mercredi 30 juillet 2014

Bonne Lecture : "L'Aigle de Rome" de Wallace Breem.

                                        Quand une maison d'édition me contacte pour me proposer de chroniquer un roman sur l'Antiquité romaine, je remercie Apollon et je danse la macarena dans mon salon. Puis, j'accepte dans la foulée. C'est ainsi qu'il y a quelques jours, les éditions Panini ont eu la gentillesse de me faire parvenir un gros bouquin, "L'Aigle de Rome" de Wallace Breem. Ce roman, qui n'était plus disponible depuis des années, inaugure une nouvelle collection baptisée Invicta. Elle invite ses lecteurs à découvrir les grands évènements et les personnages de l'Histoire par le biais de la fiction, en sélectionnant des ouvrages abordant des périodes et thématiques variées. En attendant les prochaines sorties ( que je compte bien guetter chez mon libraire habituel), j'ai donc mis mes pas dans ceux de Maximus, héros de cet "Aigle de Rome"...

                                        Au crépuscule de son Histoire, l'Empire romain n'est plus qu'un édifice vacillant, sur le point de s'effondrer : attaqué de toutes parts par les Barbares sur ses frontières, il est aussi déchiré par les luttes intestines. La gloire d'antan évanouie, demeurent néanmoins des hommes pour qui les mots d'honneur et de courage ont encore un sens. Paulinius Gaius Maximus est l'un de ceux-là. Ayant grandi en Gaule à Arelate, il a rejoint l'armée romaine et s'est vu confier un poste de commandement sur le Mur d'Hadrien. Il s'y est lié avec des compagnons d'armes, y a connu et perdu son épouse, a été trahi par son cousin Julianus qui a rallié l'ennemi et a infligé de sérieux revers à l'armée romaine. Au cours de l'hiver 406, le général Stilicon, d'origine barbare mais commandant de l'Empire d'Occident, sollicite notre héros pour sécuriser les frontières du Rhin. Maximus et son fidèle second Quintus sont envoyés en Germanie où il vont s'efforcer de contenir les Alamans, Alains, Marcomans, Vandales, etc. qui, de l'autre côté du fleuve, comptent bien percer les défenses romaines et déferler sur l'Empire. Mais à la tête d'une maigre légion, Maximus doit en plus affronter la lourde bureaucratie impériale engluée dans la corruption et composer avec le pouvoir chrétien quand lui-même est un fervent adorateur de Mithra. Entre tractations diplomatiques et lutte armée, Maximus tentera jusqu'au bout de protéger l'Empire des invasions. Mais la victoire n'est déjà plus qu'une illusion et ne demeure que l'espoir de retarder autant que possible l'inévitable défaite - avant de mourir, avec honneur et dignité, le glaive à la main.

                                        Les derniers soubresauts de l'Empire et sa chute fracassante : voilà ce que raconte ce remarquable roman, écrit à la première personne. Un Maximus vieillissant retrace son parcours, revenant brièvement sur sa jeunesse et les années passés sur le mur d'Hadrien, avant de centrer son récit sur la mission qui lui a été confiée : tenir, coûte que coûte, la frontière rhénane. Au premier abord, il s'agit donc d'un roman de guerre : les quelques 500 pages exposent surtout la vie du camp romain et les successions d'escarmouches, de batailles, de sièges et de manœuvres contre les Barbares. On assiste aussi aux pourparlers diplomatiques et aux alliances nouées avec des tribus locales, sans lesquelles Rome n'aurait jamais réussi à repousser si longtemps les ennemis.





                                        Plongée dans ce roman de guerre, j'avoue avoir d'abord été réticente tant je suis en général peu touchée par ce genre de littérature : les combats, les tactiques de guerre et les descriptions techniques m'intéressent cinq minutes mais je décroche au-delà de quelques pages. A ma grande surprise, j'ai pourtant été happée par ce pavé, et je n'ai pas lâché le récit avant la dernière ligne. D'abord parce que le roman est riche en thématiques. Plus qu'une litanie de batailles, il dessine en fait un panorama subjectif (puisque décrit du point de vue de Maximus) mais réaliste de la décadence de Rome.  A travers la manière dont le héros tente de remplir sa mission, on découvre avec effarement le délitement des institutions locales et impériales, la corruption généralisée, la démotivation des troupes... Autant d'aspects qui, progressivement, sclérosent de l'intérieur un Empire qui peine à maintenir l'intégrité de son territoire.  

                                         Extrêmement documenté, le livre remet d'ailleurs en perspective les motivations des peuples germaniques, eux-mêmes poussés vers l'Ouest par les Huns et cherchant à survivre plutôt qu'à conquérir. On y lit aussi les négociations entre Romains et Barbares et les alliances auxquelles elles aboutissent, et la passionnante confrontation symbolique entre Maximus et Julianus court sur tout le roman. De même, le culte de Mithra est omniprésent, mais en filigrane et de manière parfois cryptique - au point que  je serais probablement passée à côté sans le dossier proposé en fin d'ouvrage. (Dossier intéressant mais auquel j'aurais ajouté une carte, bien utile pour situer l'action.)

                                        Mais un roman historique reste avant tout un roman, qui ne saurait intéresser le lecteur sans un héros digne de ce nom. Et Maximus (qui aurait d'ailleurs inspiré à Ridley Scott le personnage de "Gladiator", rapporte le dossier de presse) remplit parfaitement ce rôle. Militaire courageux et impitoyable, entièrement dévoué à Rome et prêt à se sacrifier pour défendre l'Empire, il est aussi un ami fidèle et loyal, un homme qui cache ses douleurs et ses failles, qui porte sur ses épaules le destin de ses soldats et illustre d'une certaine manière celui de l'Empire. En tout cela, il incarne toutes les valeurs romaines archaïques, quand celles-ci ne veulent plus rien dire. On finit par s'attacher à ce parangon de vertu romaine et on tremble pour lui comme pour ses compagnons d'armes - alors même qu'aucun doute ne subsiste quant à leur sort inéluctable.

                                        Enfin, la réussite de cet ouvrage tient beaucoup à l'écriture : les dialogues sont enlevés et le récit est détaillé, mais le style reste simple et direct, avec un ton de plus en plus sombre, accentuant le sentiment d'urgence et d'angoisse qui tenaille le narrateur, et se transmet au lecteur. Au fil des pages, on sent monter le désenchantement et la résignation, entrecoupées par des périodes de tension extrême - jusqu'à l'épique affrontement final.




                                        Je ne qualifierais pas cette lecture d'agréable, tant le texte est finalement sombre et pessimiste. Et pourtant, je vous le recommande. Certainement l'un des meilleurs romans sur la chute de l'Empire romain, ce texte dense vous prend aux tripes pour vous jeter sur les rives glacées du Rhin. Ne vous fiez pas aux apparences, ceci n'est pas un roman de guerre - ou pas seulement. C'est une histoire de loyauté, d'intégrité, de courage, de sacrifice et d'honneur ; un roman riche et complexe avec quelque chose de crépusculaire, qui vous raconte l'agonie d'une poignée d'hommes défendant jusqu'aux ultimes instants un idéal depuis longtemps disparu.



Je remercie les éditions Panini, qui m'ont permis de chroniquer cet ouvrage, dont voici les références :

L'AIGLE DE ROME de Wallace Breem.
Éditions Panini Books - Collection Invicta : lien ici.
448 pages - 22€.
 




dimanche 20 juillet 2014

Felix Dies Natalis ! Joyeux Anniversaire.

                                        On n'est jamais si bien servi que par soi-même. Si vous avez lu mon profil, vous avez remarqué que je partageais ma date d'anniversaire avec Alexandre le Grand : nous le fêtons tous les deux demain, le 21 Juillet. (Enfin, surtout moi...) Et bien qu'Alexandre soit macédonien, c'est l'occasion rêvée de poser la question suivante : les Romains fêtaient-ils leur anniversaire ?

                                        Mettons fin à cet insoutenable suspense : oui, les Romains fêtaient les anniversaires. (Tant mieux : sinon mon article aurait été trop court...) Pour nous, un anniversaire est synonyme de fête, cadeaux, gâteau et bougies. Plus symboliquement, c'est la commémoration du jour de notre naissance, ou l'occasion de  montrer à ceux que l'on aime que nous sommes heureux qu'ils existent. Mais qu'en était-il dans l'Antiquité ? Et bien, c'était à peu près la même chose - si ce n'est que s'y ajoutait une dimension religieuse, faisant de l'anniversaire la célébration du Genius, sorte d'ange gardien antique.

                                        On ignore quelle civilisation a été la première à fêter les anniversaires, mais l'origine de cette pratique est liée au caractère divin que certaines civilisations prêtaient à leurs dirigeants. Dans de nombreuses cultures, les célébrations étaient d'abord vouées aux divinités, dont on s'assurait ainsi la bienveillance et la protection. Or, le chef, roi ou détenteur du pouvoir étant souvent perçu comme le descendant ou l'émanation de ces mêmes divinités, plusieurs cérémonies lui étaient logiquement dédiées.

                                        Parmi les traces les plus anciennes, les exemples les mieux documentés concernent les Babyloniens, puis par leur intermédiaire les Égyptiens, soit deux peuples versés dans la science de l'astronomie. Ces derniers se basaient sur la disposition des étoiles et leur course céleste pour prévoir entre autres les crues du Nil, décider de l'édification des monuments ou fixer les dates des cérémonies religieuses. De plus, l'astronomie permet d'établir un calendrier précis, prérequis indispensable pour déterminer la date de naissance (et donc d'anniversaire) d'un individu.

Calendrier solaire égyptien - caveau funéraire de Senmout, (©Lessing agenzia contrasto / Milan.)

                                        Comme vous le savez, le Pharaon était perçu comme un Dieu, dont la destinée toute entière pesait sur celles du royaume et de ses sujets. Pour cette raison, le clergé égyptien accordait une importance particulière à la carte astronomique (emplacement des constellations, des planètes, du soleil, etc.) du jour de sa naissance et à son thème astrologique. On célébrait donc  la naissance du Pharaon : le jour était férié, et de gigantesques banquets étaient organisés. Progressivement, la commémoration du jour de naissance s'est étendue à l'ensemble de la noblesse (les classes populaires ne fêtaient pas les anniversaires), mais ne concernait que les hommes - à l'exception de la Reine. Pour la période qui nous intéresse, Plutarque évoque par exemple la fête organisée par Cléopâtre pour l'anniversaire de son amant, Marc Antoine.
"Après avoir célébré, avec une simplicité convenable à sa fortune présente, le jour anniversaire de sa naissance, elle surpassa pour celui d'Antoine l'éclat et la magnificence qu'elle avait mis dans toutes les fêtes précédentes, en sorte que des convives qui étaient venus pauvres au banquet, s'en retournèrent riches. " (Plutarque, "Vie d'Antoine", LXXXI.)

"Le Banquet de Cléopâtre" de Giambattista Tiepolo. (Via Google Art Project.)


                                        C'est encore une fois par le biais de la Grèce antique que les Romains assimilent la célébration des anniversaires. Les Grecs ne fêtaient pas les anniversaires des individus, mais ils croyaient en revanche que chacun était accompagné d'un esprit protecteur, le daemon, présent le jour de la naissance et qui veillait sur lui jusqu'à sa mort. Ce daemon était en relation directe avec la divinité présidant au jour natal, et les hommes se réunissaient dans des groupes ou sociétés pour célébrer chaque mois le jour anniversaire de ces Dieux et Déesses. Les adorateurs d'Artémis, déesse de la lune et de la chasse, célébraient son anniversaire le sixième jour de chaque mois : ils préparaient à cette occasion un gâteau de farine et de miel, de forme ronde pour symboliser la lune. On disposait dessus des bougies, représentant la lumière lunaire... Ce qui doit logiquement vous rappeler quelque chose.



Artémis maniant son arc. (Céramique attique à figures rouges - Museum of Fine Arts de Boston via Theoi.com.)


                                        Les Romains, dont la mythologie est largement inspirée des légendes et croyances grecques, reprennent l'idée d'un esprit protecteur : à Rome, le daemon devient Genius (Génie), sorte d'ange gardien qui accompagne l'individu tout au long de sa vie, de sa naissance à sa mort. On parle de Genius natalis pour les hommes, et de Juno natalis pour les femmes. Directement héritée des Grecs, la célébration de l'anniversaire est intrinséquement liée à cette croyance, puisqu'il s'agit à l'origine d'une pratique religieuse, dédiée au Genius.
"Le Génie est un dieu sous la tutelle de qui chacun, dès l'instant de sa naissance, est placé pour toute sa vie. Ce dieu, soit parce qu'il préside à notre génération, soit parce qu'il naît avec nous, soit parce que, une fois engendrés, il nous protège et nous défend, s'appelle Génie, du mot latin genere. (...) C'est donc au Génie que, de préférence, à chaque anniversaire de notre naissance, nous offrons un sacrifice. (...) Le Génie est un gardien si rigoureusement attaché à nos pas, qu'il ne s'éloigne point de nous un seul instant; mais, nous prenant au sortir du sein de nos mères, il nous accompagne jusqu'au tombeau." (Censonirus, "De dies natalis", I-2.)

Statuette du Genius du pater familias. (Bronze du Ier s. - ©Luis Garcia.)
 
                                       On célèbre tout d'abord les anniversaires des personnages importants, à titre de fêtes publiques, puis progressivement, les fêtes deviennent privées : d'abord observée par les Patriciens et concernant surtout le pater familias ou chef de famille, la pratique s'étend progressivement à toutes les classes sociales, sans distinction de sexe.

                                        L'anniversaire de sa naissance (dies natalis en Latin) est considéré pour un Romain comme un jour faste, et il porte pour l'occasion une tenue blanche, de préférence neuve, comme un symbole de pureté et de renaissance. Accompagné de ses amis et de sa famille, il sacrifie à son Genius et aux Lares, auxquels il offre des couronnes de fleurs, des gâteaux, du vin ou de l'encens. Sont proscrites les offrandes sanglantes : on croit en effet qu'il serait néfaste de verser le sang ce jour-là. On allume des bougies sur l'autel et on prononce la vota, formule rituelle par laquelle on sollicite la protection du Genius pour une nouvelle année.  
"Disons des paroles de bon augure : l'Anniversaire vient aux autels. Vous tous qui êtes présents, hommes ou femmes, gardez le silence. Qu'on brûle un pieux encens dans le foyer, qu'on brûle les parfums que le voluptueux arabe envoie de son riche pays. Que le Génie vienne voir lui-même les honneurs qu'on lui rend, sa chevelure sacrée ornée de souples guirlandes. Qu'un nard pur dégoutte de ses tempes, qu'il se rassasie de gâteaux et s'arrose de vin pur. Puisse-t-il aussi, Cornute, exaucer tous tes vœux!"  (Tibulle, "Élégies", II - 2.)

Genius ailé. (Fragment de fresque, fin  du Ier s. - ©Jastraw via wikipedia.)


                                        Paradoxalement, on croit aussi que le jour de son anniversaire, un individu est davantage menacé par les mauvais esprits. Une fois la cérémonie en l'honneur du Genius achevée, il convient donc de les effrayer et, pour se faire, on s'entoure de ses amis et de sa famille, chacun apportant un cadeau et formulant des vœux afin de faire fuir les mauvais esprits. A l'origine, les souhaits de bon anniversaire sont donc une sorte de formule magique émise pour protéger du mauvais œil. Les parents, les amis, les clients, les patrons ne peuvent manquer d'offrir un cadeau, car un oubli ou une négligence serait considéré comme une grave offense.
"Debout ! que Rome, par de pieux hommages, célèbre les calendes d'octobre, anniversaire de l'éloquent Restitutus. Silence ! qu'on n'entende plus que nos vœux ! (...) Que le vieil admirateur des temps antiques te gratifie de quelque vase ciselé de la main de Phidias. Que le chasseur te donne un lièvre, le fermier un chevreau, le pêcheur le butin qu'il a prélevé sur la mer. Si chacun se met à t'envoyer du sien, que penses-tu, Restitutus, que doive t'envoyer le poète ?" (Martial, "Épigrammes", X - 87)
                                        Comme le sous-entend Martial, les poètes composent souvent une œuvre pour l'occasion, qu'ils dédient au héros du jour. Tel est le cas d'Horace, qui écrit une ode pour l'anniversaire de Mécène - et ça, c'est quand même la classe ! Martial encore se fend aussi de quelques vers, dédiés à son ami Quintus Ovidius :
"Crois-moi, Quintus, j'aime (car tu le mérites) les calendes d'avril, époque de ta naissance, autant que celles de mars, époque de la mienne. O jours heureux tous deux et dignes d'être notés parmi les meilleurs ! L'un m'a donné la vie, l'autre un ami.  C'est à tes calendes, Quintus, que je dois le plus." (Martial, "Épigrammes", IX -53.)

Apothéose d'Antonin Le Pieux et de sa femme Faustine. (Colonne antonine - ©Lalupa via wikipedia.)



                                        L'extrait cité plus haut, expliquant la nature du Genius, est d'ailleurs tiré d'un livre intitulé "De Dies Natalis", écrit par le grammairien Censorinus en 238 pour l'anniversaire de Quintus Caerellius, son patron.

                                        Enfin, la journée se conclut par un repas, auquel tous sont conviés. Mais à en croire les textes, même la distance n'empêche pas de célébrer un anniversaire. Plusieurs auteurs racontent ainsi comment ils observent la même cérémonie rituelle en l'honneur d'un proche, dont ils sont pourtant éloignés. Ovide célèbre par exemple l'anniversaire de son épouse (mais il est en exil et il file un mauvais coton) :
"L'anniversaire de la naissance de mon épouse réclame les solennités accoutumées. Prépare, ô ma main, de pieux sacrifices ! Ainsi jadis, l'héroïque fils de Laërte célébrait peut-être, aux extrémités du monde, la naissance de Pénélope. Que ma langue n'ait que des paroles joyeuses, et se taise sur mes longs malheurs. Hélas ! sait-elle encore proférer des paroles de bonheur ? Revêtons cette robe que je ne prends qu'une fois dans l'année, et dont la blancheur contraste avec ma fortune ; élevons un autel de vert gazon, et tressons des guirlandes de fleurs autour de son foyer brûlant. Esclave, apporte l'encens qui s'exhale en vapeurs épaisses, et le vin qui siffle répandu sur le brasier sacré ! Heureux anniversaire, quoique je sois bien loin de Rome, je souhaite que tu m'apparaisses ici dans toute la sérénité, et bien différent du jour qui m'a vu naître." (Ovide, "Les Tristes", V - 5.)

 
Autel dédié au Genius de la Legio VII Gemina. (©Caligalitus via wikipedia.)

                                        Ajoutons que certains Romains font des dons, par exemple aux corporations professionnelles dont ils sont membres, afin que leur Genius soit honoré de leur vivant mais aussi après leur mort. En marge de ces fêtes privées, il existe également des célébrations publiques : ces mêmes corporations célèbrent aussi l'anniversaire du Dieu sous la protection duquel elles sont placées et, sous le principat, l'anniversaire de l'Empereur et ceux des membres de la famille impériale donnent lieu à de grandes fêtes, de même que la date de l'accession à la Pourpre (appelée natales imperii). Ces célébrations sont généralement marquées par une journée (fériée et chômée) de jeux et un banquet offert à la foule. Dans les premiers temps, ces fêtes subsistent après la mort des Empereurs mais après 70, on commémore uniquement la naissance des Empereurs élevés au rang de Dieux. (Source : "Le Dictionnaire des Antiquités Grecques Et Romaines" de Daremberg et Saglio.)




Genius de l'Empereur Domitien. (©Jastraw via wikipedia.)


                                        Je n'ai évoqué ici que les anniversaires à proprement parler. Les Romains commémorent aussi dans la sphère publique des évènements tels que l'anniversaire de la fondation des Temples ou des cités (notamment la fondation de Rome), les victoires mais aussi les défaites et les évènements tragiques (qui sont des jours néfastes - par exemple l'assassinat de César). Mais il s'agit davantage de commémorations que d'anniversaires dans le sens où j'ai voulu l'entendre aujourd'hui, et j'en reparlerai une autre fois. Pour le moment, vous allez devoir m'excuser : j'ai des bougies à souffler, et une Juno natalis à honorer ! (Pour les poèmes, ne vous cassez pas la tête : envoyez-les par courriels...)

mercredi 16 juillet 2014

Liens internet : La toge à l'envers.


                                        Ceux qui consultent régulièrement ce blog savent que je consacre une bonne place aux livres. Bibliovore compulsive et forcenée, je lie ainsi mes deux obsessions : histoire antique et lecture. Je n'ai guère de mal à trouver mon bonheur, entre les biographies, les essais, les romans historiques, et bien sûr les textes antiques. Encore faut-il dénicher ces derniers, souvent rarement réédités, et j'écume fébrilement les braderies et plonge courageusement dans les cavernes d'Ali Baba que sont les bouquinistes. Heureusement, il arrive parfois que certains passionnés aient l'excellente idée de publier de nouvelles traductions de ces ouvrages. Tel est le cas de la toute jeune maison d'édition Ragami.

                                        J'ai récemment été contactée par Rafaëlle Gandini Miletto, éditrice et auteur à l'origine du projet.  Pour lancer la collection malicieusement baptisée "La toge à l'envers", les éditions Ragami ont choisi deux titres du répertoire théâtral comique antique, qui en illustrent chacun une facette différente : "L'éloge du parasite" de Lucien de Samosate, et "Les Jumeaux" (ou "Les Ménechmes") de Plaute.

                                        Le premier texte met en scène Simon, parasite donnant son titre à la pièce. Au fil d'un dialogue plein de verve et d'ironie, il explique en quoi le parasite est l'un des êtres les plus admirables et les plus utiles à la société - avec en filigrane une critique acerbe et sarcastique des philosophes, en apparence pleins d'une hauteur intellectuelle et morale qui dissimule en réalité des préoccupations bien plus triviales. Quant à la seconde œuvre, elle raconte l'histoire des Ménechmes, deux jumeaux séparés dans l'enfance. L'un d'eux est enlevé par des pirates, et le second reçoit en hommage le nom de son frère disparu. Quelques années plus tard, Ménechme II part à la recherche de Ménechme I: quand il débarque à Epidaure, où se trouve son jumeau, l’homonymie et la ressemblance engendrent une série de quiproquos délirants. Voilà pour les deux intrigues, grossièrement résumées.

Éloge du parasite - illustration Baptiste La Barbe pour "La toge à l'envers." (©Éditions Ragami 2014.)



                                        La démarche des éditions Ragami est intéressante, en ce qu'il s'agit de promouvoir la littérature latine auprès d'un large public en s'appuyant sur des pièces comiques dont le thème nous est déjà familier. Le choix opéré pour inaugurer la collection apparaît dès lors fort judicieux : des textes courts, une langue simple, des pièces faciles à mettre en scène, un ton plein d'un humour toujours actuel, des sujets qui nous parlent encore aujourd'hui... Pour ne prendre que l'exemple de Plaute, sa pièce évoque évidemment le théâtre de Molière (qui s'en est, du reste, largement inspiré), de sorte que n'importe lequel d'entre nous y reconnaîtra un ton, une dynamique familière. A ce titre, il me semble que ces premiers livres sont une formidable porte d'entrée vers les merveilles de la culture antique. Joliment illustrés par Manon Blateau et Baptiste La Barbe, ils s'accompagnent également d'extraits audio.
  
                                        Autre aspect particulier du projet, la maison d'édition s'appuie sur un financement participatif, par le biais de la plateforme Ulule. Concrètement, ce sont les internautes et futurs lecteurs qui fournissent les fonds nécessaires à la publication, la diffusion, la publicité, etc. En échange, ils reçoivent leur livre et d'autres avantages en fonction de la somme versée. Le premier prix est de 10€ pour "Éloge du Parasite" seul ( 12€ pour "Les Jumeaux"). Mais pour 50€, vous recevrez le kit "Être un parasite ; théorie et pratique" en version de luxe : il comprend les deux ouvrages (dont l'un dédicacé par l'illustrateur), une aquarelle originale, des goodies... Édition limitée à 15 exemplaires.

                                        Pour participer au projet, c'est hic et nunc ! Ou plutôt, c'est seulement nunc - pour le hic, voyez les liens ci-dessous... La livraison aura lieu en Septembre, avant le lancement officiel de la collection courant Octobre. A partir de cette date, vous pourrez évidemment retrouver les ouvrages chez votre libraire préféré ou sur le site internet de l'éditeur. Au moment où je rédige ces lignes, la cagnotte des éditions Ragami a déjà dépassé la moitié de l'objectif fixé.

                                        Comme promis, voici les liens :

Site des éditions Ragami :  http://www.editionsragami.com/
Page du projet sur le site Ulule : http://fr.ulule.com/eloge-parasite/
Découvrez aussi les sites des illustrateurs Manon Blateau  (http://lasinge.tumblr.com/ - gros coup de cœur !) et Baptiste La Barbe (http://lesarchivesdheol.tumblr.com/ )


                                        Je souhaite beaucoup de succès aux éditions Ragami : que la toge, qu'elle soit à l'envers ou accompagnée d'un glaive, nous porte également bonheur !

dimanche 13 juillet 2014

Méduse : Mythe Et Symbolique. (Partie 2.)

 

MÉDUSE, ATHÉNA et PERSÉE : RELATIONS ENTRE LES PROTAGONISTES.


Méduse et Athéna : à la guerre comme à la guerre.


                                        Les mythes Grecs confrontent Méduse à deux personnages importants : Athéna et Persée. Dans le premier cas, c'est suite au désir de Poséidon et au viol qu'il commet sur Méduse qu'Athéna maudit la jeune femme. Étrangement, elle ne s'en prend pas au Dieu de la Mer, qui a pourtant outragé une de ses prêtresses, mais à la victime elle-même. Voilà qui est d'autant plus étonnant qu'Athéna, Déesse de la guerre et de la cité, incarne aussi la justice et prend régulièrement la défense de personnages injustement accusés, joue les médiatrices lors des disputes et veille à la conservation des lois de la cité.   L'injustice du châtiment a été interprétée de plusieurs manières : la plus convaincante considère que l’accouplement au sein du Temple, déchaînement d'instincts primaires et de violence barbare, a amené le chaos sur toute la Cité de sorte que Méduse, actrice de la profanation (même contre son gré) ne saurait être épargnée. Méduse est donc une double victime, et n'a aucun pouvoir par elle-même : c'est Athéna (et indirectement le viol commis par Poséidon) qui fait d'elle un monstre puissant et furieux.

Persée et Athéna tenant la tête de Méduse. (Musée des Beaux-Arts de Boston - © www.theoi.com)

                                        En dépit du châtiment qu'Athéna inflige à Méduse, les rapprochements entre les deux personnages sont étonnants. Mis à part la version relatant l'agression de Poséidon sur Méduse, une autre tradition fait état d'une rivalité plus personnelle : Méduse s'étant vantée d'être plus belle qu’Athéna, la Déesse l'aurait punie en la transformant en monstre. Mais les caractéristiques communes entre les deux personnages sont nombreuses. Par exemple, les serpents sont un attribut d'Athéna, comme le montrent plusieurs représentations de la Déesse et certains poèmes orphiques, qui la qualifient de "Serpentine". En outre, le regard hypnotique est un des traits de la déesse "aux yeux pers". Enfin, parce qu'elle a placé la tête de Méduse sur son bouclier, Athéna s'associe à l'aspect terrifiant du monstre. Ainsi, dans "l'Énéide", elle exprime sa colère en faisant jaillir des flammes de ses yeux :
"Et la Tritonienne [Pallas Athéna] le leur manifesta par des prodiges évidents. Sa statue venait à peine d'être placée dans le camp : d'ardentes flammes jaillirent de ses regards fixes ; une sueur salée parcourut ses membres et par trois fois, d'elle-même,  miracle indicible, elle se souleva du sol, avec son bouclier et sa lance qui tremblait. " (Virgile, "L'Enéide", II - 171.)
Représentation d'Athéna - détail d'une poterie Attique. (©jastraw via wikipedia)


Athéna et Méduse sont donc les deux aspects indissociables de la même puissance sacrée. Mais pourquoi ce rapprochement  ?

                                        Rappelons d'abord qu'Athéna est la seule figure mythologique née seulement d'un homme : sortie toute armée de la tête de son père Zeus, elle personnifie l’intelligence, la raison et la sagesse - de même que son équivalent romain, Minerve, dont le nom vient du Latin mens, "esprit". Quelle que soit la version du mythe, la Déesse y joue toujours un rôle essentiel.

Tétradrachme d’Athéna Niképhoros et Méduse.


                                        L'une des hypothèses les plus fréquemment développée attire l'attention sur la similarité du champ d'action d'Athéna et de Méduse : Athéna est certes la déesse de la sagesse, mais elle est aussi et surtout la déesse de la guerre. A ce titre, alors que Arès, adepte des carnages sanglants, représente la force virile et brutale, Athéna incarne davantage la ruse et la tactique ou, pour le dire autrement, une guerre "socialisée", "civilisée". Malgré tout, au cœur de la bataille, Athéna est une redoutable combattante.
"Dès que Arès, le fléau des hommes, voit le noble Diomède, il laisse Périphas à la place où ce héros vient de périr, et marche à la rencontre du vaillant fils de Tydée. Quand ils sont près l'un de l'autre, Arès, impatient d'immoler son ennemi, étend avec rapidité sa lance d'airain au-dessus du joug et des rênes ; mais Athéna détourne le coup en saisissant l'arme et en l'écartant du char. Diomède à la voix sonore se précipite à son tour sur le dieu de la guerre et lui lance son javelot d'airain : Athéna dirige le trait dans les flancs tout près de la ceinture ; le héros, après avoir déchiré la peau délicate et belle du dieu de la guerre, retire son javelot de la plaie sanglante." (Homère, "L'Iliade", V - 846.)

Brandissant son bouclier, orné de l'effigie de Méduse, elle provoque la déroute des ennemis, saisis d'effroi devant l'horrible visage de la Gorgone. 

Combat entre Athéna et Arès. (Détail d'une céramique grecque.)

                                        Ainsi, à y regarder de plus près, il existe certaines analogies entre Athéna et Méduse. Pourtant, l'attitude de la Déesse face à sa rivale est extrêmement ambiguë, dans une perpétuelle relation d'attraction - répulsion. Surnommée dans certains récits la "Gorgophoné" - c'est-à-dire la tueuse de Gorgone - elle adopte en de nombreuses occasions un comportement mimétique, qui la rapproche de Méduse. Le meilleur exemple, c'est ce bouclier, orné du masque du monstre, grâce auquel Athéna parvient à galvaniser ses troupes en provoquant chez eux une "fureur gorgonéenne".

Athéna portant le bouclier orné de la tête de Méduse. (©Cea. via flickr.)

                                        Examinons plus en détails ce fameux bouclier, l’Egide. Une fois encore, les versions divergent quant à son origine : selon certains, l’Egide aurait été fabriquée à partir de la peau de la chèvre Aegis, à l’aspect si effrayant que sa mère Gaïa aurait été contrainte de l'enfermer dans une grotte. L’animal aurait fourni le lait permettant de nourrir Zeus enfant, et celui-ci aurait plus tard utilisé sa peau pour recouvrir son bouclier. Pour d'autres, Aegis était un monstre cracheur de feu, créateur de la terre, et il aurait été tué par Athéna, qui aurait pris sa peau pour s’en faire une cuirasse. Homère raconte dans "L’Iliade" :
"Athéna, la fille du puissant Zeus, retirée dans le palais de son redoutable père, laisse couler à ses pieds le magnifique voile aux vives couleurs qu'elle-même avait tissu de ses belles mains ; elle revêt la cuirasse du dieu qui rassemble au loin les nuages ; elle s'arme pour les combats meurtriers, source de tant de larmes, et elle jette sur ses épaules la formidable égide que la terreur environne de toutes parts : sur cette égide sont la Discorde, la Force, la Poursuite et la tête effroyable et terrible de Gorgone, monstre d'un horrible aspect, prodige de Zeus. Pallas [Athéna] pose sur son front un immense casque d'or orné de quatre aigrettes un casque qui pourrait protéger les fantassins de cent villes réunies ; elle monte sur son char étincelant, saisit la forte lance avec laquelle elle renverse les phalanges des guerriers qui ont excité sa colère." (Homère, "L’Iliade", V-733.).
Ainsi, pour l'aède, l’Egide était une armure complète, et la tête de Gorgone, un masque au sens littéral, sensé provoquer la peur chez l'ennemi. Athéna, au cœur des combats, se travestit donc en Méduse...

Athéna portant le Gorgonéion, amulette apotropaïque. (©Jastraw via wikipedia)

                                        Autre élément intéressant : l'invention de la flûte (aulos) par Athéna, que la Déesse aurait conçue en entendant les plaintes des deux autres Gorgones après la mort de leur sœur.
"Elle fabriqua la flûte, l’instrument riche en sons de toutes espèces, pour imiter la plainte qu’Euryale proférait de ses lèvres fébriles." (Pindare, "Pythiques", XII.)
                                        A nouveau, c'est une attitude propre aux Gorgones que s'approprie Athéna. Mais, alors qu'elle joue de l'instrument au bord d'un lac, la Déesse aperçoit dans l'eau le reflet de son visage : horrifiée par ses traits déformés par le souffle, par ses joues gonflées et ses yeux exorbités qui la font ressembler à une Gorgone, elle jette la flûte au loin. L'objet n'est pas perdu pour tout le monde, et il est récupéré par le satyre Marsyas. Traditionnellement, l'aulos a ceci de particulier qu'il sert d'accompagnement musical aux banquets et aux transes, bande-son de scènes de débauches et d'excès, de sauvagerie aux antipodes du contrôle "social" que personnifie Athéna...

"Pallas Athene" de Gustav Klimt. (Historisches Museum der Stadt, Vienne.)

                                        Ces quelques éléments, auxquels on pourrait en ajouter bien d'autres, mettent en lumière cette attirance et ce rejet, cette analogie et cette opposition entre Athéna et Méduse, et soulignent finalement comment la mythologie grecque a récupéré les traits les plus belliqueux et agressifs de l'ancienne Déesse Mère, pour tenter de les appliquer à la Déesse de la Guerre.

Méduse et Persée : psychanalyse et guerre des sexes.


                                        Autre protagoniste essentiel, le personnage de Persée offre lui aussi quelques axes de réflexion intéressants. Largement exploité dans le domaine de la psychanalyse (en premier lieu par Sigmund Freud), il apparait dans de nombreuses œuvres d'art, dans une perspective qui le met souvent en parallèle avec la Gorgone. Après tout, en utilisant la tête décapitée de Méduse pour transformer ses ennemis en pierre, il répand la mort autour de lui. Et quand il survole l'Afrique avec son trophée dans un sac, des gouttes de sang tombent à terre et se transforment en serpents venimeux, symboles de la puissance meurtrière de Méduse :
"Tandis que, fort de sa victoire, il survolait les sables de Libye, des gouttes du sang coulant de la tête de Gorgone tombèrent sur la terre qui les recueillit et les transforma en serpents divers ; de là vient que cette terre regorge de reptiles qui l'infestent." (Ovide, "Les Métamorphoses", IV - 618). 
Persée Affrontant Phinée. (Hugues Taraval - ©RMN)


Parmi les œuvres illustrant cette relation étroite entre le héros et le monstre, le Persée de Cellini ressemble étrangement à la tête qu'il tient dans sa main.

Le Persée de Benvenuto Cellini. (Détail)

                                        Si l'on en croit les tentatives d'historisation du mythe, celui-ci serait né d'une réécriture des conflits archaïques entre hommes et les femmes, et plus précisément des luttes inhérentes à la transition d'une société matriarcale à une société patriarcale. Certaines sources avancent que le masque de la gorgone avait pour fonction de préserver les femmes, en les gardant à distance des hommes lors des cérémonies sacrées et des cultes à mystères réservés aux femmes - c'est-à-dire ceux qui célébraient la déesse Mère. Robert Graves, dans "Les Mythes Grecs", rappelle que certains poèmes orphiques évoquent la pleine lune, astre éminemment féminin, comme "la tête de la Gorgone". Le même masque aurait aussi servi aux jeunes filles, afin de conjurer le désir sexuel des hommes. A ce titre, la victoire de Persée sur Méduse représente la fin de l'ascendant féminin et le début de la domination masculine.

"Persée vainqueur de Méduse." (Eugène Romain Thirion - Musées de Senlis.)


                                        Bien après l'Antiquité gréco-romaine, Méduse a souvent représenté une féminité source de crainte pour les hommes, à la fois fascinante et dangereuse. Sous la renaissance, elle apparait dans la poésie, par exemple dans le Second Livre des "Amours" de Ronsard, mais son regard pétrificateur devient la plupart du temps une métaphore conventionnelle pour qualifier le coup de foudre ressenti par l'amant :
"Lorsque mon œil à t'œillader s'amuse,
Le tien, habile à ses traits décocher
Par sa vertu m'empierre en un rocher,
Comme un regard d'une horrible Méduse." (Ronsard, "Amours", I-8.)
La comparaison gagne en profondeur à partir du XIXe siècle, notamment avec la littérature "décadente" comme "Les Fleurs Du Mal" de Baudelaire, où Méduse illustre la fascination exercée par la femme, avec son regard meurtrier et sa chevelure mystérieuse. Dans "Faust", Goethe file la métaphore : Faust croit voir Marguerite, mais Méphistophélès l'avertit qu'il s'agit en fait de Méduse et explique que "la magie trompe chaque homme en lui faisant croire qu'il a trouvé en elle sa bien-aimée."

Persée, assisté d'Athéna, égorge Méduse. (Temple de Selinonte.)


                                        Avec l'essor de la psychanalyse, ce monstre devient la représentation de la femme que tout homme recherche et craint en même temps - la mère, évidemment ! Derrière le masque, Méduse retrouve ses attributs de Déesse Mère, dont les fidèles se dissimulaient justement derrière son effigie.

                                        Freud reprend justement le thème dans "Das Medusenhaupt" ("La Tête de Méduse") en 1922 : il la présente comme le talisman suprême, l'image de la castration - associé dans l'esprit de l'enfant à la découverte de la sexualité de la mère. Les serpents sont autant de phallus et la  pétrification représente l'érection. Dès lors, le mythe de Persée revêt une nouvelle interprétation psychologique, anachronique mais pas inintéressante du point de vue psychanalytique. Il raconte l'exploit du héros qui, parce qu'il a vaincu la femme "castratrice" et s'est armé de la tête de Méduse (vue ici dans son rôle phallique), est en mesure de conquérir la vierge Andromède, et de tuer le monstre marin.

"Persée Délivrant Andromède" (Illustration du XVème s.)

On retrouve exactement le même aspect dans l'épisode de la légende arthurienne dont j'ai déjà parlé : Méduse occupe les terres d'une jeune fille qui demande non seulement au roi de trouver un chevalier susceptible de la délivrer du monstre, mais aussi de devenir son époux. Le combat que ce dernier mène contre Méduse est la condition nécessaire à cette union.

"La Tête Funeste" d'Edward Coley Burne-Jones.
                                         Cette interprétation permet de mieux comprendre en quoi Méduse est "fascinante", au sens premier du terme : "Fascinum" signifie "charme" et "maléfice", mais désigne aussi le phallus. Méduse est certes une créature monstrueuse, dotée de pouvoirs magiques, mais pour l'homme qui prend possession de ce pouvoir, elle offre la possibilité de se libérer de la menace de la castration (voire de sa mère, diraient certains psys...) et de s'accomplir en tant qu'homme - au sens sexué du terme. Mais il est intéressant de rappeler que selon certaines versions, Méduse devrait son châtiment au viol qu'elle a subi : agressée sexuellement, elle "castre" symboliquement les hommes.

Méduse et les Déesses de l'Olympe.


                                        Dans les représentations antiques, il existe un certain nombres de ressemblances et de liens entre plusieurs déesses et Méduse : par exemple Artémis (dans les temples qui lui sont dédiés, on observe parfois des images de Méduse, et Artémis elle-même est souvent représenté portant le "masque" de Méduse.) ou la Déesse Mère Cybèle (pour des raisons évidentes, reliant une fois encore Méduse à la figure de la Déesse mère.) Tous ces rapprochements mériteraient d'être étudiés plus longuement - ce n'est pas le but de cet article, mais j'y reviendrai peut-être un jour...

Méduse, Temple d'Artémis à Corfou. (VIème siècle avant J.C.)


CONCLUSION.


                                       
"La Tête De Méduse." de Pierre-Paul Rubens.


                                        Figure castratrice, divinité primitive, force guerrière... Quelle que soit la légende et l'interprétation qu'on lui donne, Méduse reste une créature puissante, incarnation de la force et du pouvoir au féminin. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle n'a cessé, depuis des siècles, de fasciner les artistes : les plus grands peintres, sculpteurs, écrivains, poètes ont ressenti le besoin de se confronter au mythe, d'offrir leur propre... vision de la Gorgone, monstre ou victime, menaçante ou tragique. Et c'est bien là tout l’intérêt de Méduse, chacun y plaquant finalement son propre vécu, ses propres désirs, ses propres fantasmes.
                                  

Buste de Méduse par Gian Lorenzo Bernini.

dimanche 6 juillet 2014

Méduse : Mythe Et Symbolique. (Partie 1.)


                                        Le nom de Méduse vous est sans doute familier, de même que sa représentation la plus courante: un monstre grotesque, visage féminin grimaçant avec sur la tête une enchevêtrement de serpents se tortillant. On sait aussi qu'elle pétrifie tous ceux qui ont le malheur de croiser son regard. Ce personnage a toujours fasciné : depuis l'Antiquité, où elle apparait dans les Temples, sur les murs des villas ou sur des bijoux ou talismans comme symbole apotropaïque, jusqu'à l'époque actuelle, où elle nourrit encore et toujours l'imaginaire des artistes.

Sans doute la représentation la plus célèbre : "Méduse" par Le Caravage.

                                        Mais qui est vraiment Méduse ? Est-elle vraiment cette créature maléfique, ou y a-t-il quelque chose d'autre derrière ce masque ? Quelles sont ses véritables origines ? Vous allez voir que le sujet réserve bien des surprises, car la figure de Méduse est beaucoup plus complexe qu'il n'y parait...

                                        Passée à la postérité grâce à la mythologie Grecque, elle est aussi très présente dans l'Antiquité romaine, qui s'est approprié le mythe en le transposant avec les équivalents latins des divinités grecques. Toutefois, par souci de simplification, j'utiliserai le plus souvent les noms grecs : Poséidon et Athéna par exemple, au lieu de Neptune et Minerve. Je ne prétends pas offrir une analyse exhaustive du mythe, mais quelques éléments de réflexion qui, peut-être, permettront de mieux appréhender Méduse, dans une autre dimension, et de l'envisager sous un angle différent, comme une victime du patriarcat et de la sexualité masculine, plutôt que comme l'horrible monstre auquel on l'assimile généralement.

MYTHE ET HISTOIRE.


Les récits mythologiques.


                                        Je vous la fais courte : selon la mythologie grecque, Méduse était l'une des six filles (ses sœurs étant les Grées - vieilles femmes se partageant un œil et une dent, qu'elles se prêtaient à tour de rôle - et les deux autres Gorgones, Steno et Euryale) nées de la divinité marine Phorcys et de sa sœur Ceto. Magnifique jeune fille à la sublime chevelure, elle était considérée comme la plus belle des trois Gorgones. La légende la plus célèbre fait d'elle une prêtresse du temple d'Athéna ; malheureusement pour elle, Poséidon s'éprend d'elle et rêve de la posséder. Il se transforme en oiseau, l'enlève et la viole dans le temple. Furieuse de cette profanation, Athéna tourne sa colère contre la jeune femme et la transforme en Gorgone : elle remplace ses dents par des défenses de sanglier, ses ongles deviennent de bronze, et ses cheveux sont changés en un nid de serpents. Athéna la frappe enfin d'une ultime malédiction : désormais, quiconque croisera le regard de Méduse sera changé en pierre. Les deux sœurs, qui n'en peuvent mais, y passent aussi pour faire bonne mesure.

Représentation de Méduse, Temple d'Artémis, Corfou.

                                        Si les deux autres Gorgones sont immortelles, ce n'est pas le cas de Méduse. Athéna lui envoie donc le héros Persée, fils de Zeus et de Danaé, pour la tuer. Elle l'avertit du pouvoir de Méduse et lui donne un bouclier poli, qu'il utilise comme un miroir, affrontant le reflet de la Gorgone et évitant de fixer directement son regard. C'est ainsi qu'il peut l'approcher et la décapiter. Cet élément apparaît cependant tardivement, les premières versions se contentant de raconter que Persée détourne la tête au moment de frapper le monstre. Du corps sans tête jaillissent deux êtres magiques, engendrés par Poséidon : le géant Chrysaor et le cheval ailé Pégase. Après bien des aventures, Persée utilise la tête de Méduse pour pétrifier le monstre marin qui terrorise la ville d'Argos et à qui la fille du roi, Andromède, devait être sacrifiée. Il épouse la jeune fille, dont il aura une fille prénommée... Gorgonphone.

Persée détourne le regard en tuant Méduse (représentée comme un centaure.) - Musée du Louvre. (© M.L. Nguyen)


                                        Finalement, Persée offre la tête de la Gorgone à Athéna, qui en orne son bouclier. La Déesse recueille aussi le sang de Méduse et en fait don à Asclépios, le Dieu de la médecine : le sang provenant de la veine droite rend la vie, tandis que celui issu de la veine gauche est un poison foudroyant.

                                        Il existe d'autres versions du mythe. Selon l'une d'elles, la superbe mais orgueilleuse Méduse se serait vantée d'être plus belle qu'Athéna : par vengeance, la Déesse aurait changé sa chevelure en serpents et l'aurait maudite de sorte que son regard pétrifiait tout ceux sur qui il se posait. Pour Apollodore, Méduse et ses sœurs étaient venues au monde avec des serpents en guise de cheveux, des ailes jaunes et les mains de bronze ; leur corps était couvert d'écailles et leurs yeux avaient le pouvoir de pétrifier les gens. Si ces légendes présentent toutes Méduse comme une créature hideuse, d'autres récits font d'elle une belle femme capable de charmer les hommes, qu'elles transformaient ensuite en pierre : Ovide est le principal artisan de cette métamorphose (Alerte ! Jeu de mots littéraire!), comme nous le verrons plus loin.

Les récits historiques.


                                        Dès l'Antiquité, les auteurs ont tenté de trouver des origines historiques à ce mythe. Par exemple, Palaiphatos affirme que Persée serait un pirate qui, pour s'emparer d'une statue en or que cachaient trois sœurs en Éthiopie, aurait exécuté l'une d'entre elles et fait ainsi parler les autres ; Héraclite voit en Méduse une prostituée. (Ce qui, après tout, n'est pas incompatible !)

                                        Entre autres théories, Pausinias rapporte des événements historiques qui, selon lui, ont peut-être inspiré le mythe de Méduse.
"Sur la place publique d'Argos, à peu de distance de l'édifice dont je viens de parler, se trouve une éminence de terre qui renferme, dit-on, la tête de la Gorgone Méduse. Indépendamment des fables, voici ce qu'on raconte de Méduse. Elle était fille de Phorcus, après la mort duquel elle devint reine des peuples des environs du lac Tritonis; elle commandait les Libyens lorsqu'ils allaient à la chasse ou à la guerre, et marcha à leur tête à la rencontre de Persée, qui avait avec lui quelques troupes d'élite du Péloponnèse. Elle fut tuée par trahison durant la nuit, et, quoiqu'elle fût morte, Persée fut tellement frappé de sa beauté, qu'il lui coupa la tête pour la faire admirer aux Grecs. Proclès, Carthaginois, fils d'Eucrate, croit la tradition suivante plus vraisemblable que la première. Les déserts de la Libye produisent beaucoup de monstres dont l'existence paraît incroyable à ceux qui en entendent parler. On y trouve, entre autres, des hommes et des femmes sauvages, et Proclès assura avoir vu un de ces hommes qu'on avait amené à Rome. Il conjecture donc qu'une femme de cette espèce s'étant égarée, vint aux environs du lac Tritonis, dont elle désolait les habitants, jusqu'à ce que Persée l'eût tuée. Comme cette contrée est consacrée à Minerve (Athéna), le bruit se répandit que cette déesse avait aidé Persée dans son entreprise." (Pausinias, "Description de La Grèce", II-21.)
                                        De toute évidence, ces épisodes illustrent la manière dont la civilisation patriarcale grecque a tenté d'écraser le pouvoir et les velléités d'indépendance féminine. Dans le premier cas, Méduse est donc une reine, chef de guerre, qui prend le commandement de l'armée combattant Persée. Dans la seconde hypothèse, Méduse est une "femme sauvage", errant dans le désert et harcelant les habitants. Voilà qui montre à nouveau le désir des Grecs de maintenir les femmes sous un strict contrôle : ces "sauvageonnes" sont dangereuses et doivent être  rapidement neutralisées.

"Pandore" de John William Waterhouse.

On songe au mythe de Pandore, et au texte d'Hésiode affirmant que les femmes ont été créées par les dieux pour punir les hommes.
""Fils de Japet, ô le plus habile de tous les mortels ! tu te réjouis d'avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse, mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés au fond de leur âme, chérissant eux-mêmes leur propre fléau". En achevant ces mots, le père des dieux et des hommes sourit et commanda à l'illustre Vulcain de composer sans délais un corps, en mélangeant de la terre avec l'eau, de lui communiquer la force et la voix humaine, d'en former une vierge douée d'une beauté ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Minerve de lui apprendre les travaux des femmes et l'art de façonner un merveilleux tissu, à Vénus à la parure d'or de répandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis dévorants, à Mercure, messager des dieux et meurtrier d'Argus, de remplir son esprit d'impudence et de perfidie. (...) Ce héraut des dieux lui donna un nom et l'appela Pandore, parce que chacun des habitants de l'Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux." (Hésiode, "Les Travaux Et Les Jours")
Si rien ne permet de confirmer les écrits de Pausinias, ceux-ci entrent curieusement en résonnace avec les origines archaïques de Méduse, que l'on retrouve en permanence, en filigrane, derrière les attributs et la symbolique du mythe grec.

MÉDUSE : PARADOXES ET DUALITÉS.


                                        À première vue, l'histoire de Méduse est simple. Cependant, à y regarder de plus près, ce personnage est un constant paradoxe, toujours dans la dualité et l'ambiguïté. Entre sa beauté première et sa monstruosité suite à sa transformation bien sûr, mais pas seulement : il existe de nombreux aspects du mythe qui, approfondis ou rapprochés des autres protagonistes de l'histoire, permettent d'émettre quelques hypothèses éclairantes, et de proposer d'autres interprétations du mythe de Méduse - dans une perspective contemporaine, mais aussi antique.

La Déesse Mère derrière la gorgone : un symbole de vie et de mort.


                                        De nombreux éléments  suggèrent en effet l'ambiguïté fondamentale de Méduse. L'un des plus révélateurs est le double pouvoir de son sang, qui peut à la fois guérir et même ressusciter, mais aussi tuer. Plus largement, Méduse est une créature de vie et une créature de mort. En ce qui concerne la mort, pas besoin de vous faire un dessin : Méduse, par la simple force de son regard, peut pétrifier ses ennemis. Mais - nouveau paradoxe - Méduse décapitée, elle n'est pas inoffensive pour autant, bien au contraire : bien qu'étant la seule gorgone mortelle, Méduse donne naissance, après sa mort, à Pégase et Chrysaor.  Nés de son sang, ils sont le symbole de la puissance du sang féminin, et du cycle de la vie que représente Méduse.

Pégase. (Mosaïque, Musée archéologique de Cordoue.)
Au passage, la nature de Pégase n'est pas anodine : cheval ailé, il représente, comme la Déesse Mère Méduse, un lien entre la terre et le ciel (voir ci-dessous) et, créature ambivalente par excellence, le cheval est un symbole de sauvagerie et d’énergie incontrôlée.  Mais il y a mieux : même détachée du corps, la tête de Méduse conserve sa puissance et, figurant désormais sur le bouclier d'Athéna, elle continue de pétrifier ceux qui croisent son regard, exerçant toujours son pouvoir de vie et de mort... par-delà son propre trépas. Ainsi, elle est d'autant plus indestructible qu'elle a été tuée ! Il est intéressant de dresser un parallèle avec l'histoire du géant Atlas, que Persée pétrifie grâce à la tête de Méduse : Atlas est transformé en la montagne éponyme, sur laquelle pousse la végétation, en un cycle éternel de vie, mort et renaissance.

Persée présentant la tête de Méduse à Atlas.


                                        Pour comprendre cette dimension de Méduse, symbole du cycle de l'existence, il faut remonter aux sources du mythe. A l'origine, Méduse est une des figures mythologiques les plus archaïques, certains la rapprochant même du démon Humbaba, décapité par Gilgamesh. En réalité, Méduse est sans doute une Déesse issue d'une proto-société matriarcale et de nombreuses cultures anciennes la considèrent comme l'une des facettes de la Déesse Mère. Elle ne serait donc pas plus Grecque que moi, mais serait une transposition d'une Déesse plus ancienne, peut-être libyenne, connue sous de nombreux noms dont ceux de Neith, Anath, ou encore Athene...

La Déesse Anath. (©Camocon via Wikipedia.)


Ce dernier nom évoque bien sûr Athéna, d'autant plus que la déesse Anath est souvent décrite comme une Déesse guerrière vierge et extrêmement violente - nous y reviendrons.

                                        Si l'on part de cette hypothèse, la chevelure de serpents et la peau reptilienne sont des symboles chthoniens, liés au cycle naturel de la naissance, de la mort et de la renaissance, à mettre en parallèle avec le cycle de la menstruation, que l'on croyait alors synchrone avec la lune et les marées. Et revoilà le sang de Méduse, à la fois panacée et poison mortel ! Le serpent, en tant que reptile, a aussi un lien particulier à la terre, à rapprocher des ailes que l'on attribue souvent à Méduse, et qui  symbolisent le ciel et la liberté : la gorgone représente donc la transition entre les mondes terrestre et céleste. Les défenses de sanglier, quant à elles, sont certes menaçantes, mais le cochon est aussi un symbole de naissance et de fertilité, probablement en raison des grandes portées et des nombreuses mamelles de la femelle.

Mosaïque représentant Méduse. (©Marshall Astor via Flickr.)


                                        Reste la capacité de Méduse à transformer les hommes en pierre : cette caractéristique majeure renvoie directement en négatif à la toute-puissance féminine, c'est-à-dire celle de donner la vie. En pétrifiant les êtres, Méduse les renvoie à la terre dont ils sont issus. Dans la relecture psychanalytique du mythe Grec, ce pouvoir de vie et de mort sur les hommes n'est qu'un symbole de castration, de la capacité de la femme à provoquer l'impuissance du mâle : en décapitant Méduse, Persée reprend le contrôle de sa virilité et met en échec la ruse féminine. Là encore, nous en reparlerons.

                                        Dans le mythe grec, la Gorgone représente aussi métaphoriquement ce qui ne peut être représenté, soit la mort elle-même : il est impossible de la voir ou de la regarder en face. Dans "L'Odyssée" d'Homère, Méduse est la gardienne des enfers, où elle sert la Déesse Proserpine ; elle réapparaît dans ce rôle dans le "Paradis Perdu" de John Milton et dans la "Divine Comédie" de Dante :
 " « Viens, » du haut de la tour criaient-elles ensemble,« Viens le changer en pierre, ô Méduse ! qu'il tremble ! Trop doucement Thésée autrefois fut puni. »
« Tourne-toi, tiens tes yeux fermés, » me dit le sage;« De Gorgone un instant si tu voyais l'image, Tu ne reverrais plus la lumière des cieux. »" (Dante, "L'Enfer", IX, 55-7.)

                                        Ce rôle est exploité par le symbolisme chrétien, où Méduse représente toujours la mort, mais devient aussi un intermédiaire du  Diable. On la trouve par exemple dans les légendes arthuriennes (Cycle de la Vulgate - "Le livre d'Arthur"), sous la forme d'un monstre féminin hideux (à rapprocher de l'ascendance grecque de Méduse, issue de divinités marines). Vivant au fond d'une rivière, elle engloutit les hommes dans les flots (au lieu de les pétrifier). De même, dans "Les Fortunes d'Andromède et de Persée", Calderón raconte comment le héros doit combattre une Méduse incarnant la mort et le péché.

"Persée Trouvant Méduse" de Edward Coley Burne-Jones.

                                        D'autres rapprochements ont été opérés au fil des siècles, par les artistes et penseurs les plus divers : en tant que Déesse Mère, Méduse a par exemple été comparée par Friedrich Nietzsche et Raymond Queneau au soleil, symbole de vie et de mort, et objet de désir impossible à regarder en face.

"Je reconnais l’affreux soleil
Féminin qui se putréfie
Je reconnais là mon enfance,
Mon enfance encore et toujours,
Source infectée, roue souillée,
Tête coupée, femme méchante,
Méduse qui tires la langue,
C’est donc toi qui m’aurais châtré."
(Raymond Queneau, extrait de "Chêne et Chien".)

Méduse : Masque et miroir.


                                        Le thème du masque occupe une place prépondérante dans le mythe de Méduse. Nous verrons que le masque à l'effigie de la gorgone tenait un rôle important dans les cérémonies liées à son culte, dans les civilisations matriarcales, et comment Athéna elle-même utilisait un masque de Méduse. Il n'est pas étonnant que la Gorgone, symbolisant ce qu'on ne peut regarder directement, soit un masque plus qu'un visage - de fait, elle se résume à une tête, et son corps n'est quasiment pas évoqué.

Le masque de Méduse.

                                        L'évolution esthétique du personnage va toutefois s'accompagner d'un changement d'interprétation : derrière le masque, on imagine désormais un visage plus humain, au lieu de "l'irregardable". La transformation du personnage de Méduse, à partir de l'ère pré-classique jusqu'à la période hellénistique, corrobore cette nouvelle perception : la laideur disparait, et montre une Méduse à la beauté tragique, conforme aux écrits d'Ovide.

Mosaïque du musée d'Athènes.
 
C'est en effet chez le poète que l'on rencontre pour la première fois une Méduse victime, violée par Neptune (Poséidon) dans le temple de Minerve (Athéna). Celle-ci la punit en changeant sa chevelure en un nid de serpents, faisant de l'objet de séduction l'instrument de la punition. Ce changement s'accentuera au fil du temps, l'insoutenable laideur de Méduse devenant une insoutenable beauté, la rendant plus humaine et plus tragique. Les Romantiques du XIXème siècle porteront cette image à son paroxysme, faisant de Méduse l'archétype de la femme fatale et maudite.
"Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. 
" (C. Baudelaire, "La Beauté", "Les Fleurs Du Mal").
"Tête de Méduse" (Pierre-Paul Rubens)

                                        Mais Méduse se présente sous un autre aspect, complémentaire : elle est le masque qui dissimule la personnalité, mais aussi le miroir qui reflète cette vraie nature. Dans les versions tardives, c'est bien grâce à un bouclier poli que Persée, combattant le reflet de Méduse en lieu et place du monstre lui-même, parvient à la vaincre : le reflet est inoffensif soit parce qu'il n'est qu’un double affaibli sans pouvoir pétrifiant, soit parce que la Gorgone est elle-même victime de son propre regard.  En un sens, on rejoint aussi la superstition liée au symbole du "mauvais œil" que, traditionnellement, on combat en le détournant. Ovide, en particulier, a souligné l'importance du bouclier, offert par Athéna, grâce auquel Persée a pu affronter la Gorgone sans la regarder directement : le bouclier en question est donc une arme plus qu'une protection.


Persée tuant la Méduse. (Musée national hongrois, Budapest - ©Magika42000)

"Narcisse", par Le Caravage.
Le même Ovide établit un lien avec le mythe de Narcisse (mort de faim car, penché sur son reflet dans l'eau d'une rivière, il en tombe éperdument amoureux et est incapable de s'en détacher) : ce thème du reflet, fondamental pour expliquer le processus de la victimisation de Méduse, est le même. Il rejoint l'idée, développée ci-dessous, d'une Méduse expiant la souillure du temple d'Athéna, retombée sur l'ensemble de la Cité : l'individu est victime de son propre reflet, ce qui absout en quelque sorte l'agresseur (ou la communauté) de tout blâme. Il ne s'agit donc pas ici de la problématique contemporaine du miroir, liée à l'identité et à l'individualité, mais bien du rôle social : on ne s'interroge pas sur la nature intrinsèque du "je" face à lui-même, mais sur celle qui se révèle au travers du regard de l'autre, qui nous renvoie notre propre image. (Note : j'ai mal à la tête. Il fallait la trouver, quand même, celle-là...)


Un monstre protecteur.


                                        La Méduse romaine, ou du moins la façon dont le mythe est interprété par les Romains, est assez différente de celle de la Grèce antique. Les raisons découlent directement de la Religion romaine, et de la croyance selon laquelle la stricte observance des rites permet de gagner à sa cause même les divinités les plus belliqueuses. Par conséquent, même une créature aussi terrible que Méduse peut devenir une alliée fidèle du peuple romain, qu'elle protège contre toutes sortes de désagréments. Gardienne des villes, on la retrouve souvent sur les murs extérieurs des cités, ou sur les façades des monuments et bâtiments publics ; elle apparait aussi dans les demeures privées et sur les portes des temples, voire sur des bijoux.

Bague romaine antique.


Cette figure mythologique a aussi été utilisée comme figure de proue, en guise d'avertissement aux navires ennemis, ou sous forme de sculpture à l'entrée des ports. Cette dimension apotropaïque se retrouve encore aujourd'hui lorsqu'on observe la Trinacria, symbole de la Sicile, montrant traditionnellement le visage de Méduse.

La Trinacria sicilienne.

                                        Celle-ci a également sa place dans l'armée où, emblème protecteur, elle figure sur les enseignes des légions... aux côtés de Minerve, l'Athéna romaine ! Mais aussi sur les armures et les boucliers de certains généraux - la cuirasse d'Alexandre le Grand, notamment et, bien sûr, l’Égide d'Athéna.

Ornement de bronze, provenant d'un des navires de Caligula. (Palazzo Massimo alle Terme.)

                                        Méduse devient ainsi un emblème militaire - au point que Nerva, fervent adorateur de Minerve, lui a associé Méduse à qui il dédie les victoires de son armée, et a fait construire en son honneur plusieurs statues, placées par exemple dans des Temples dédiés à sa Déesse de prédilection. Plus largement, les généraux romains ne négligeaient jamais Méduse : nous avons vu qu'ils arboraient son effigie dans les batailles, et ils l'honoraient en la faisant figurer dans plusieurs bâtiments religieux, comme par exemple le temple de Diane Nemorensis à Nemi.

Minerve, Nerva et la déesse Roma. (Bas-reliefs de la chancellerie - ©www.roma101.com)


Ceinturon de la Garde Républicaine. (www.symbmilgend.fr)
Aujourd'hui encore, Méduse figure même sur les médaillons des ceinturons de cérémonie des gendarmes mobiles, des gendarmes départementaux et de la garde républicaine. Cette image est apparue pour la première fois en 1885 sur les médaillons des ceinturons porte-épée des officiers. Si Méduse est un attribut militaire, c'est bien sûr parce que son aspect terrifiant et menaçant représente le visage du guerrier possédé par la frénésie de bataille, mais aussi parce qu'elle est étroitement liée à Athéna-Minerve, déesse de la Guerre. Un autre aspect, à venir dans la seconde partie de ces réflexions.