reine Cléopâtre a préféré la mort à toutes les dignités qu’on lui promettait. (...) Vaincu déjà par les brigands de la Syrie, Aurélien, comment pourrais-tu résister aux troupes que l’on attend de toutes parts ? Alors, sans doute, tombera cet orgueil ridicule, qui ose m’ordonner de me rendre, comme si la victoire ne pouvait t’échapper. "  (Trebellius Pollion & Flavius Vopiscus, "Histoire Auguste - Vie d'Aurélien", XXVII.)
Les renforts en question arriveront, mais seront mis en déroute par les Romains. Zénobie tente alors de fuir chez les Sassanides avec son fils, à dos de chameau, mais elle est interceptée au bord de l'Euphrate (Automne 272). Palmyre capitule dans la foulée : ses habitants se rendent et Aurélien leur accorde la vie sauve, mais la ville est pillée, son armement confisqué, et elle se voit infliger une lourde amende en or, argent, soies et pierres précieuses.

                                        Zénobie sauve sa tête au détriment de celles de ses conseillers : elle accuse le philosophe Longin de l'avoir incitée à se proclamer Impératrice, et il est exécuté sur ordre d'Aurélien.
"Il se fit dans l’armée un grand tumulte : les soldats demandaient le supplice de Zénobie. Aurélien, trouvant indigne de faire périr une femme, se contenta de livrer au supplice ceux dont les conseils avaient déterminé la reine à entreprendre, à soutenir et à continuer la guerre.(...)  Parmi ceux que l’empereur fit mettre à mort, on regrette la perte du philosophe Longin, qui, dit-on, avait enseigné les lettres grecques à Zénobie. Aurélien le comprit dans l’arrêt de mort, parce qu’on le prétendait l’instigateur de cette lettre arrogante, qui cependant avait été rédigée en langue syriaque." (Trebellius Pollion & Flavius Vopiscus, "Histoire Auguste - Vie d'Aurélien", XXX.)

Quant à Paul de Samosate, il est démis de ses fonctions sans qu'on en sache davantage sur le sort qui lui a été réservé. Étrangement, Zénobie est épargnée. On ignore ce qu'il est advenu de Wahballat (peut-être est-il mort au cours du voyage vers l'Italie, mais d'autres sources affirment qu'il avait trouvé la mort lors du siège d'Emese) mais sa mère, ramenée à Rome, est exhibée lors du triomphe d'Aurélien à Rome, chargée de chaînes en or (273 ou 274). L'Empereur lui aurait ensuite permis de couler des jours heureux dans le Latium, lui accordant même une luxueuse villa à Tibur ou à Tivoli, et une pension généreuse afin qu'elle puisse maintenir un train de vie digne de son rang.

"La Reine Zénobie Devant l'Empereur Aurélien." (Toile de Giovanni Battista Tiepolo.)


Mort de Zénobie et devenir de Palmyre.


                                        Concernant la mort de Zénobie, les récits sont une fois de plus contradictoires. Selon certaines versions, elle serait morte peu après son arrivée à Rome - décapitée, de maladie, ou en se laissant mourir de faim. D'autres prétendent que, retirée dans la villa offerte par Aurélien, elle aurait mené une vie de matrone romaine, épousant un sénateur avec qui elle aurait eu plusieurs filles et se piquant de philosophie. D'autres enfin affirment que Zénobie, ayant recouvré la liberté, n'aurait rien trouvé de mieux que de se mêler à un complot et que, arrêtée, elle aurait fini étranglée dans sa prison. On ignore donc ce qu'il est advenu de Zénobie après le fameux triomphe, et à plus forte raison la date de sa mort.


Et Palmyre, dans tout ça ? Elle tente de se révolter après le départ d'Aurélien mais le soulèvement tourne court et Palmyre redevient une petite ville insignifiante du désert Syrien. Peu à peu laissée à l'abandon, elle est rasée par les Arabes en 634. Redécouverte à la fin du XVIIème siècle, elle est aujourd'hui un site touristique majeur, dont les sublimes vestiges ne cessent de rappeler la grandeur passée et le rêve perdu de Zénobie, qui l'avait imaginée en royaume oriental.



                                        Personnage spectaculaire, reine guerrière au caractère affirmé, cette femme ambitieuse et autoritaire s'opposa à l'empire romain et tenta de forger un royaume gréco-romano-araméen, dont elle se revendiquait le chef légitime en tant que Palmyrénienne descendante des Ptolémées. Il y a quelque chose de fascinant chez elle, un côté tête brûlée qui ne cesse de m'étonner, et qui la rapproche à mon sens davantage d'une Boudicca que de Cléopâtre. Chef de guerre et de gouvernement, téméraire et audacieuse, femme dans un univers d'hommes, elle a marqué l'Histoire et l'imaginaire des artistes et, aujourd'hui encore, nombres de fantasmes s'attachent à son nom empreint de mystère. Et qui de mieux que l'Empereur Aurélien pour conclure cet article sur Zénobie ? Il écrivit ainsi :
"Ceux qui disent que j’ai vaincu qu’une femme ne savent pas quelle femme elle était, à quel point elle se montrait rapide dans ses décisions, persévérante dans ses projets et énergique face aux soldats." (Trebellius Pollion & Flavius Vopiscus, "Histoire Auguste - Vie d'Aurélien", XXVI.)


Pour en savoir plus, lire l'excellent entretien du site ArtsLivres.com avec Jacques Charles-Gaffiot, commissaire d'une exposition consacrée à Zénobie et au royaume de Palmyre en 2001 : ici.

mercredi 24 avril 2013

Horatius Coclès : Bon Pied Seulement. *

* Titre emprunté au "Dictionnaire Amoureux De La Rome Antique" de Xavier Darcos.

                                        Chose promise, chose due : après l'ami Scaevola la fois précédente, faisons aujourd'hui la connaissance de Publius Horatius Coclès. Et vous verrez que ce n'est pas pur caprice de ma part que de les avoir associés - j'ai même plusieurs excellentes raisons de l'avoir fait...

                                        Chronologiquement, les aventures de Coclès se déroulent à la même période mais sont antérieures à l'épisode qui voit Scaevola s'introduire dans le camp étrusque et se brûler volontairement la main en un geste de défi envers le roi Porsenna. (Voir ici pour plus de détails). Si je l'aborde en second, c'est uniquement pour des raisons pratiques - la conclusion quant aux rapports que l'on peut établir entre ces deux personnages et d'autres figures mythologiques s'articulant tout simplement mieux avec la fin de ce billet.


Lars Porsenna.
Nous sommes donc - encore ! - vers 508 / 507 avant J.C., en pleine guerre entre les Étrusques de la cité de Clusium, emmenés par le fameux roi Porsenna, et la toute jeune république romaine. Rappelons que les Romains craignent alors que leurs ennemis n'appuient Tarquin le Superbe, le Roi renversé à peine deux ans auparavant, et ne le rétablissent sur le trône. La situation n'est guère brillante :  l'armée étrusque a marché sur Rome et a attaqué la ville. Ses forces rassemblées sur la rive du Tibre, Porsenna mène l'assaut sur la colline du Janicule. Le consul Valerius Publicola se porte avec l'armée au secours des colons, mais la supériorité numérique des Étrusques a raison des Romains : les deux consuls sont blessés, et les soldats s'enfuient pour se réfugier à l'intérieur de la ville. Les troupes de Porsenna tentent de les y poursuivre, mais il leur faut d'abord traverser le pont Sublicius.


Reconstitution virtuelle du Pont Sublicius. (©E. Antolino)

                                        Le pont en question est le seul moyen d'accéder à Rome. L'ouvrage est construit en bois, afin qu'on puisse plus facilement le détruire en cas d'attaque. Tandis que les Romains refluent vers la cité, trois hommes sont restés en arrière pour couvrir leur fuite et empêcher le passage de l'ennemi : Spurius Larcius Flavius et Titus Herminius Aquilinus (futurs consuls) d'un côté et Publius Horatius Coclès de l'autre. Les deux premiers se replient rapidement et tentent d'inciter leur camarade à faire de même, mais celui-ci refuse. Il reste seul pour défendre le pont.
"Cependant un pont de bois allait donner passage à l'ennemi, sans un seul homme, Horatius Coclès, qui, dans ce jour, fut l'unique rempart de la fortune de Rome. Il se trouvait par hasard chargé de la garde du pont; lorsqu'il s'aperçoit que le Janicule avait été emporté par surprise, que les ennemis accouraient à pas précipités, et que ses compagnons effrayés quittaient leurs rangs et leurs armes, il en arrête quelques-uns, s'oppose à leur retraite, et, attestant les dieux et les hommes, leur représente que c'est en vain qu'ils abandonnent leur poste; que la fuite ne peut les sauver; s'ils laissent derrière eux le passage du pont libre, ils verront bientôt plus d'ennemis sur le Palatin et sur le Capitole qu'il n'y en a sur le Janicule. Qu'il leur recommande donc, qu'il leur ordonne de mettre en usage le fer, le feu et tous les moyens possibles pour couper le pont. Quant à lui, autant que peut le faire un seul homme, il soutiendra le choc des ennemis. " (Tite-Live, "Histoire Romaine", II - 10.)
Horatius Coclès.

                                        Un mot sur cet Horatius Coclès avant d'aller plus loin : jeune officier de naissance patricienne, il est le neveu du consul Marcus Horatius Pulvillus. On prétend même qu'il descendrait d'un des Horaces qui avaient combattu les Curiaces d'Albe La Longue (Voir ici.) Lors d'une précédente bataille, une lance étrusque lui avait coûté l’œil gauche, raison pour laquelle il portait le surnom de Coclès ("Le borgne").

                                        Notre ami est donc seul face au déferlement de l'armée étrusque, et il se bat comme un lion pour laisser le temps à ses camarades de saboter le Pont Sublicius. Il résiste aussi longtemps qu'il le peut mais les ennemis sont trop nombreux : ils prennent l'avantage sur le pauvre Romain qui a reçu de multiples blessures. Mais un cri venu de l'autre rive du Tibre l'informe que le pont est sur le point d'être détruit. Coclès s'exclame alors :  " Père Tibre, je te supplie respectueusement de recevoir ces armes et ce soldat dans un flot bienveillant." (Tite-Live, Ibid.) Et il plonge la tête la première dans le fleuve, armé de pied en cap, tandis que le pont s’écroule derrière lui, bloquant l'armée étrusque. Malgré la pluie de javelots qui s'abat sur lui, il parvient à gagner la rive à la nage et rejoint ses compagnons.


"Horatius Coclès Contre L'Armée De Porsenna" (Toile de A. Van Dyck - ©Musée du Louvre.)

                                        Selon certaines versions, Horatius Coclès s'en serait tiré sain et sauf. D'autres en revanche, parmi lesquels Denys d'Halicarnasse, affirment qu'il aurait reçu un javelot dans la jambe et qu'il resta boiteux toute sa vie - ce qui expliquerait qu'il n'ait plus jamais occupé de charge militaire. S'il n'est pas mort noyé dans le Tibre, Coclès n'en a pas moins sacrifié la vie qu'il menait jusqu'à lors puisque son infirmité a vraisemblablement entraîné, bien qu'avec les honneurs, son renvoi de l'armée.


"Horatius Coclès" (Œuvre de F. Brentel, ©M. Bertola / Musées De La Ville De Strasbourg.)

                                         Pour autant, Rome n'est pas ingrate et, en récompense d'un tel acte de bravoure, on lui érige une statue de bronze à l'emplacement des Comices. Fêté en héros par le peuple, Coclès reçoit en prime la surface de terre qu'il pourrait délimiter avec une charrue en un jour. Même les particuliers font montre de leur reconnaissance, chacun se privant pour lui offrir de la nourriture ou de petites sommes d'argent. Il faut dire qu'ils lui doivent une fière chandelle : l'action d'Horatius Coclès a permis de stopper net l'attaque étrusque au Pont Sublicius, obligeant Porsenna à opter pour un siège prolongé de Rome plutôt que pour une nouvelle offensive. Caius Muscius Scaevola fera le reste...

                                        Cette anecdote édifiante est citée, avec quelques variations, par de nombreux historiens de l'époque - Plutarque et Denys d'Halicarnasse entre autres. Mais certains de leurs collègues se montrent plus sceptiques quant à la crédibilité de l'histoire. C'est le cas de Tite-Live, qui l'interprète davantage comme une légende et s'avoue incapable de garantir la fiabilité de ses sources et, partant, la véracité du récit. Il écrit ainsi : "Au milieu d'une grêle de flèches qu'on lui lance de l'autre rive sans pouvoir l'atteindre, il rejoint ses concitoyens, après avoir osé un exploit qui trouvera dans la postérité plus d'admiration que de croyance." L’historien britannique T.J. Cornell va même plus loin, et accuse "les annalistes malhonnêtes" qui "n'ont pas hésité à inventer une série de victoires afin de sauver la face après une série de défaites".



Pièce de monnaie représentant l'épisode du Pont Sublicius.


                                        Mucius Scaevola d'un côté, Horatius Coclès de l'autre : deux histoires, peut-être légendaires, souvent mises en parallèle. Pour quelles raisons ? Il y a, bien sûr, le fait qu'elles se déroulent toutes deux lors du même conflit. De même, la mise en doute de leur véracité est commune aux deux anecdotes. Mais c'est principalement sur la plan de la symbolique que les deux épisodes se rejoignent, et se répondent étrangement.

                                        Dans les deux cas, Rome se trouve dans une situation désespérée lorsqu'un homme, totalement inconnu, agit seul et fait montre d'une bravoure hors du commun. Nos deux héros sont connus sous un cognonem qu'ils doivent à une infirmité - antérieure à l'action dans le cas de Coclès (le borgne) et conséquence directe de celle-ci pour Scaevola (le gaucher) - à quoi on peut ajouter la blessure de Coclès à la jambe, qui le rend impotent. Les récits eux-mêmes présentent une analogie puisque les deux hommes sauvent la cité autant par une action "kamikaze" (défense du pont face à toute une armée / attentat contre le roi et auto-mutilation de la main) que par leurs paroles (harangue aux soldats en fuite / discours fait à Porsenna), et qu'ils sont tous deux récompensés par des terres. Peut-être peut-on aussi voir une similitude entre la prière adressée par Coclès au Dieu Tibre  et la sacrifice que Scaevola fait de sa main, la laissant brûler dans un feu sacré... En tous cas, Coclès comme Scaevola sont des héros ordinaires, transcendés par leur intrépidité et leur patriotisme.

                                        En conclusion, je ne peux pas faire l'économie de citer Georges Dumézil qui, dans son ouvrage "Mythes et Épopées", dresse un parallèle entre la construction narrative des luttes des Romains contre Porsenna et celle des grands mythes indiens (Mahabharata) ou nordiques (Ragnarök) mettant en scène l'opposition entre les Bons et les Mauvais. Il rapproche ainsi nos deux héros de deux figures majeures du panthéon scandinave, souvent représentées ensemble : Odin et Thor.


Odin, le Dieu Borgne.

- Coclès est associé à Odin, guerrier et magicien, borgne également, qui paralyse ses ennemis par son seul regard.

- Scaevola s'apparenterait à Thor, Dieu du Ciel et de la Guerre Juste et sorte de législateur divin qui occupe une place importante dans la mythologie, notamment dans le récit suivant : les Dieux ayant appris que le loup Fenrir sera cause de leur perte, ils décident de l'enchaîner. Afin de le tromper, ils le mettent au défi de se libérer de ses chaînes, mais l'animal les brise les unes après les autres. Après plusieurs tentatives infructueuses, les Dieux décident de tenter le coup avec un lien magique. Le loup veut bien continuer à jouer, mais à condition que l'un des Dieux accepte de mettre sa main dans sa gueule. Thor se dévoue : il s'exécute et ses collègues ligotent le malheureux Fenrir... qui ne parvient pas à se défaire du lien et, furieux, arrache d'un coup de crocs la main de Thor. Et le voilà manchot !

Le Loup Fenrir Dévorant La Main De Thor.

                                        Ces rapprochements entre récits pseudo-historiques romains et épisodes mythologiques indo-européens ne font toutefois pas l'unanimité, et les études et analyses de Dumézil sont parfois contestées. Il n'en reste pas moins qu'elles font état d'hypothèses intéressantes et demeurent à ce titre un outil de réflexion éclairant au moment de se pencher sur la religion et les légendes romaines. Une œuvre érudite mais passionnante qui - oui, je vais oser ! - vaut le coup d’œil !


dimanche 21 avril 2013

Caius Mucius Scaevola : Tête (Et Main) Brûlées.

                                        L’Histoire de la naissance de Rome est pleine de ces héros dont on ne sait trop si les exploits sont véridiques ou légendaires. J'ai déjà abordé à plusieurs reprises ce flou artistique, qui entremêle mythes et Histoire, et où l'on a renoncé depuis longtemps à faire la part des choses. Pour le dire autrement, j'emprunterai à John Ford une réplique de film qui me paraît adéquate : "Si la légende est plus belle que la vérité, raconte la légende." [Voir en commentaires la remarque d'un internaute : j'avais faussement attribué la phrase à Marilyn Monroe...) La louve, Romulus et Remus, les Horaces et les Curiaces, les Oies du Capitole : tout cela, j'en ai déjà parlé. J'ai choisi cette semaine de me pencher sur le cas d'un improbable duo : Caius Mucius Scaevola et Horatius Coclès. Le premier a les honneurs de ce blog dès aujourd'hui ; je règlerai le cas du second la prochaine fois. Je signale que le héros de ce billet ne porte pas encore le nom de Scaevola lorsque débute cette histoire, qui relate précisément dans quelles circonstances il lui fut attribué, mais c'est pourtant celui que j'utiliserai dans un souci de simplification.

Caius Mucius Scaevola. (Chateau d'Eggenberg)
Nous sommes en 508 avant J.C. La jeune république romaine est alors en guerre contre les Étrusques et plus particulièrement contre la cité de Clusium. Son Roi, le  Lars Porsenna, assiège Rome, qui tremble de le voir rétablir sur le trône Tarquin Le Superbe, chassé deux ans plus tôt.  Un jeune patricien romain, Caius Mucius, prend alors l'initiative : il décide de s'introduire dans le camp ennemi, afin d'assassiner Porsenna. Craignant d'être pris pour un déserteur, il informe au préalable les Sénateurs de son plan et, avec leur aval, le met à exécution. Vêtu en étrusque et un poignard caché sous sa tunique, il parvient à pénétrer jusque sous la tente de Porsenna, qui préside un tribunal de justice. Problème : il n'a jamais vu le Roi. Et, dans sa précipitation, il poignarde le premier bonhomme à la dégaine royale venu, ignorant sans doute que l'habit ne fait pas le moine et les riches vêtements de font pas un Roi. Hélas pour lui (et pour sa victime !) il a mortellement poignardé le scribe de Porsenna, qui n'en demandait pas tant !

                                        Capturé par la garde royale, il est amené devant le Roi, qui exige de connaître son nom, celui de ses complices et la manière dont il est parvenu à atteindre le camp. Mais Scaevola lui rétorque :
"Je suis citoyen romain, on m'appelle Caius Mucius. Ennemi, j'ai voulu tuer un ennemi et je ne suis pas moins prêt à recevoir la mort que je ne l'étais à la donner. Agir et souffrir en homme de cœur est le propre d'un Romain, et je ne suis pas le seul que ces sentiments animent. Beaucoup d'autres après moi aspirent au même honneur. Apprête-toi donc, si tu crois devoir le faire, à combattre pour ta vie à chaque heure du jour. Tu rencontreras un poignard et un ennemi jusque sous le vestibule de ton palais. Cette guerre, c'est la jeunesse de Rome, c'est nous qui te la déclarons." (Tite-Live, "Histoire Romaine", II - 12.)

"Muscius Scaevola Devant Porsenna." (Toile de Matthias Stomer.)

                                        Furieux, Porsenna veut soumettre le jeune homme à la torture mais celui-ci enfonce sa main droite dans un brasier destiné aux sacrifices, allumé à côté de lui. Par ce geste, il démontre sa détermination tout en punissant la main qui a manqué son but. Sans montrer le moindre signe de douleur, tandis que  sa chair se consume, il explique avec le plus grand calme :  "Vois combien le corps est peu de chose, pour ceux qui n'ont en vue que la gloire." (Ibid.)

                                        Fortement impressionné par le courage de ce kamikaze, Porsenna lui laisse la vie sauve et l'autorise à retourner à Rome. Feignant la reconnaissance, Scaevola fait mine de lui avouer l'étendue du complot et affirme qu'il reste trois cent jeunes Romains prêts à attenter à ses jours au péril de leur vie, et qu'ils rôdent en ce moment-même autour du camp étrusque... Affolé à l'idée d'être la cible d'autant de têtes (ou plutôt de mains) brûlées du même genre, le Roi capitule, et il envoie des ambassadeurs négocier la paix.

"Mucius Scaevola" (Statue de L.P. Deseine.)

                                        Fêté à Rome comme un véritable héros, Caius Mucius se voit attribuer en récompense des terres agricoles sur la rive droite du Tibre (que l'on connaîtra plus tard sous le nom de Mucia Prata - les prés Muciens). Privé de l'usage de sa main droite, il reçoit en outre le surnom de Scaevola, qui signifie "le gaucher", et que ses descendants conserveront.

                                        L'histoire est édifiante, et c'est sans surprise qu'elle a inspiré de nombreux artistes, parmi lesquels Charles Le Brun, Andrea Mantegna, Nicolas Poussin ou Paul Rubens en peinture, ou Filippo Amadei, Giovanni Bononcini et Georg Friedrich Haendel en musique, qui ont composé ensemble un opéra sur le sujet, chacun se chargeant de l'écriture d'un acte.

"Mucius Scaevola" (Par A. Mantegna.)

                                        Deux autres anecdotes, rapportées notamment dans l'excellent "Dictionnaire Amoureux De La Rome Antique" de Xavier Darcos, méritent d'être citées. La première concerne Nietzsche : son professeur contestant la crédibilité de l'histoire et arguant que personne ne pouvait plonger sa main dans le feu et que les martyrs comme Scaevola n'existaient pas, Nietzsche se serait alors saisi d'un charbon brûlant dans un poêle allumé, sous les yeux effarés de ses camarades. Quant à la seconde, elle est tirée des "Confessions" de mon cher Jean-Jacques Rousseau :
"Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une république et fils d'un père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain ; je devenais le personnage dont je lisais la vie ; le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendaient les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'aventure de Scaevola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action." (Jean-Jacques Rousseau, "Les Confessions", Livre I.)

"Mucius Scaevola Devant Porsenna." (Toile de Pierre Paul Rubens.)

Reste que le personnage de Caius Mucius Scaevola est souvent associé à celui d' Horatius Coclès : celui-là, je vous en parlerai la prochaine fois... Et vous êtes déjà impatient : j'en mettrai (oui, je vais oser !) ma main au feu !

mercredi 17 avril 2013

FELG : Rome, l'Afrique et Nous.

                                        Décidément, ce festival européen Latin-Grec nous aura fait voyager ! Pas seulement parce que, embrassant les cultures gréco-latines, il nous a permis de redécouvrir les bases de notre civilisation, ni même en raison des multiples origines géographiques des différents participants, qu'ils viennent de Sicile, de Malte, d'Angleterre (un petit bonjour à Jonathan Halliwell, au passage !) ou plus prosaïquement des 4 ou plutôt 6 coins de l'hexagone. Mais après nous avoir emmenés à Malte par l'entremise de M. l'Ambassadeur Pierre Clive Agius, la manifestation nous a proposé de traverser la Méditerranée à l'occasion d'une conférence donnée par Paul Mattéi, professeur à l'Université de Lyon II. Son intervention, intitulée "Rome, l'Afrique et nous : voyages en Méditerranée." nous invite donc à examiner les relations entre la Rome antique et le territoire connu sous le nom d'Africa. Un sujet dense et riche, traité avec passion et érudition par un homme éminemment sympathique, et sur lequel je me propose de revenir aujourd'hui, en retranscrivant les grands axes de son discours.

Paul Mattéi.

Situation géographique et brève Histoire de l'Afrique romaine.


                                        Pour commencer, il faut tout d'abord tenter de définir ce que l'on entend par "Africa" : ce territoire, qui correspond en gros au Maghreb actuel, s'étend sur une zone précise et bien déterminée, de sorte qu'on pourrait presque le comparer à une île. Il dessine en quelque sorte un rectangle de 300 000 km², délimité au Nord et à l'Est par la Méditerranée, au Sud par les hautes plaines et les montagnes de l'Atlas, et à l'Ouest par l'océan Atlantique. Sa population est constituée de multiples peuples, dont les principaux sont les Musulames (vers le Maroc actuel), les Gétules (Algérie) et les Garamantes (Tunisie). Ses paysages sont formés de vastes plaines, entrecoupées de massifs montagneux tels que les Aurès ou les monts Kabyles.

Destruction de Carthage par les Romains. (Via Yale University.)

                                        Historiquement, tous ces pays ont été conquis par Rome de façon progressive, à partir de la destruction de Carthage au terme des guerres puniques (146 avant J.C.), et la domination romaine s'est poursuivie jusqu'à la chute de l'Empire, près de 800 ans plus tard : l'Histoire commune entre ces terres et la puissance romaine s'est étendue sur plus de 7 siècles. Le cadre spatio-temporel de cette brève étude est donc clairement défini.

                                        L'an 146 avant J.C. marque la chute de Carthage : la puissance punique vaincue, le Nord-Est de la Tunisie passe sous domination romaine et forme la province d'Africa. Cette conquête se poursuit lors de la guerre civile opposant César à Pompée, et elle s'étend vers l'Est, l'Est algérien devenant la province d'Afrique nouvelle. En 40, sous le règne de Caligula, c'est la Maurétanie (Algérie côtière et Nord du Maroc) qui passe à son tour sous le contrôle de Rome, à la mort du Roi Aedemon. Au cours de la fin du Ier siècle, l'armée romaine continue à progresser vers le Sud et l'Est, franchissant le massif des Aurès, et elle pénètre à l'intérieur des terres. On peut alors considérer que l'Afrique romaine atteint ses dimensions maximales.

Septime Sévère.

                                        Hormis quelques révoltes sporadiques, la paix et la prospérité règnent en Afrique, et en particulier sous le règne de la dynastie des Sévères (IIème - IIIème siècles.) dont le fondateur, Septime Sévère, est d'ailleurs Africain puisque né en Tripolitaine. Ce IIème siècle est aussi marqué par l'implantation du christianisme, qui se développe avec succès dès le IIIème siècle. Cette vitalité démographique et culturelle du christianisme africain se confirme lors des deux siècles suivants, en dépit de plusieurs schismes, et se poursuit jusqu'à la fin du VIIème siècle.

                                        Après le règne des Sévères, la fin du IIIème siècle en Afrique est une période agitée - tout comme dans le reste de l'Empire. Mais le siècle suivant voit le rétablissement de la paix et de la prospérité, jusqu'à l'affaiblissement de l'Empire romain d'Occident. Cette décadence s'accompagne en Afrique d'une césure brutale en 429 - 439, lorsque les Vandales annexent la Bétique (Sud de l'Espagne) : ils traversent le détroit de Gibraltar et balayent l'Afrique d'Ouest en Est, atteignant les portes de Carthage. Si les différents royaumes germains sont en pleine ascension durant près d'un siècle, cette conquête ne s'accompagne pas de grands bouleversements sociaux ou économiques, puisque les structures antiques sont maintenues ; en revanche, c'est une rupture culturelle majeure, car les Vandales sont des chrétiens ariens, qui persécutent les chrétiens africains. Toutefois, les Vandales n'occupent pas la totalité de l'ancien territoire, et des pans entiers de l'ancienne zone d'influence romaine passent sous la coupe de différentes tribus, comme les Maures ou les Berbères : petit à petit, les structures tribales se substituent ici ou là aux structures impériales.

Denier du roi vandale Gelimer. (Via wikipedia)

                                        En 533, l'Empire romain d'Orient de Justinien reconquiert l'Afrique. Les Vandales chassés, la population romano-africaine renoue avec la culture et la société romaines, ce qui devait lui apparaître comme l'ordre naturel des choses au terme d'un petit siècle d'occupation germaine. Surgissent cependant des révoltes marginales, faits des tribus mentionnées plus haut, sans pour autant obérer la grande prospérité des provinces.

                                        Cet état de fait dure 130 ans, jusqu'en 646 où surgit une première alerte : les Arabes musulmans venus de Cyrénaïque et d’Égypte tentent un premier raid sur la Tunisie. Ils remportent d'ailleurs plusieurs victoires, mais ces campagnes restent sans lendemain. Les Arabo-musulmans lancent une nouvelle attaque en 660, et il ne leur faut cette fois que 40 ans pour prendre le contrôle de toute la zone, de la Méditerranée jusqu'à l'Atlantique. En 698, Carthage est prise et détruite. Cette date sonne officiellement le glas de l'Africa romaine, mais la disparition de l'ordre impérial et la prévalence de la nouvelle religion ne détruisent pourtant pas d'un seul coup le christianisme, ni même l'usage du Latin. Jusqu'au XIème siècle, des communautés chrétiennes latines cohabiteront avec les nouveaux maîtres du territoire, et l'ordre antique ne disparaîtra que progressivement, vers la fin du XIIème siècle.


Les marques de la civilisation romaine en Afrique.


                                        Nous l'avons vu, l'Afrique romaine est un ensemble bien délimité dans le temps et dans l'espace. Sous domination romaine, elle est divisée en plusieurs provinces. Au IVème siècle par exemple, elle se compose d'Ouest en Est des Maurétanie tingitane, césarienne et sitilienne, de la Numidie, de la Zeugitane, de la Byzacène et de la Tripolitaine. Il s'agit d'une zone riche, tant sur le plan économique que culturel. Sa capitale est Carthage, colonie romaine rebâtie sous César puis Auguste, connue sous le nom de Colonia Julia Cartago, cité de langue et de culture latines, et non phéniciennes. On estime qu'il s'agit de la 2ème ou 3ème plus grande ville de l'Empire, juste derrière Rome et peut-être Alexandrie.

(JB. Bouron, "Rome En Afrique", éd. Flammarion.)

                                        Mais Carthage n'est pas la seule ville importante d'Afrique, et la région compte de nombreuses cités très développées et très prospères, au moins jusqu'au Vème siècle, et qui possèdent de grands monuments typiquement romains, et notamment des temples et des basiliques comme le montrent les ruines de Timgad ou le Capitole de Dougga. On y trouve aussi des demeures somptueuses, ainsi que le raconte l'Africain Apulée dans son roman "L’Âne d'Or" (ou "Les Métamorphoses"), dont l'action se déroule en principe en Thessalie, mais dont le cadre est en fait africain :
"Un atrium de la dernière magnificence nous offre aux quatre coins une colonne, surmontée d'un globe qui porte une Victoire élevant des palmes. Ces figures s'élancent à ailes déployées, chacune vers un point de l'horizon. Du bout de leurs pieds, d'où s'échappent des gouttes de rosée, elles repoussent, par un mouvement précipité, le point d'appui, qui se dérobe en tournant sans se déplacer. Le pied n'y pose plus, mais il l'effleure encore; et l'illusion va jusqu'à vous faire voir ces statues en plein vol. Une Diane en marbre de Paros, du travail le plus exquis, occupe le point central de l'édifice. La déesse marche, et, dans son action animée, ses draperies flottent, son buste se projette en avant; elle semble venir à votre rencontre, et le respect vous saisit à la majesté divine qui l'environne. Plusieurs chiens l'escortent de droite et de gauche. Ces animaux sont aussi de marbre. Leurs yeux menacent, leurs oreilles se dressent, leurs naseaux s'enflent, ils montrent leurs dents terribles. Si, du voisinage, un aboiement se faisait entendre, chacun croirait qu'il sort de ces gosiers de pierre. (...) En arrière de ce groupe s'élève une grotte tapissée de mousse, de gazon, de lianes grimpantes et de pampre, entremêlés çà et là de ces arbustes qui se plaisent sur les rochers. Tout l'intérieur de la grotte est éclairé par le reflet du marbre, dont rien n'égale la blancheur et le poli. Au dehors et sur les flancs pendent des raisins et d'autres fruits, que l'art, émule de la nature, a exprimés avec une vérité parfaite. C'est à croire qu'ils attendent seulement, pour être cueillis et mangés, que la coloration leur soit venue du souffle mûrissant du vent d'automne. Penchez-vous, et voyez-les se réfléchir dans le miroir de ces fontaines qui jaillissent en divers sens des pieds de la statue; ils tremblent dans cette onde agitée comme aux rameaux de la vigne elle-même, et à l'imitation déjà si parfaite se joint le prestige du mouvement.  Au travers du feuillage, on voit se dessiner la figure d'Actéon, déjà cerf à moitié. Il jette, en tournant la tête, un regard furtif sur la déesse, et guette l'instant où elle va se mettre au bain. (Apulée, "L’Âne d'Or", II - 4)
Diane chasseresse. (Musée du Louvre.)


                                        L'Afrique romaine, à l'instar de la société de Rome, est également friande de spectacles et les structures telles que les théâtres et les arènes y sont donc nombreuses. C'est encore une fois Apulée qui nous en donne l'illustration, toujours dans "L’Âne d'Or" :
"On prélude au spectacle par des divertissements chorégraphiques. Moi, placé hors de l’enceinte, je me régalais, en attendant, du tendre gazon qui en tapissait les abords. La porte était ouverte, et mon œil curieux jouissait, par échappées, d’une ravissante perspective. Des groupes de jeunes garçons et de jeunes filles rivalisant de beauté, de parure et d’élégance, exécutaient la pyrrhique des Grecs, et décrivaient mille évolutions, dont l’art avait combiné les dispositions d’avance. Tour à tour on voyait la bande joyeuse tourbillonner en cercle comme la roue d’un char rapide, et tantôt se déployer, les mains entrelacées, pour parcourir obliquement la scène ; tantôt se serrer en masse compacte à quatre fronts égaux, et tantôt se rompre brusquement pour se reformer en phalanges opposées.  Quand ils eurent successivement exécuté toute cette variété de poses et de figures, le son de la trompette mit fin au ballet. Aussitôt le rideau se baisse, les tentures se replient, le grand spectacle va commencer." (Apulée, "L’Âne d'Or", X - 29)


Ruines de l'amphithéâtre romain d'El-Jem, Tunisie.

                                        L'implantation durable du christianisme conduit l’Église à adapter les structures cultuelles à la densité urbaine de l'Afrique, et à bâtir de nombreux monuments grandioses, comme la Basilique de Tipaza.

Ruines de la basilique de Tipaza.


                                        Très urbanisée, riche et prospère, l'Afrique est une terre opulente, grande productrice agricole (d'huile et de blé en particulier) mais aussi un important foyer culturel. Elle dispose ainsi, par exemple à Carthage, d'écoles de grammaire et de rhétorique réputées - au point que Juvénal qualifie l'Afrique de "mère des avocats". De fait, plusieurs grands noms de la littérature latine sont Africains : Apulée donc, mais aussi Fronton (précepteur de Marc Aurèle), ou les chrétiens Tertullien, Cyprien de Carthage ou  évidemment Saint Augustin.

                                        En dépit des apparences, Paul Mattéi insiste sur le fait que l'Afrique romaine n'a jamais été une terre coloniale, et ce malgré les guerres successives (notamment contre les peuples berbères et maures, qui défendaient leur mode de vie) et l'implantation d'Italiens. Au temps d'Auguste, on pouvait à la limite la considérer comme une colonie de peuplement, mais si quelques ombres persistent, les hautes classes autochtones , puis une part plus large de la population, ont compris tout l'avantage qu'elles pouvaient trouver à accepter l'ordre impérial, qui leur permettait d'intégrer des structures étatiques fortes et de s'insérer dans le monde méditerranéen. Jusqu'en 212, marquée par l'octroi de la citoyenneté romaine à l'ensemble des habitant de l'Empire par Caracalla, le nombre d'Africains citoyens romains ne fera que croître, et ceci concerne en premier lieu les chrétiens.

                                        Cette assimilation se traduit en particulier dans l'utilisation des langues : les vieux idiomes comme le Berbère, le Punique, etc. subsistent toujours mais, par-delà ces langues, le Latin s'est implanté sur tout le territoire, au point de passer du statut de langue étrangère de colonisation à celui d'idiome totalement accepté. De même, la culture et l'art romain essaiment en Afrique, à l'exemple de la mosaïque - un domaine dans lequel les Romano-Africains passeront maîtres, fabriquant les œuvres les plus fines et subtiles de l'Empire.

Mosaïque de Sousse, représentant Virgile et les muses Clio et Melpomène.


Mosaïque de l'école africaine.

Quelques personnalités romano-africaines.



                                        Si l'Afrique romaine a connu un fort développement économique, elle est aussi devenue une terre de culture latine. Plusieurs grandes figures des IIème et IIIème siècles sont ainsi africaines, et Paul Mattéi en a choisi quatre, parmi les plus emblématiques.

Apulée.


                                        Apulée, tout d'abord, que nous avons déjà cité à plusieurs reprises. Né à Madaure (Algérie) en 123, il est surtout connu pour son roman "L’Âne d'Or", mais aussi pour avoir été le héros involontaire d'un tragique vaudeville. Vers 150, en Tripolitaine, Apulée épouse une veuve, plus âgée que lui et surtout fort riche. Bien évidemment, la belle-famille de l'écrivain s'insurge, présumant qu'il a succombé à l'appât du gain bien plus qu'aux charmes de la dame. Ni une, ni deux : ils lui intentent un procès devant le proconsul, l'accusant d'avoir ensorcelé la veuve ! Mais Apulée se défendra grâce à un plaidoyer habile et spirituel, connu sous le nom de "De Magia". Pour notre intervenant, cette affaire s’apparente à un roman balzacien, en ce que les ennemis d'Apulée appartiennent à ce milieu provincial et sordide, si souvent mis en scène par le romancier français. Outre son goût évident pour Apulée, une autre raison a motivé son choix : les liens d'affection, de respect, de réciprocité qui unissent l'homme à son épouse, qu'il considère comme son égale. Bref, une conception du couple extrêmement moderne, proche de la nôtre. J'aurai certainement l'occasion de revenir sur le personnage d'Apulée, dont l'oeuvre m'enchante également...

Apulée transformé en âne. (Via Art Institute Chicago)

Sainte Perpétue.


                                        Vient ensuite, dans cette liste subjective (mais ma foi judicieuse), une femme : Perpétue. Ou plutôt Sainte Perpétue, comme nous allons le voir. Nous sommes au tout début du IIIème siècle, lorsqu'un groupe de chrétiens est arrêté, et jugé devant le proconsul. Parmi eux se trouve Perpétue, une jeune bourgeoise de 20 ans. Enchaînée, elle tient dans ses bras son bébé, qu'elle allaite encore. Son père se jette à ses pieds pour la supplier de renier sa foi, on tente de la convaincre en lui répétant que son enfant va devenir orphelin, mais tout cela en vain : Perpétue reste fidèle au christianisme. Condamnée à être livrée aux bêtes avec sa servante Félicité, elle est mise en pièces par une vache sauvage et on achève les deux femmes à coups d'épée. Le récit de ce martyre nous est parvenu grâce à un texte, "La Passion de Perpétue et Félicité.", qui relate les derniers jours des jeunes femmes :
"Un autre jour en plein repas, on nous emmène soudain au tribunal. Nous arrivons au forum. La nouvelle se répand rapidement dans les quartiers voisins ; il y eut bientôt foule. Nous montons sur l’estrade. On interroge les autres, qui confessent leur foi. Mon tour arrive, quand brusquement apparaît mon père, portant mon fils dans les bras. Il me tire de ma place et me dit : "Aie donc pitié de l’enfant. " Le procurateur Hilarianus, qui remplaçait Minutius Timinianus, le proconsul défunt, et avait le droit de glaive, à son tour insista : "Prends en pitié les cheveux blancs de ton père, le tendre âge de ton enfant. Sacrifie pour le salut des empereurs." Moi je réponds : "Je ne sacrifierai pas." Hilarianus : "Es-tu chrétienne ?" Je lui réponds : "Je suis chrétienne." Mon père restait à mess côtés pour me fléchir. Hilarianus donna un ordre : on chassa mon père et on le frappa d’un coup de verge. Ce coup m’atteignit, comme si c’était moi qu’on eût frappée. Je souffrais de sa vieillesse et de sa souffrance. Alors le juge prononça la sentence : nous étions tous condamnés aux bêtes. Et nous partîmes tout heureux vers la prison. ..." (Via www.fraternite-sainte-perpetue.com)



Perpétue, femme et chrétienne, refusant obstinément de renier sa foi, a donc bien sa place dans ces grandes personnalités de l'Afrique romaine.

Le moissonneur de Makthar.


                                       La troisième figure retenue par Paul Mattéi, vous ne la trouverez pas dans les livres d'Histoire. Il s'agit d'un anonyme, dont l'existence nous est connue grâce à une inscription funéraire découverte à Makthar (au Sud de Carthage). Cette épitaphe est celle d'un moissonneur, rude travailleur, symbole de tous les paysans qui firent de l'Afrique romaine cette terre de prospérité économique dont nous avons maintes fois parlé :
"Je suis né dans une famille pauvre ; mon père n’avait ni revenu, ni maison à lui. Depuis le jour de ma naissance, j’ai toujours cultivé mon champ. Ma terre ni moi n’avons pris aucun repos. Lorsque revenait l’époque de l’année où les moissons étaient mûres, j’étais le premier à couper mes chaumes, lorsque paraissaient dans les campagnes les groupes de moissonneurs, qui vont se louer autour de Cirta, la capitale des numides, ou dans les plaines que domine la montagne de Jupiter, alors j’étais le premier à moissonner mon champ. Puis, quittant mon pays, j’ai, pendant douze ans, moissonné pour autrui sous un soleil de feu ; pendant onze ans, j’ai commandé une équipe de moissonneurs et j’ai fauché le blé dans les champs des Numides. A force de travailler, ayant su me contenter de peu, je suis enfin devenu propriétaire d’une maison et d’un domaine : aujourd’hui, je vis dans l’aisance. J’ai même atteint les honneurs : je fus appelé à siéger au sénat de ma cité, et de petit paysan je devins censeur. J’ai vu naitre et grandir autour de moi mes enfants et mes petits enfants ; ma vie s’est écoulée paisible et honoré de tous." 

Saint Augustin.


                                       Mais le plus célèbre des Romano-africains est sans conteste Saint Augustin, dont les réflexions sur le rapport entre le temporel et le céleste peuvent encore nous éclairer aujourd'hui. Une fois encore, je reviendrai plus longuement sur ce personnage éminent de la littérature chrétienne latine, mais je vous cite ici les deux extraits de son œuvre sélectionnés par Paul Mattéi :
"Autre chose est de voir d'un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène, de s'évertuer en vain dans des régions impraticables, au milieu des assauts et des embuscades que dressent les déserteurs fugitifs avec leur chef, lion et dragon ; autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste, à l'abri des brigandages de ceux qui ont déserté la milice céleste ; car ils l'évitent comme le supplice." (Saint Augustin, "Les Confessions", VII - 21.27.)

Saint Augustin. (Fresque de Sandro Botticelli.)

Ce passage soulève l'opposition entre les philosophes et les Chrétiens, et démontre que a foi ne se pense pas, mais qu'elle se ressent. Il souligne aussi que la culture et la religion, loin de s'opposer ou de se confondre, doivent procéder d'une articulation, nécessaire à leur coexistence. Une belle illustration de la question de la place de la religion dans la société, qui résonne évidemment avec notre époque.

                                       Le deuxième extrait est sans doute l'un des plus connus de l'auteur, mais aussi l'un des plus beaux :
"Je ne doute pas, mais je suis sûr dans ma conscience, Seigneur, que je t’aime. Tu as percé mon cœur de ton Verbe et je t’ai aimé. Eh bien ! qu'est-ce que j'aime quand je t'aime ? Ce n'est pas la beauté d'un corps, ni le charme d'un temps, ni l'éclat de la lumière, amical à mes yeux d'ici-bas,ni les douces mélodies des cantilènes de tout mode, ni la suave odeur des fleurs, des parfums, des aromates, ni la manne ou le miel, ni les membres accueillants aux étreintes de la chair : ce n'est pas cela que j'aime quand j'aime mon Dieu. Et pourtant, j'aime certaine lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine étreinte quand j'aime mon Dieu : lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l'homme intérieur qui est en moi, où brille pour mon âme ce que l'espace ne saisit pas, où résonne ce que le temps rapace ne prend pas, où s'exhale un parfum que le vent ne disperse pas, où se savoure un mets que la voracité ne réduit pas, où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas. C'est cela que j'aime quand j'aime mon Dieu." (Saint Augustin, "Les Confessions", X - 6.8.)
La Conversion de Saint Augustin. (Par Fra Angelico).

Conclusion.


                                      En guise de conclusion à ce bref aperçu de ce que fut l'Afrique romaine, il est bon de rappeler que ce n'est qu'à partir du VIIIème siècle que ses populations se tournent vers d'autres civilisations, et que le christianisme et la société latine, si elles persistent un temps, sont progressivement étouffées et finissent par s'éteindre peu à peu. Et j'achèverai ce compte-rendu en citant la propre conclusion de Paul Mattéi, qui souligne avec justesse et optimisme à quel point l'Afrique romaine demeure proche de nous : "Comme Augustin n'a jamais cessé d'être des nôtres, beaucoup pensent dans sa région qu'il était aussi des leurs." Que voulez-vous ajouter après ça ?!!