mercredi 27 novembre 2013

Le Divorce Dans La Rome Antique.


                                        Nous avons récemment parlé du mariage dans l'Antiquité romaine. Or, la chanson le dit bien : les histoires d'amour finissent mal (en général). Il paraît donc logique de s'intéresser aujourd'hui au divorce. Pour plus de renseignements sur certains termes ou notions relatifs au mariage, vous pouvez vous reporter au premier billet que j'ai publié sur le sujet.

                                        Tout comme les pratiques et rites, la question du divorce a connu une forte évolution au cours de l'Histoire romaine. Les lois et les coutumes ont en effet varié au fil des siècles, notamment pour s'adapter aux changements de mœurs affectant le mariage. Si le divorce a toujours existé à Rome, seuls les hommes peuvent l'obtenir dans les temps archaïques mais, sous l'Empire, les femmes peuvent elles aussi le demander, dès lors que le mariage sine manu, qui laisse l'épouse indépendante de la tutelle de son mari, se généralise.

                                        En Latin, on rencontre plusieurs termes pour désigner le divorce : divortium (de divertere - "se détourner de"), discidium (discidere - "séparer en coupant") et repudium (repudiare - "rejeter, repousser"). Les deux premiers sont d'exacts synonymes, divortium étant le mot le plus courant pour désigner la dissolution légale du mariage. Repudium, en revanche, implique l'acte de volonté par lequel un époux rompt l'union et il a donné notre mot de "répudiation". Dans le cas de la rupture des fiançailles (Sponsalia), on emploie uniquement ce dernier terme : il n'y a pas de divorce puisqu'il n'y a pas eu de mariage, mais l'un des fiancés a "renvoyé" l'autre.


Oscillum d'un couple s'embrassant. (Tarse, époque romaine - ©Jastrow via wikipedia.)

DIVORCE A LA ROMAINE : LES ORIGINES DANS LA ROME ARCHAÏQUE.


                                        Dès les origines ou presque, le divorce existe en droit romain. La première loi aurait été décidée par Romulus :
"Entre les lois que fit Romulus, il y en a une qui paraît très dure ; c’est celle qui, en défendant aux femmes de quitter leurs maris, autorise les maris à répudier leurs femmes quand elles ont empoisonné leurs enfants, qu’elles ont de fausses clefs, ou qu’elles se sont rendues coupables d’adultère. Si un mari répudie sa femme pour toute autre cause, la loi ordonne que la moitié de son bien soit dévolue à la femme, l’autre moitié consacrée à Cérès. Quant à celui qui vendrait sa femme, il était dévoué aux dieux infernaux." (Cité dans le Dictionnaire des antiquités de Daremberg & Saglio - Plutarque, "Vie Des Hommes Illustres - Romulus" - XXIX.)
                                        Cette inégalité découle du statut juridique de l'épouse : tous les mariages étant alors in manu, la femme est soumise à la tutelle de son mari, comme si elle était sa fille, et elle n'a aucune indépendance. Donc, seul l'homme peut obtenir la séparation par répudiation. Encore doit-il arguer de motifs précis, qu'il lui faut présenter devant un tribunal domestique. En dehors des causes citées par Plutarque, le divorce est toujours possible, mais l'époux y laisse sa chemise (ou plutôt sa toge). Ayant la manus sur son épouse, un homme peut même, en théorie, la vendre - comme il peut alors vendre ses enfants. La loi ne l'interdit pas explicitement, mais elle voue alors le malotru "aux dieux infernaux" ; plus qu'une formule, cela signifie qu'il est déclaré sacer, c'est-à-dire qu'il devient hors-la-loi, ses biens sont confisqués et sa sécurité n'est plus garantie.

                                        A noter qu'il existe à Rome, dans les temps reculés, un petit temple dédié à Viriplaca, déesse conciliatrice des mariages. L'épouse qui craint pour la pérennité de son mariage s'y rend afin d'exposer ses griefs à la Déesse et on y réunit les deux époux, afin qu'ils s'expliquent et, éventuellement, se réconcilient... Une conseillère conjugale divine, en quelque sorte.
"S’il s’élevait un débat entre un mari et sa femme, ils se rendaient tous deux au temple de la déesse Viriplaca, sur le mont Palatin ; et quand ils s’y étaient expliqués, la querelle était finie : ils s’en retournaient réconciliés. " (Valère Maxime, "Faits Et Paroles Mémorables", II - 1. 6.)

Couple qui devrait faire un tour chez Viriplaca... (©Saltworkstudio)


                                        Certaines études se basant sur un texte d'Aulu-Gelle affirment que le premier divorce à Rome se produit en 234 ou 231 avant J.C. : un certain Carvilius Ruga répudie sa femme, stérile.
"On rapporte que cinq cents ans après la fondation de Rome, on n'avait encore vu ni dans Rome ni dans le Latium aucun procès occasionné par la reprise des biens de la femme, ni aucune de ces conventions relatives au divorce, mentionnées dans les contrats. Personne, en effet, ne songeait à ces précautions, le divorce étant encore sans exemple. Servius Sulpicius, dans son traité des Dots, a écrit que les conventions relatives au bien de la femme avaient été jugées nécessaires, pour la première fois lorsque Spurius Carvillus, surnommé Ruga, homme noble eut divorcé avec sa femme, parce qu'un vice de conformation empêchait celle-ci de lui donner des enfants. (...) Ce Corvillus, dit-on, loin d'avoir de l'aversion pour la femme qu'il répudia, l'aimait beaucoup pour la pureté de ses mœurs mais il sacrifia son amour et ses affections à la religion du serment, parce qu'il avait juré devant les censeurs qu'il se mariait pour avoir des enfants." (Aulu-Gelle, "Nuits Attiques", IV - 3.3)

                                        Cette anecdote a été mise en doute, notamment par Montesquieu qui s'interrogeait sur l'écart entre la loi de Romulus et sa première application et soulevait plusieurs objections, dont la proposition de divorce que Coriolan avait adressé à son épouse en 493 avant J.C., et un texte de Cicéron rapportant que la formule des répudiations fut fixée par la loi des XII tables en 450 avant J.C. Or, quel intérêt de légiférer si la répudiation n'est pas utilisée ? La chronologie a toutefois été discutée, certains soupçonnant une erreur de datation de la part d'Aulu-Gelle. Pour d'autres, les commentateurs seraient allés un peu vite en besogne : en fait, Carvilius aurait été le premier à divorcer en dehors des motifs évoqués par la loi de Romulus, sans toutefois être frappé des pénalités prévues ; sa femme étant stérile, il était forcé de la répudier eu égard au serment qu'il avait fait. Cette affaire aurait alors justifié la création d'une nouvelle loi, relative aux biens de l'épouse. Toujours est-il que, dès la république, il n'est plus nécessaire d'avancer l'un des motifs envisagés par Romulus pour divorcer, et un homme peut même répudier son épouse sans la moindre raison.

                                        Il existe tout de même une exception, qui interdit le divorce aux flamines de Jupiter. Pour d'obscures raisons religieuses, ils n'ont pas le droit de répudier leur épouse et leur mariage est indissoluble. Cela va même au-delà : un flamine veuf doit abandonner sa fonction.

Flamine de Jupiter. (IIème siècle, musée du Louvre. ©Jastrow via wikipedia.)

NOUS NE VIEILLIRONS PAS ENSEMBLE : ÉVOLUTION DU DIVORCE.


                                        Vers la fin de la République, le mariage sine manu se généralise, et le divorce devient alors plus facile, et surtout ouvert à l'épouse. Si elle est indépendante, elle peut répudier son mari ; soumise à l'autorité de son père, celui-ci a le droit de "l'enlever" (abducere) à son époux. Progressivement, le droit au divorce s'étend aussi aux épouses cum manu, la répudiation conduisant à la dissolution de la tutelle qui donnait autorité au mari sur son épouse, mais permettait aussi à celle-ci de jouir d'un droit de succession sur ses biens.

                                        Il suffit que l'un des deux époux notifie à l'autre son désir de divorcer pour que le mariage soit dissous. Aucun motif n'étant plus vraiment nécessaire, il y a divorce dès que l'un des conjoints exprime un désir de séparation : le mariage repose sur le consentement, et dès lors qu'il n'y a plus consentement mutuel, il n'y a plus mariage. A en croire le Digeste de Justinien, on divorce sous l'Empire pour toute sorte de motifs : un conjoint malade, trop vieux, stérile, etc.
"Pourquoi Sertorius brûle-t-il de désir pour Bibula? - Si tu cherches la vérité, c'est pour son physique et non pour elle-même que la femme est aimée. Que trois rides apparaissent, que la peau desséchée se détende, que les dents deviennent noires et les yeux plus petits: 'Fais tes paquets' lui dira un affranchi 'et va-t'en! Désormais tu nous es insupportable et tu te mouches trop souvent! Va-t'en au plus vite, dépêche-toi; une autre te remplacera qui elle, aura le nez sec!'" (Juvénal, "Satires", VI -142 à 148.)
S'il peut être décidé unilatéralement, le divorce peut aussi se faire d'un commun accord. (divortium consensu ou de bona gratias).



Divorce dans l'Antiquité Romaine. (Via Fine Art America.)

                                        On divorce alors allègrement et on change d'époux(se) comme on change de palla (ou de toge). Le mariage étant souvent un outil politique, qui permet à une gens de s'allier à une famille plus riche ou plus puissante, on divorce dès qu'une meilleure opportunité se présente - aussi souvent que nécessaire, et plusieurs fois s'il le faut. Plus anecdotique, Mécène (voir ici) et son épouse sont coutumiers des scènes de ménage et ont divorcé plusieurs fois... pour se remarier dans la foulée, une fois réconciliés ! Le remariage est donc courant sous l'Empire - on se marie deux, trois voire quatre fois. Pour encourager la natalité, Auguste promulgue même une loi qui incite les veufs et les veuves à se remarier, faute de quoi ils ne pourront plus hériter en dehors de leurs proches parents.



LA RÉPUDIATION POUR LES NULS : DIVORCER EN PRATIQUE.



                                        Concrètement, comme fait-on pour répudier son conjoint ? Vous allez voir que le divorce est nettement plus simple que la mariage ! Il faut juste se rendre devant le prêteur et, devant 7 témoins, arguer d'une raison quelconque (l'incompatibilité d'humeur, ça marche très bien) et jurer que les motifs sont légitimes. On brise ensuite les tablettes du contrat de mariage. Reste encore à annoncer la nouvelle au futur ex-époux (se)...  En réalité, ce n'est même pas obligatoire : les juristes romains s'interrogent quant à savoir si un second mariage n'annule pas, de fait, le premier, en entraînant la répudiation du précédent conjoint. Et il arrive même que le conjoint répudié ne sache pas s'il est encore marié ou divorcé ! On raconte par exemple que Messaline, lassée de son mariage avec l'empereur Claude, divorce et se remarie sans prendre la peine de l'en informer. (Mais l'anecdote est à prendre avec précaution, d'autres interprétations de cet épisode rocambolesque étant possibles. J'aborderai sans doute le sujet bientôt.)



Messaline. (Musée du Louvre.)

                                        Si l'on souhaite faire preuve d'un minimum de savoir-vivre, on peut tout de même charger un affranchi de transmettre le message, ou juste envoyer une tablette. En théorie, on devrait néanmoins annoncer la grande nouvelle en personne, et la loi des XII tables fixe les formules traditionnelles, qui varient toutefois. Généralement, cela se passe devant témoins : le mari (ou la femme) prononce les mots "tuas res tibi habeto" (emporte tes affaires), auxquels il (elle) ajoute parfois "reddas meas". (rends-moi les miennes) Et pouf ! Le mariage est dissous.

                                        Il s'agit là de la dissolution du mariage légal. Mais si le mariage a été célébré par confarreatio, il est alors nécessaire de rompre l'union religieuse par une cérémonie particulière, la diffareatio - sur laquelle je n'ai trouvé aucune information précise. 


QUI VA GARDER LES ENFANTS ? PARTAGE DES BIENS ET DROIT DE GARDE.



                                        Vers la fin du Ier siècle avant J.C., le mariage cum manu tombe en désuétude et le divorce devient plus facile. Or, le mariage n'est pas seulement l'échange de vœux solennels, mais aussi celui d'une dot, généralement payée par la famille de l'épouse à son mari. Les sommes engagées sont parfois considérables et ce n'est pas fait pour apaiser les esprits au moment de la séparation puisque chaque partie demande à conserver la dot en question. Il faut remarquer que, dans le cas d'un mariage sine manu, la propriété des deux époux est distincte, et seule la dot est mise en commun. Quant aux enfants, ils sont sous la patria potestas (autorité qui donne, grosso modo, toute puissance sur la famille) du père et la question de la garde ne se pose même pas. Voilà qui simplifie singulièrement les choses...

                                        Grossièrement résumé, le mari conserve une partie de la dot si l'épouse est adultère (l'adultère du mari n'étant pas reconnu par la loi romaine....) ; dans le cas contraire, elle en récupère la totalité. En général, l'époux doit donc restituer la dot et on conseille souvent aux hommes de mettre cet argent de côté, de façon à pouvoir le rendre sans délai. La somme étant parfois extrêmement élevée, elle peut peser lourd dans la relation entre mari et femme : plus la dot est importante, plus l'épouse a d'influence dans le mariage puisqu'elle a les moyens d'exercer une pression financière non négligeable. Mais si elle est cause du divorce ou si elle (ou son tuteur) en est l'instigatrice (ou l'instigateur), l'ex-époux peut garder 1/6 de la dot par enfant, et 1/6 supplémentaire si sa femme a été adultère.

Famille romaine. (©Mary Harrsch via Flickr.)



                                        En ce qui concerne les enfants issus de l'union, je me permets de parler de "garde" - bien que la notion soit quelque peu anachronique. Les enfants étant sous la tutelle exclusive de leur père, ils restent avec lui en cas de divorce. Dans la pratique, un homme peut tout à fait empêcher son ex-femme de revoir ses enfants mais, en cas de séparation à l'amiable, on peut adopter un autre arrangement, qui permet par exemple aux plus jeunes bambins de rester avec leur mère. Le père reste toutefois responsable financièrement, quelque soit le lieu de résidence de sa progéniture. Dans la majorité des cas, le père garde donc les enfants, mais il peut arriver qu'un tribunal en décide autrement : une femme obtient ainsi la garde de son fils parce que le père est jugé "mauvais”, et telle autre traîne en justice son ex-mari, pour l'obliger à assumer la responsabilité financière de leurs rejetons.

                                        Enfin, notons que la loi romaine, qui prévoit tout, envisage aussi le cas d'une femme se découvrant enceinte après le divorce. En l'absence de tests ADN, il serait alors facile à l'ex-époux de nier la paternité, raison pour laquelle la femme doit annoncer sa grossesse dans les 30 jours suivant le divorce, et elle peut s'attendre à recevoir la visite de témoins, venus constater la véracité de ses dires. (Mais entre nous, ça ne garantit pas vraiment la paternité !)


Relief montrant une mère allaitant son enfant. (©B. McManus via Vroma.org.)


L'UN RESTE, L'AUTRE PART : ÉVOLUTION DE LA LÉGISLATION.


                                        Le divorce facilité et permis aux femmes, le nombre de séparations s'accroît de façon exponentielle, et nous avons dit que l'on divorçait pour n'importe quelle raison, en particulier politique. La législation romaine s'adapte en conséquence, en tentant d'enrayer cette augmentation, d'abord sous Auguste puis de façon plus sévère à partir de Constantin. Bien que ce durcissement s'amorce avec les Empereurs chrétiens, il n'est pas forcément lié à leur religion, et il faut ajouter que nous ignorons dans quelle mesure ces lois étaient appliquées, ni si les peines étaient effectives, ou seulement théoriques.

                                        Sous le règne d'Auguste (qui divorça lui-même trois fois. Les conseillers ne sont pas les payeurs...), plusieurs lois sont promulguées pour tenter d'enrayer le relâchement des moeurs : la répudiation doit se faire devant 7 témoins, une affranchie mariée à son patron ne peut pas divorcer, on retient une partie de la dot si l'épouse est cause du divorce. Les divorces ne sont pas spécifiquement visés, puisqu'un mari a dans le même temps obligation de répudier sa femme en cas d’adultère, sous peine d’être inculpé lui aussi. Cette législation ne dissuade pas les Romains, qui  divorcent encore et toujours.



Auguste en grand pontife. (©Alphadinon via wikipedia.)

                                        Vers le IIème siècle, les mœurs évoluent progressivement et on regarde d'un œil plus critique cette succession de divorces et de remariages. Il faudra toutefois attendre les empereurs chrétiens (bien que le rôle de la religion fasse débat auprès des spécialistes) pour que la législation se durcisse. Constantin est le premier à limiter le divorce. Une femme doit alors prouver que son mari est un meurtrier, un empoisonneur, un violateur des sépulcres - ou bien elle perd sa dot. Le mari, quant à lui, ne peut divorcer que si son épouse est une empoisonneuse ou qu'elle a commis l'adultère, faute de quoi son ex-femme pourra se saisir de la dot de sa nouvelle épouse, si jamais il se remarie. A noter que la législation de Constantin instaure des pénalités très lourdes, mais n'invalide pas les divorces : les séparations à l'amiable sont toujours possibles.

                                        Julien abolit ces pénalités, mais elles sont rétablies et même aggravées par Théodose en 421. Pour divorcer, une femme doit prouver que son mari est coupable de crimes graves, ou bien elle perd sa dot et risque la déportation. Si elle peut prouver qu'il est bien un criminel, elle conserve sa dot mais ne pourra jamais se remarier. Toutefois, cette législation ne s'applique que dans l'Empire romain d'Occident, et n'affecte pas les divorces à l'amiable.

                                        En 449, le Code de Justinien introduit de nouveaux motifs permettant à une épouse de divorcer sans encourir de pénalités : si son mari projette de l'assassiner (!!), la fouette, amène des prostituées sous le toit familial, commet l'adultère avec une femme mariée. Le divorce par consentement mutuel n'est plus permis que dans certaines circonstances (stérilité au bout de 3 ans de mariage, vœu de chasteté des époux...) Dans la partie occidentale de l'Empire, il demeure toutefois quasiment impossible à une femme de divorcer, sauf si son mari y consent, ou qu'elle peut prouver qu'il est un meurtrier.

ELLE S'EN VA : EN GUISE DE CONCLUSION.



                                        Ainsi, la législation sur le divorce a radicalement changé au cours de l'Histoire romaine : strictement réglementé à l'origine et apanage exclusif des hommes, il devient plus facile dès lors qu'aucun motif n'est nécessaire à strictement parler. Surtout, il s'ouvre aux femmes vers la fin de la République et, jusqu'à lors éternelles mineures passant de la tutelle paternelle à celle de leurs époux, n'ayant pas leur mot à dire quant au devenir de leur mariage, elle acquièrent le droit de divorcer et, recevant une grande partie de leur dot, obtiennent une relative indépendance financière. Contrairement à l'idée reçue, les femmes de l'Antiquité romaine ont donc une certaine liberté et la législation relative au divorce a tendance à les protéger - même si elles ne seront jamais les égales des hommes. Les modifications ultérieures, notamment sous Constantin et Justinien, sont d'ailleurs particulièrement sévères à leur égard, même si l'on ignore dans quelle mesure elles sont alors appliquées.

                                        Toutefois, la pratique du divorce et sa large diffusion dans la société romaine sont de plus en plus perçues comme un signe patent du relâchement des mœurs, voire une preuve de la décadence de la société. Ceci étant, même le code de Justinien n'interdit pas le divorce, et ce seront les Chrétiens qui fixeront le caractère indissoluble du mariage, précisément en réaction à ce qui est  vécu comme l'avilissement moral de la société. Désormais, on reste mariés pour le meilleur et pour le pire - y compris quand le meilleur est passé...


dimanche 24 novembre 2013

Bonne Lecture : "Marc Aurèle, L'Empereur Paradoxal" d'Yves Roman.

                                        De tous les empereurs romains, il en est un dont la notoriété a indéniablement dépassé la simple sphère historique : Marc Aurèle est presque plus célèbre comme philosophe qu'en tant qu'empereur. Ses "Pensées Pour Moi-Même", recueil de réflexions personnelles et d'exercices spirituels à travers lesquels il tente d'atteindre la sagesse, sont considérées à juste titre comme une œuvre majeure de la philosophie stoïcienne, au point que l'image du maître de Rome s'efface souvent derrière celle du disciple d'Epitecte. Elles sont pourtant indissociables l'une de l'autre - et ce sont précisément ces deux facettes, et les paradoxes qu'elles supposent, qu'interroge Yves Roman dans cette biographie érudite, fouillée, parfois aride mais particulièrement éclairante. 

                                        Biographie, ou plutôt essai puisque les chapitres sont thématiques et embrassent les grandes questions du règne de Marc Aurèle plutôt que son existence d'un point de vue chronologique. Extrêmement bien écrit quoique parfois un peu austère en raison de la complexité des questions traitées, le livre navigue entre stoïcisme, sophisme, théurgie, géostratégie... (et posologie lorsqu'on s'interroge sur la quantité d'Aspirine à ingurgiter !), toujours avec une érudition stupéfiante, mais qui demande déjà certaines connaissances et une bonne dose de concentration. L'ensemble est donc ardu mais passionnant à lire, et le ton reste agréable et proche du lecteur. On devine aussi la passion de l'auteur et son attachement à cette figure étonnante de l'Antiquité romaine.




                                        Professeur émérite d'histoire ancienne à l'université Lumière-Lyon II, Yves Roman s'est déjà penché sur les rapports entre les Empereurs et le Sénat ou, plus récemment, sur le règne de l'Empereur Hadrien. C'est donc à son petit-fils adoptif qu'il s'intéresse aujourd'hui. Le sous-titre de l'ouvrage, "L'empereur paradoxal", le dit clairement : mettre en parallèle les réflexions philosophiques du personnage et ses actions d'homme d'état soulève bien des contradictions qui, scrupuleusement étudiées, en disent aussi long sur sa personnalité que sur la société romaine de l'époque dont, par ses zones d'ombre et de lumière et en tant que premier citoyen, il reflète la mentalité. Un homme épris de justice, de paix et d'humanisme, souvent proche dans ses écrits de la morale chrétienne - mais chef de guerre qui vit dans une société esclavagiste et laisse persécuter les Chrétiens... Multiples ambivalences qu'entend sonder l'auteur.

                                        Dès l'âge de 10 ans, Marc Aurèle annonce à sa mère son intention de devenir philosophe. Bel idéal, mais qui ne convient guère au rejeton d'une noble famille romaine ! Qu'importe, le jeune homme est résolu. Mais sa vocation est tuée dans l’œuf lorsque sa maturité et son intelligence lui valent l'attention d'Hadrien (dont il est par ailleurs le petit-cousin) : adopté par Antonin le Pieux, lui-même fils adoptif d'Hadrien, il est donc très tôt destiné à régner, et formé dans ce but. Pourtant, et malgré les efforts de ses précepteurs, il ne se détachera jamais de la philosophie. Alors, qui est Marc-Aurèle ? Le philosophe-roi tout droit sorti de "La République" de Platon ? Un philosophe contrarié répondant à l'appel du devoir ? Ou un empereur tourmenté qui a trouvé refuge dans la philosophie? Probablement un peu des trois - ce qui ne simplifie pas les choses.

                                        Sur le plan militaire, alors que ses "Pensées" sont tout empreintes d'un idéal de paix, il passe la majeure partie de son règne en guerre - combattant notamment les Barbares sur le Danube au cours des 8 dernières années. Commandant personnellement les armées, il n'hésite pas à réprimer les révoltes et à lutter contre les Sarmates ou les Macromans. Et pourtant, la colonne construite à Rome et illustrant ces conflits ne montre aucun triomphalisme, mais juste la violence et la souffrance engendrées par ces affrontements. Du point de vue législatif et judiciaire, s'il s'applique à rendre la justice avec équité et humanité, mais ne remet pas en cause l'esclavage, ni même une disposition créant une juridiction spéciale pour les notables. En matière de religion enfin, Marc Aurèle est certes un philosophe, mais il ne dédaigne pas l'astrologie. Fidèle à la pratique religieuse romaine, certaines de ses réflexions sont étrangement proches de la morale chrétienne (l'amour du prochain ou la notion de péché par exemple), mais il voit dans le christianisme, religion monothéisme exclusive, une menace pour l'ordre public et la cohésion de la société - ce qui explique qu'il laisse libre court à la persécution des chrétiens (comme Sainte Blandine, martyrisée sous son règne).



Marc Aurèle. (©Chris Waits via Flickr.)

                                        Tous ces aspects sont largement développés dans ce livre, qui revient en détail sur les campagnes militaires, l'action judiciaire, le contexte historique ou la question religieuse. Ce dernier chapitre est d'ailleurs tout à fait passionnant, en ce qu'il expose les principes philosophico-religieux de Marc Aurèle et son propre rapport au Divin - immanence divine ou divinisation des Empereurs, libre-arbitre et fatalisme notamment. Mais ce qui sous-tend toute la réflexion, c'est bien l'impact de la pensée philosophique sur l'action de Marc Aurèle. Sa formation et ses influences sont largement étudiées, de nombreux extraits des "Pensées..." ainsi que des lettres de son précepteur Fronton  illustrant le propos d'Yves Roman et appuyant son propos.

                                        Car en définitive, le principal paradoxe de Marc Aurèle ne tient-il pas tout entier dans cette double identité de philosophe et d'Empereur ? Le stoïcisme, souvent considéré comme une doctrine apolitique, pose à juste titre la question de la conciliation de la morale philosophique et de l'exercice du pouvoir. "Mais pouvait-on, sans risque pour l’Empire, voir concentrés dans le même personnage la philosophie et le pouvoir ?" demande d'ailleurs l'auteur. Pour le dire autrement, les lois universelles du Cosmos n'entrent-elles pas en contradiction avec la pratique, le point de vue absolu avec le point de vue relatif ? A ce titre, l'étude de la personnalité et de l'action de Marc Aurèle se révèle fort instructive : elle permet d'élargir la question de la place du Sage dans la société à celle de la conciliation entre idéalité de la sagesse et nécessaire pragmatisme.

                                        Marc Aurèle serait donc un empereur se pliant à la raison d’état, mais utilisant la philosophie comme principe de gouvernement. D'où le sentiment de mélancolie, de lassitude voire d'épuisement parfois, que l'on perçoit à travers les maximes et réflexions qu'il s'adresse à lui-même. Malgré les guerres, les persécutions ou l'esclavage, Yves Roman soutient que "ce qui l’anima fut toujours le souci de l’humain, en particulier dans les affaires individuelles, et, plus globalement, l’intérêt, le bien-être des hommes de l’empire". Le livre est en tous cas convaincant et, même si l'on n'adhère pas forcément à cette vision toute positive, on trouvera passionnantes les multiples interrogations qu'elle soulève. Et dès la dernière page tournée, on se replongera avec avidité dans les "Pensées Pour Moi-Même" : preuve, à mon sens, que le livre est une réussite !




"Marc Aurèle, L'empereur Paradoxal" de Yves ROMAN.
Éditions Payot - lien ici.
496 pages - 27.50 €


Et tant que j'y suis...


"Pensées Pour Moi-Même". de MARC AURELE.
Éditions GF Flammarion - lien ici.
222 pages - 3.90 €

dimanche 17 novembre 2013

Gladiature Et Archéologie Expérimentale avec ACTA.



                                        Je me fais régulièrement l'écho sur ce blog des conférences et visites proposées par le Musée Archéologique de Nîmes, auxquelles j'assiste le plus souvent possible. Les dernières rencontres organisées par Fleur Ippolito et son équipe étaient centrées sur le thème de la gladiature, en lien avec l'exposition sur l'amphithéâtre de Nîmes qui vient de s'achever. Rappelez-vous, j'en ai parlé ici. Samedi dernier, c'était au tour de Brice Lopez et de sa fille Méryl Ducros de venir nous parler des gladiateurs. Leur approche est toutefois différente de ce que nous avons pu voir jusqu'ici : ancien sportif de haut niveau, Brice Lopez est à la tête de la société ACTA, qui reconstitue les arts martiaux médiévaux et antiques en se basant certes sur les textes, les études historiques et les dernières recherches archéologiques, mais aussi et surtout sur l'expérimentation ; Méryl Ducros, doctorante à l'Université de Montpellier, consacre sa thèse à la gladiature dans le monde oriental. Une double démarche donc, classique dans son aspect de recherche historique mais innovante par l'utilisation de l'archéologie expérimentale.

                                        Au cours de cette après-midi, ils sont revenus sur les origines de la gladiature et ont dressé une comparaison entre les stèles funéraires de gladiateurs retrouvées à Nîmes et celles mises au jour en Orient, avant d'aborder les techniques de combat proprement dites. Enfin, deux membres d'ACTA nous ont offert une démonstration, avec un affrontement Thrace / Mirmillon qui nous a permis de visualiser, de façon concrète, à quoi devait ressembler un combat de gladiateurs.

Méryl Ducros.


                                        Je ne détaillerai pas l'ensemble de la conférence, puisque j'ai déjà eu l'occasion de traiter à plusieurs reprises de la gladiature et en particulier des différentes armaturae. De plus, vous pouvez retrouver une grande partie de ces informations sur l'excellent site d'ACTA, dont le lien est indiqué en fin d'article. Pour une fois, je ne rédigerai donc pas un compte-rendu fidèle, mais je reprendrai l'intervention de Méryl Ducros, je parlerai brièvement de l'archéologie expérimentale telle qu'elle est pratiquée par ACTA, et je vous ferai revivre la performance de nos gladiateurs, par vidéo interposée.

STÈLES FUNÉRAIRES ORIENTALES ET NÎMOISES.


                                        Dans un premier temps,  Méryl Ducros dresse donc un parallèle entre les stèles funéraires des gladiateurs retrouvées à Nîmes et en Orient. J'ai déjà précisé, lorsque j'ai parlé de l'exposition "Les Arènes De Nîmes, Un Amphithéâtre Romain", que les tombes des gladiateurs étaient situées dans une zone distincte : frappés d'infamia même dans l'au-delà, ils étaient cantonnés dans des nécropoles spécifiques. Plusieurs stèles découvertes à Nîmes ont donné lieu à diverses hypothèses, et l'on a par exemple envisagé l'implantation d'un ludus dans la cité. Ce sont les mêmes stèles que celles dont j'ai déjà parlé qui servent de support à notre spécialiste, qui les compare à deux autres représentations funéraires, venues d'Orient. D'un côté donc, les stèles nîmoises des gladiateurs Aptus et Columbus ; de l'autre, celle de Vitalis (découverte à Stratonicée - Turquie actuelle) et celle d'Istros (mise au jour à Tralles - encore la Turquie.) Vous pouvez les voir sur la photo ci-dessous, prise lors de la conférence. Je n'ai pas retrouvé la stèle de Vitalis,  mais j'ai illustré l'article avec celle de son collègue Leukaspis, du Musée archéologique de Thessalonique, assez similaire. (Ajout : Méryl Ducros ayant eu l'immense gentillesse de me faire parvenir la photo de la stèle de Vitalis, je l'ai ajoutée plus bas, dans le paragraphe dédié à l'armatura. Merci à elle !)




                                        Ce face à face révèle des points communs, mais aussi des différences. La principale opposition est évidente : les stèles orientales sont ornées de représentations figurées (dans 80% des cas), alors que les stèles d'Occident ne sont constituées que de textes dont les mots sont abrégés. Sur les stèles orientales apparaissent de courts textes en vers. En revanche, chaque catégorie présente des informations similaires quant à l'identité des hommes auxquelles elles sont dédiées - mais là encore, avec quelques nuances.

Stèle nîmoise d'Aptus.

Le nom : On trouve le pseudonyme du gladiateur. En effet, les combattants prenaient un "nom de scène" (ou plutôt un "nom d'arène" !), choisi pour illustrer leurs qualités de combattants (Ferox, Pugnax, etc.) ou en référence à un personnage mythologique. Certains de ces surnoms se retrouvent d'un bout à l'autre de l'Empire, à l'instar de Vitalis, célèbre dans tout le bassin méditerranéen. Je me répète d'un article à l'autre, mais les gladiateurs, en dépit du mépris que suscitait leur statut, étaient paradoxalement adulés par les foules au point qu'un véritable "merchandising" était organisé autour des plus populaires : des lampes à huile à leur effigie, des médaillons, voire des flacons remplis de leur sueur étaient vendus aux fans les plus acharné(e)s !



A noter que les pseudonymes n'ont guère varié au cours de l'Histoire et que la liste en est finalement assez restreinte - il faut dire que ces noms se perpétuaient d'une génération à l'autre. Toutefois, le véritable nom du combattant apparaît sur les stèles orientales - ce qui n'est pas le cas en Occident.


Stèle d'Istros.
 L'âge : Les stèles indiquent également l'âge du gladiateur au moment de sa mort. Les inscriptions ne permettent cependant pas de déterminer quelle était l'espérance de vie des combattants dans l'arène, puisqu'on ne sait pas à quel âge sont morts ceux qui avaient survécu à la gladiature. L'écart est toutefois important : le plus jeune gladiateur tombé dans l'arène est mort à 16 ans et le plus âgé, à 45 ans. La majorité des stèles mentionnent des âges compris entre 18 et 25 ans, et l'on peut supposer qu'il s'agit de gladiateurs inexpérimentés, tués au cours de leurs premiers engagements.



Stèle de Leukaspis.
L'armatura : C'est-à-dire la "panoplie" du gladiateur, ou la catégorie de combattants à laquelle il appartenait. (Thrace, rétiaire, mirmillon, etc.) C'est ici que l'on trouve les différences les plus flagrantes : en Occident, l'armatura est indiquée dans le texte alors qu'elle est illustrée par une représentation du gladiateur en Orient. On reconnaît alors l'armatura en question selon les armes offensives et protections.

Les stèles orientales mentionnent aussi le grade du gladiateur. Et là, j'avoue que ce fut une surprise pour moi ! Je savais qu'un gladiateur évoluait, au cours de sa formation, et passait d'une armatura à l'autre en fonction de ses compétences et de ses progrès : par exemple, un gladiateur novice est d'abord provocator. Or, j'ai appris que chaque armaturae était subdivisée en 4 grades successifs : α β κ δ . Exactement comme les dans au judo - le gladiateur proto-palos ou palos alpha étant l'équivalent d'une ceinture noire. (Le type auquel il vaut mieux ne pas chercher des crosses, donc.)

Stèle de Vitalis.

                                        La stèle de Vitalis (et du coup, celle de Leukaspis) mentionne par ailleurs le nombre de ses victoires, symbolisées par les palmes ou par les couronnes. Elle distingue deux types de succès, sous deux termes différents : niké (la victoire) et niké lampos (la victoire étincelante). On ignore quelle était la distinction exacte entre les deux, mais peut-être la "victoire étincelante" correspondait-elle à un combat à armes réelles - pour lequel l'organisateur des jeux (munerarius) devait obtenir une autorisation spéciale. En effet, la grande majorité des affrontements se faisaient à armes blanches - ce qui n'empêchait pas le spectacle et les blessures !

                                        L'origine : Les inscriptions funéraires renseignent aussi sur l'origine géographique des gladiateurs, et montrent leur grande mobilité. On trouve des combattants de toutes origines, sur tout le territoire de l'Empire. Exactement comme on trouve aujourd'hui des joueurs espagnols, camerounais, brésiliens, suédois dans les équipes de football européennes... A Nîmes, la moitié des stèles mentionnent des gladiateurs d'origine étrangère.


Stèle nîmoise de Columbus.
 Le dédicant : Enfin, la mention du commanditaire de la stèle apporte des informations sur la vie privée des gladiateurs et sur leur famille au sens large du terme : certaines ont été érigées par des épouses, des enfants, des compagnons d'armes ou parfois même par un doctor (entraîneur des gladiateurs). Le mot d'"épouse" soulève en lui-même une interrogation puisque, de condition servile de par les termes de son contrat et ayant renoncé à la citoyenneté romaine si toutefois il en était détenteur, un gladiateur ne peut pas se marier en théorie. Le mariage était-il antérieur à son engagement ? S'agit-il d'un mot générique ? Brice Lopez émet une hypothèse intéressante, supposant que l'abandon de la condition d'homme libre correspondait plutôt à une servitude "de loyauté" et non de fait, et présentait surtout pour le laniste l'avantage de le protéger de toute poursuite judiciaire de la part de la famille, au cas où son gladiateur viendrait à mourir au combat...



                                        Ce parallèle entre les stèles orientales et occidentales offre donc de nombreux éclaircissements  sur l'existence des gladiateurs, mais pose aussi d'autres questions. La mise en relation des différentes armaturae - entre les descriptions écrites et les représentations - n'est par exemple pas évidente. Pour ma part, j'ai adoré la présentation de Méryl Ducros, et j'espère bien en apprendre davantage au fur et à mesure de l'avancée de son travail, peut-être lors de nouvelles interventions.
 

ACTA ET L’ARCHÉOLOGIE EXPÉRIMENTALE.


                                        Méryl Ducros et Brice Lopez font partie d'ACTA, structure qui applique l'archéologie expérimentale à l'univers de la gladiature. Mais qu'est-ce que l'archéologie expérimentale ? Pour résumer, il s'agit de reconstituer les usages à partir des textes, vestiges et objets mis au jour, de tenter de recréer de façon empirique la réalité du mode de vie de l'antiquité. Ces travaux permettent de valider ou d'infirmer des hypothèses et de répondre aux questions théoriques que se posent les historiens, par exemple sur la fabrication ou l'utilisation d'un objet précis. Artisanat, construction, habitat, métiers, art de la guerre, cuisine, musique... Tous les domaines et toutes les époques peuvent se prêter à cette technique.

                                        ACTA exploite cette science pour étudier l'univers des combats : lutte , pugilat, pancrace, gladiature évidemment, armée romaine, mais aussi duels médiévaux. Il s'agit donc d'une interprétation rigoureuse à partir des textes et des vestiges archéologiques, qui permet de passer de la théorie à sa mise en pratique afin d'en déterminer la validité. Dans le cas de la gladiature : comment sont fabriquées les armes ? De quelle manière s'en sert-on? Quel est l'impact d'un combat sur la physiologie ? Ici, l’expérimentation sert notamment à comprendre la logique de l'armatura d'un gladiateur et les techniques de combat qui en découlent. Une démarche qui permet de passer du document et des questions qu'il soulève à la pratique concrète qui peut fournir les réponses - et bien souvent des réponses inattendues, à l'encontre des idées reçues que l'on tenait jusque là pour certaines. Au-delà de ce travail de recherche, ACTA s'est aussi fixé le but de diffuser les connaissances ainsi acquises auprès d'un large public. Des animations pédagogiques sont régulièrement mises en place, dans le cadre scolaire ou en partenariat avec des musées ou des monuments historiques. On les retrouve ainsi sur le site d'Alésia, lors des Journées d'Arles, ou encore au parc historique de Beaucaire.


Brice Lopez et ses gladiateurs.


                                        A la tête de cette entreprise, Brice Lopez n'est certes pas historien de formation, mais la passion, l'expertise et les connaissances acquises en dehors du système suffisent à asseoir sa légitimité. Notre homme est ouvert et sympathique, mais il a son franc-parler. Pour le dire autrement, et dans ses propres termes, c'est une "grande gueule". Il n'hésite donc pas à battre en brèche les idées fausses, images d’Épinal que le grand public a de la gladiature. Jeux de massacre où tous les coups sont permis et la mort systématique ? Au contraire,  il s'agit d'une véritable institution sportive organisée à l'échelle de l'Empire, d'un art martial strictement réglementé et dont les combats sont arbitrés par des professionnels spécifiquement formés à cette tâche et dûment assermentés. Un sport exigeant, extrêmement physique où le plus solide des combattants a bien du mal à soutenir plus de quelques assauts de quelques minutes. En fait de boucherie généralisée, on est plus prêt du combat de boxe...

                                        Tant qu'on y est, le mythe de Spartacus en prend aussi pour son grade ! Le thrace, fait prisonnier, aurait certes initié une révolte contre les Romains en entraînant dans son sillage esclaves, gladiateurs et miséreux, mais lui-même n'aurait pas été plus gladiateur que moi. Personnellement, je me garderai de trancher : on lit tout et son contraire sur le pseudo-gladiateur révolté, et la rareté des sources antiques n’apporte pas de réponse définitive. Brice Lopez n'en est pas moins convaincant et son opinion est au moins aussi crédible qu'une autre.

                                        Appliquée à la gladiature, l'archéologie expérimentale apporte de précieuses informations sur les principaux types de gladiateurs, leurs armes et leurs techniques de combat. Elle offre aussi et surtout un autre regard sur cette discipline qu'elle remet à sa juste place dans le monde antique : un sport aussi bien organisé que nos championnats de football, avec ses règles, ses arbitres et ses stars et qui, comme nos matches aujourd'hui, a suscité un immense engouement à travers tout le territoire romain pendant toute son histoire ou presque. Reconstituer l'ensemble de ces pratiques, diffusées sur une vaste zone et étalées sur plus de 8 siècles, n'est pas un mince exploit - surtout lorsqu'on considère qu'il n'en reste aujourd'hui finalement que des traces : quelques stèles funéraires, des fragments d'armes, lampes à huile ou représentations brutes qu'il faut encore savoir interpréter. Tout comme il convient de se départir des stéréotypes véhiculés par les peintres pompiers, repris depuis pas le cinéma et qui nourrissent l'imaginaire du grand public. Vous avez vu le film "Gladiator" ? Et bien, oubliez tout !


UN COMBAT DE GLADIATEURS, COMME SI VOUS Y ÉTIEZ.


                                        Pour vous en convaincre, jetez un œil à la vidéo dont je vous parlais plus haut : deux des combattants d'ACTA nous ont offert une reconstitution d'un affrontement entre un thrace (à gauche) et un mirmillon (à droite), arbitré par Brice Lopez. Tendez l'oreille - on perçoit distinctement l'essoufflement du mirmillon...




Un grand merci au Musée archéologique de Nîmes, à Brice Lopez, Méryl Ducros et leurs deux gladiateurs pour cette après-midi sympathique et instructive.

Pour plus de renseignements, visitez le site d'ACTA : http://www.acta-archeo.com/html/


    


mercredi 13 novembre 2013

Le Mariage Dans La Rome Antique : 2ème Partie.


                                        La dernière fois, nous avons abordé le mariage dans la Rome antique sous l'aspect institutionnel, notamment à travers les différentes formes que pouvait prendre le lien matrimonial. Il nous reste à découvrir la manière dont était célébrée la cérémonie proprement dite.

GAI, GAI ! MARIONS-LES ! LA CÉRÉMONIE.


                                        L'union per usum ne requiert aucune cérémonie particulière. En revanche, les mariages par coemptio ou confarreatio impliquent des rituels codifiés spécifiques. Dans les deux cas, les pratiques sont assez semblables et marquent l'abandon par l'épouse du culte domestique paternel, et son intégration à celui de son époux. On ignore cependant dans quel ordre étaient observés les rituels décrits ci-dessous, ni s'ils étaient systématiquement respectés. Je me fais donc l'écho des hypothèses les plus communément émises par les spécialistes.

La date.

                                        Fixer une date pour la cérémonie de mariage : voilà un épineux problème ! Pour les Romains, certains jours sont néfastes en eux-mêmes, et en particulier pour l'exécution des rites du mariage. Ce qui complique encore les choses, c'est que l'épouse doit effectuer plusieurs rituels le lendemain de ses noces - jour qui ne doit pas non plus être défavorable ! En gros, les dates jugées néfastes pour une cérémonie de mariage sont les Calendes, les Nones et les Ides de chaque mois, les dies atri (jours commémorant une calamité ou une catastrophe publique), le mois de Mai (célébration des Lemuria, fête des morts), fin Février et début Mars, et pratiquement toutes les fêtes religieuses. En même temps, ça facilite le choix... Si on consulte les auspices durant les temps archaïques, on considère surtout que Juin est le mois le plus favorable, car il est consacré à Junon, déesse du mariage.

Époux joignant les mains devant Junon Pronuba. (©Ann Raia.)

La veille de la cérémonie.


                                        Tout commence la veille du grand jour, lorsqu'on dresse le contrat définitif stipulant le montant de la dot et les échéances du paiement. Une fois le contrat signé et le consentement des époux donnés, le mariage est légalement conclu : les noces ne sont pas nécessaires à sa validité. (Mais on ne va quand même pas laisser passer une occasion de banqueter !)

                                        Le même jour, la jeune fille abandonne symboliquement ses jouets et la toge prétexte de son enfance aux lares du foyer, manière de ritualiser le passage de l'enfance à l'âge adulte. Avant de se coucher, elle revêt  une longue tunique blanche (tunica recta) et une résille rouge (reticulum).
 

Le jour des noces.


                                        Au matin du mariage, la fiancée revêt sa robe de mariée : semblable à la tunica recta, elle est ornée d'une frange pourpre ou de rubans et serrée à la taille par une ceinture nouée par un nœud d'Hercule. Son mari délacera ce nœud le soir, plaçant ainsi le couple sous la protection du Héros et lui assurant fécondité.
"La nouvelle mariée était ceinte d'une ceinture (cingulum) que l'époux détachait au lit. Cette ceinture était faite de laine de brebis, et signifiait que, de même que cette laine, levée en flocons, était unie à elle-même, de même le mari était attaché comme par une ceinture et un lien étroit à sa femme. Le mari détache cette ceinture, nouée par le nœud d'Hercule, comme présage qu'il sera aussi heureux par le nombre de ses enfants que le fut Hercule, qui en laissa soixante-dix." (Festus, "De la signification des mots", Livre II.)
Bague hellénistique figurant le nœud d'Hercule. (via intellego.fr)
 
Elle complète sa tenue de  sandales de couleur safran et se couvre la tête d'un voile orangé (flammeum), qui ressemble à une palla faite d'une étoffe plus légère et transparente. Sur ce voile est posée une couronne de fleurs (et plus précisément de fleurs d'oranger, à partir du IIème siècle.) La jeune mariée est coiffée selon un rite particulier : avec la pointe d’une épée, ses cheveux sont partagés en six tresses, qui sont ramenées autour de la tête et maintenues par des bandelettes de laine - à la manière des Vestales.

Fresque montrant la préparation de la mariée. (©Ann Raia.)

                                        La cérémonie commence au domicile de la future mariée, où se réunissent les parents et amis des deux époux. Elle s'ouvre par un sacrifice aux Lares et la prise des auspices. Puis une matrone, mariée une seule fois (pronubia), joint les mains droites des nouveaux époux (junxtio dextrarum) pour symboliser leur engagement, et ceux-ci prononcent des formules rituelles. Se tient ensuite un banquet qui se prolonge jusque tard dans la nuit.

Un couple joignant les mains devant la pronuba. (©B. McManus.)


                                        A la fin du repas, la jeune épousée est conduite vers la maison de son mari. Un simulacre d'enlèvement, rappelant le rapt des Sabines, l'"arrache" symboliquement aux bras de sa mère ou de celle qui la conduit: la jeune femme se lamente et feint de résister et de pleurer. Un jeune garçon vêtu de la toge prétexte ouvre le chemin, en portant une torche d’aubépine (spina). Vient ensuite la jeune épousée, que soutiennent deux autres enfants. Derrière eux se forme un cortège appelé officium. Outre les amis du couple, qui chantent un chant d'hyménée et lancent des exclamations rituelles et des plaisanteries grivoises, il comprend des joueurs de flûte, un jeune garçon transportant dans un vase des ustensiles domestiques et des jouets pour les futurs enfants, et deux amies de la mariée portant le fuseau et la quenouille, symboles des vertus domestiques.

Procession de mariage. (Via histoire-en-questions.fr)

                                        Devant la maison de son époux, ornée de guirlandes de fleurs, la jeune femme en franchit le seuil portée par des hommes qui ne se sont mariés qu’une fois (pronubi) : elle ne peut entrer d'elle-même, car ce serait un mauvais présage (plusieurs explications différentes sont avancées). Avant de pénétrer dans sa nouvelle demeure, elle entoure les montants de la porte de bandes de laine. Son mari l'accueille avec l’eau et le feu du foyer - représentation probable de son acceptation au sein de la maison. Il lui demande ensuite son nom, et l'épouse répond : "Ubi tu Caius, ego Caia" ("Où tu seras Gaius, je serai Gaia"). La formule demeure mystérieuse à nos yeux. On lui remet ensuite les clefs de son nouveau foyer, tandis qu'elle offre trois pièces de monnaie - à son époux, aux Lares de sa nouvelle famille et au dieu du carrefour le plus proche.

"Nozze Aldobrandini" (D'après Pietro Santi Bartoli - ©Snotty via wikipedia.)


                                        La journée s'achève en général par un repas, la cena nuptialis, donné au domicile du mari. Enfin, au terme du festin, la jeune mariée est conduite dans l'atrium, où est installé le lit conjugal (lectus genialis), surélevé et couvert de fleurs. Nous jetterons un voile pudique sur la suite des évènements...

                                        Le lendemain matin, l'épouse revêt la stola et la palla des femmes mariées et accomplit plusieurs rituels religieux, dont une offrande aux Lares et aux Pénates. On donne parfois un troisième banquet, réservé aux proches des jeunes mariés. Voici enfin nos deux Romains mariés, pour le meilleur et pour le pire.


PENDANT CE TEMPS-LA, CHEZ LES CHRÉTIENS...


                                        Tout ce dont nous venons de parler concerne le mariage tel que l'appréhende le droit romain, et les pratiques religieuses sont liées aux croyances païennes. Or, le Christianisme ne cesse de se développer et de se diffuser, jusqu'à devenir religion d’État en  392. Dès lors, on peut aborder brièvement le mariage chrétien romain, principalement du point de vue légal.

                                        Ce qui différencie avant tout le droit romain du mariage chrétien, c'est le consentement : continu dans le premier cas, il n'est qu'initial dans le second. Autrement dit, le mariage peut être dissous dans le droit romain dès lors qu'il n'y a plus consentement, alors que le mariage chrétien est indissoluble. Cependant, le renvoi de la femme adultère est encouragé (voire obligatoire) mais le remariage interdit. Il faut donc distinguer le divorce de la séparation... Dans la pratique, le concubinage et les remariages étaient sans doute fréquents, et l’Église tempérera ses positions au cours des siècles.

Sarcophage montrant un couple, entouré de scènes bibliques. (©Ann Raia.)


                                        Autre différence majeure, l’Église chrétienne affirme la validité d'une union entre Chrétiens de différentes origines sociales ou ethniques. Y compris l'union d'un citoyen avec un(e) esclave. En revanche, il n'en va pas forcément de même en ce qui concerne les unions avec un non-chrétien... Dans la pratique, ces mariages sont nombreux mais, en théorie, tous n'y sont pas favorables : Tertullien les assimile à l'adultère et c'est pour Cyprien de Carthage une faute grave. Légalement, rien ne s'y oppose mais l'Empereur Constance punit de mort les mariages entre chrétiens et juifs. Enfin, l'accord du père n’est pas requis par l’Église, contrairement au droit romain.


EN GUISE DE CONCLUSION: PLACE DE L’ÉPOUSE.


                                        Avant de conclure, quelques lignes pour évoquer brièvement la place de la femme dans le mariage de la Rome antique - qui a radicalement changé, entre les temps archaïques et le Haut-Empire : au départ, elle est presque considérée comme un bien appartenant au chef de famille, auquel elle est soumise au même titre qu'un enfant. Le mariage est alors un devoir civique, une union en vue de la procréation, et non l'union de deux êtres qui se choisissent pour vivre ensemble. L'épouse semble alors moins être une compagne qu'un ventre, destiné à porter des enfants.

                                        Cependant - et s'il n'en est pas la seule cause -l'émergence du stoïcisme et, dans une moindre mesure à l'origine, du Christianisme, favorise des idées différentes qui contribuent à la transformation de l'idéal matrimonial. On peut par exemple opposer Sénèque à Cicéron, le premier estimant qu'une épouse doit être une amie, tandis que le second la considère comme une enfant sur laquelle il faut veiller.  Mais gardons-nous de toute simplification hâtive : après tout, n'oublions pas que, pour les stoïciens, le sexe doit avoir pour seul but la procréation et que l'amour y est perçu comme un sentiment aliénant. A contrario, Cicéron témoigne à son épouse Terentia des sentiments qui démentent ses belles théories :
"Je pars de Brindes le 29 avril; je vais à Cyzique en traversant la Macédoine. Ah! Quel désastre! Quelle douleur! Puis-je à présent te demander de me rejoindre, pauvre femme malade,à bout de force et de courage? Ne pas te le demander? Rester privé de ta présence? Voici, je crois, ce que je ferai: si je puis espérer rentrer, je te prierai d'aider à la réalisation de cet espoir; si en revanche, comme je le crains, c'en est fait, arrange-toi, par tous les moyens possibles, pour venir me retrouver. Une chose est certaine, sache-le bien: c'est que, si je t'ai auprès de moi, je ne me croirai pas tout à fait perdu." (Cicéron, "Ad Familiares", XIV - 4.)   

Couple marié, avec l’inscription : "Que vous vieillissiez ensemble." (©B. McManus.)

                                        Néanmoins, même si l'on accorde à la femme une plus grande estime et si elle est une compagne à part entière, respectée, écoutée et parfois consultée sur les décisions importantes, le mari reste en pratique le chef de famille. L'épouse n'est donc pas son égale et doit lui rester soumise. Les changements concrets, dans la question du mariage, sont à chercher ailleurs : l'adultère devient (théoriquement) aussi répréhensible de la part de la femme que du mari, et il lui est plus facile de divorcer.

                                        Le divorce, justement : je compte bien me pencher sur le sujet prochainement. Après tout et sans être cynique, le divorce est bien la conséquence du mariage ! Pour le meilleur ou pour le pire, selon la formule consacrée...Pour finir sur une plus jolie note, je conclus en citant Pline le Jeune, écrivant à son épouse Calpurnia :
"On ne saurait croire à quel point je souffre de votre absence, d'abord parce que je vous aime, ensuite parce que nous n'avons pas l'habitude d'être séparés. De là vient que je passe une grande partie des nuits à penser à vous; que, pendant le jour et aux heures où j'avais coutume de vous voir, mes pieds, comme on dit, me portent d'eux-mêmes à votre appartement; et que, ne vous y trouvant pas, j'en reviens aussi triste et aussi honteux que si l'on m'avait refusé la porte." (Pline Le Jeune, "Lettres" , VII - 5.)
Bague romaine portant les mots "Je t'aime trop peu" (sous-entendu, moins que ce que tu mérites...) (©B. McManus.)



dimanche 10 novembre 2013

Le Mariage Dans La Rome Antique - 1ère Partie.

                                        Je l'ai déjà dit à plusieurs reprises : je traite sur ce blog de sujets divers et variés, tous en lien avec l'Antiquité romaine, mais au gré de mes inspirations et de mes envies, et sans aucun souci de cohérence. Mais quand plusieurs personnes me réclament, à quelques jours d'intervalle,  un article sur le mariage dans la Rome antique, je dois bien me résoudre à me pencher sur le sujet. Disons-le tout de suite : traiter de ce thème de manière exhaustive est une gageure ! D'abord, l'Histoire de Rome couvre plusieurs siècles, au cours desquels les institutions ont largement évolué. Ensuite, la question est tellement vaste qu'on pourrait sans doute y consacrer un volume entier. Et enfin, il n'est pas facile de rendre accessible l'imbroglio des textes juridiques romains, pas plus que les sources antiques qui demeurent souvent mystérieuses... Je vais cependant tenter de répondre dans les grandes lignes, autant sur le plan juridique que sur celui, plus pragmatique, de la cérémonie en elle-même.

"Mariage Romain". (Toile d'Emilio Vasarri.)

LE MARIAGE ROMAIN : GÉNÉRALITÉS.


                                        Signalons en préambule que le mariage à Rome est rarement un mariage d'amour : on s'unit par intérêt financier, pour asseoir sa position sociale, par devoir civique, pour s'assurer une descendance qui perpétuera la lignée et le culte des ancêtres. L’un des buts principaux du mariage, c'est de donner au citoyen romain une épouse légitime, qui donnera naissance à des enfants qui deviendront à leur tour des citoyens et hériteront du nom et de la fortune de leur père. L’État y trouve donc son compte et la loi romaine frappe de lourdes taxes les célibataires, afin de les inciter au mariage. Le lien matrimonial est aussi un lien social qui permet d'établir des alliances selon le prestige politique ou la fortune des familles. L'union entre Pompée et Julia, la fille de César, scelle par exemple l'entente entre les deux imperatores.

                                        Pourtant, les romains n'accordent pas au mariage la même importance que nous : une large part de la population choisit le concubinage et ne se marie pas, l'union étant finalement contractée per usum (voir ci-dessous). Certaines études estiment ainsi que seul un couple sur trois convole en justes noces.
"Un petit jeune homme demandait conseil à Socrate pour savoir s'il devait prendre femme ou renoncer au mariage. Celui-ci lui répondit qu'il se repentirait quel que fût son choix. 'Dans le second cas', dit-il, 'il s'ensuivra pour toi la solitude, la privation d'enfants, l'extinction de ta race, un héritier étranger à ta famille; dans le premier cas, des soucis perpétuels, une succession de plaintes, une dot qu'on te reproche, la morgue pénible à supporter des parents de ta femme, le babillage de ta belle-mère, le séducteur des femmes d'autrui, l'arrivée d'enfants qu'on craint n'être pas les siens!' " (Valère Maxime, "Actions et Paroles Mémorables", VII - II -1.) 

                                        A Rome, le mariage est un acte privé, dans lequel l’État n'intervient pas directement. Il comporte toutefois des conséquences juridiques importantes, notamment en ce qui concerne les éventuels futurs enfants du ménage qui, nés d'une union officielle, hériteront du nom et de la fortune du père.


VIVE LES MARIES ! OUI, MAIS LESQUELS ?


                                        Tout le monde ne peut pas prétendre au mariage : les esclaves, les étrangers, les soldats (jusque sous Septime Sévère) en sont exclus. Tout comme, pendant longtemps, les plébéiens - ils n'obtiennent le droit de se marier qu'en 450 avant J.C. Pour qu'un mariage soit valide, il reste encore un certain nombre de conditions, indispensables pour qu'un citoyen romain se laisse passer la corde au cou :

  • L'âge :  Dès les temps archaïques, l'âge légal du mariage coïncide avec la puberté - soit la capacité d'engendrer des descendants. (Ce qui exclue les eunuques et autres personnes atteintes de certains dysfonctionnements physiques.) C'est bien joli, mais à quel âge est-on pubère ? En pratique, on retient l'âge de 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons. Encore que l'idée de la puberté masculine ait varié au fil des siècles : on la rattache à la prise de la toge virile (17 ans à l'origine, puis plus tôt - entre 14 et 16 ans sous l'Empire.) Toutefois en pratique, on se marie plus tardivement : les hommes en particulier attendent d'être établis socialement.
  • Le connubium : Ce terme exotique désigne selon le juriste Ulpien la "capacité légale pour un homme de faire d’une femme son épouse." Définition qui ne fait pas avancer le schmilblick... Pour résumer, le connubium regroupe l'ensemble des situations dans lesquelles un mariage est légal. Il ne concerne que les citoyens romains : sont exclus les étrangers, les esclaves, les acteurs, les prostitués... Certains liens de parenté (consanguinité ou lien civil) empêchent aussi l'union : le mariage est par exemple interdit entre un homme et sa nièce. Du moins, en théorie car des dérogations sont toujours possibles - surtout quand on est Empereur. : Claude épouse ainsi légalement sa propre nièce, Agrippine. A noter qu'à l'origine, le connubium n'existe pas entre patriciens et plébéiens, mais la Lex Canuleia de  445 avant J.C. autorise les unions entre membres des deux classes. 


Aureus d'Agrippine et Claude. (©Claudius via wikipedia.)

  • Le consentement : Pour qu'un mariage soit valide, les fiancés doivent y consentir, de même que leurs tuteurs respectifs. Ulpien explique ainsi que "c'est le consentement et non la copulation qui fait le mariage", et il s'agit du consentement "de ceux qui s’unissent et de ceux qui détiennent l’autorité." Normalement, la jeune fille doit donc être d'accord, mais les "pressions paternelles" sont largement tolérées... Le Digeste de Justinien (XXIII - 1.12) rapporte par exemple : "La jeune fille qui ne s'oppose pas à la volonté de son père est considérée comme donnant son consentement. Et l'on ne permet à une jeune fille d'être d'un avis différent de celui de son père que si celui-ci lui propose pour fiancé un homme indigne ou taré. "
  • La monogamie : On ne peut être engagé que dans un seul mariage à la fois. Ainsi, un homme marié ne peut contracter une nouvelle union qu'une fois le divorce officiellement prononcé.

PRÊTE-MOI TA MAIN : MARIAGES CUM MANU ET SINE MANU.



                                        A Rome, le mariage peut revêtir deux formes juridiques distinctes, très différentes dans leurs conséquences légales :
  • Le mariage cum manu : l'épouse n'est plus placée sous la tutelle de son père. En intégrant sa nouvelle famille, elle rompt le lien agnatique avec sa propre famille et devient aux yeux de la loi soumise au pater familias de son nouveau foyer. Il peut s'agir de son mari, de son beau-père... Bref, du détenteur de l'autorité familiale. Elle deviendra mater familias, mais garde toutefois le nom de sa gens d'origine.

                                        Étrangement, le mariage cum manu créé une relation à la fois maritale et filiale entre l'épouse et son mari : concrètement, son statut juridique est le même que si elle était la fille de son mari. Ceci explique qu'elle ne puisse demander le divorce. Autre conséquence, la communauté de biens n'est pas un sujet abordé par la législation sur le mariage puisque, toutes les unions étant à l'origine cum manu, tous les biens de l'épouse passent à son mari.

Cérémonie de mariage, la mariée étant couronnée par Vénus. (©Ann Raia.)


  • Le mariage sine manu : la relation de l'épouse à sa propre famille demeure la même, et elle est toujours soumise à son père, ou reste indépendante si elle était libérée de la tutelle paternelle. Dans ce cas, sa propriété est distincte de celle de son mari. Les lois concernant les contrats de mariage concernent donc surtout ce type d'unions. Une épouse sine manu ne sera jamais considérée comme la mater familias : elle ne fait pas partie de la famille de son mari et ne peut donc  y prétendre. Elle est simplement uxor.

                                       Théoriquement, les termes uxor et matrona désignent l'épouse sine manu, et mater familias est réservé aux épouses cum manu ; en pratique, les termes ne sont pas toujours employés dans cette acception originelle. 

                                        A partir de 445 avant J.C., soit lorsque les plébéiens obtiennent le droit d'épouser des filles de patriciens, les mariages sine manu se généralisent. Ils permettent en effet au père de la mariée de garder l'autorité sur sa fille même après le mariage, ou à celle-ci de demeurer indépendante - et donc de ne pas déchoir en passant du statut de patricienne à celui de plébéienne.

ATTENTION, FAUX-AMI ! LE CONCUBINATUS. (A ne pas confondre avec le concubinage.)


                                        Un petit mot sur le concubinatus, en marge des mariages reconnus par le droit romain : il s'agit d'une sort de sous-mariage, pratiqué lorsque le mariage n’est pas possible - étrangère et citoyen, patron et affranchie, militaires... On ne connaît aucun exemple de concubinatus se substituant au mariage lorsque celui-ci est légalement possible. C'est donc un union "au rabais", qui respecte les différences sociales. Au contraire du mariage, les enfants nés de cette union sont des enfants naturels, sans père officiel. Le concubinatus établit une relation durable et exclusive (pas d'autre concubinatus ni de mariage), qui repose sur le consentement mutuel et la fidélité.

Une affranchie et son patron, dans une pose rituelle du mariage. (©B. McManus.)


4 MARIAGES ET PAS D'ENTERREMENT : FORMES JURIDIQUES DU MARIAGE.


                                         Sous la République, il existe trois grandes formes d'unions, qui varient surtout par leurs rituels : la confarreatio, la coemptio et le mariage per usum.

Confarreatio.


                                        La confarreatio est la forme d'union la plus ancienne et la plus solennelle de la Rome antique. Il s'agit d'un mariage cum manu, qui apparaît sous la Royauté et tombe en désuétude sous l'Empire. C'est la seule cérémonie de mariage qui revêt un caractère religieux puisque sont présents les prêtres - en l’occurrence les Flamines (qui représentent Jupiter) et le Grand Pontife. Elle se célèbre devant l'autel familial, en présence de 10 témoins. On sacrifie d'abord un mouton, dont la peau est étalée sur deux chaises destinées aux mariés. Ceux-ci se présentent ensemble, la tête couverte, et offrent un sacrifice à Jupiter. Ils partagent ensuite un gâteau d'épeautre (panis farreus - qui donne son nom à la confarreatio, soit "partage du gâteau de froment") et le mangent devant le prêtre.

                                        Dès le début de l'Empire, cette forme d'union n'est plus guère pratiquée que par quelques familles patriciennes et par les Flamines. Tacite raconte ainsi :
"Vers le même temps mourut le flamine de Jupiter, Servius Maluginensis. Tibère, en consultant le sénat sur le choix de son successeur, proposa de changer la loi qui réglait cette élection. Il dit que l'ancien usage de nommer d'abord trois patriciens nés de parents unis par confarreatio, et d'élire parmi eux le flamine, était devenu d'une pratique difficile, En effet, la confarreatio était abolie, ou ne se conservait que dans un petit nombre de familles." (Tacite, "Annales", IV - 16.)

Scène de mariage, avec le sacrifice d'un taureau. (©Ann Raia.)


Coemptio.


                                        La coemptio (du verbe emo, "j'achète") est en quelque sorte une représentation symbolique au cours de laquelle le mari achète son épouse. Cette cérémonie est plutôt observée par les plébéiens et elle se diffuse sous la République. Devant cinq témoins, le fiancé paye le père de la mariée, en lui donnant une pièce d'argent et une pièce de bronze. Le père prononce alors les paroles rituelles scellant la vente : "Quirites, par l'airain et la balance, je transfère la propriété". Le jeune marié prend ensuite un javelot et, avec la pointe, sépare en deux parties la chevelure de son épouse. Selon Plutarque, ce rituel renvoie à l'enlèvement des Sabines, et symbolise les premiers mariages des Romains qui furent faits par la violence et à la pointe de l’épée.

                                       A noter que la coemptio n'est pas forcément une cérémonie matrimoniale : il existe une coemptio dite  fiduciae causa, contractée pour permettre à un individu de se libérer d'une tutelle pesante en la transférant à un autre tuteur.

Per Usum.


                                        Le mariage per usum ("de fait") légitime une année de vie commune, au terme de laquelle un couple est considéré comme marié. L'épouse passe alors in manu, en vertu de cette cohabitation conjugale. La loi des douze Tables stipule toutefois que si une femme ne souhaite pas tomber dans la manus de son compagnon, elle doit s’absenter du domicile durant trois nuits consécutives. On considère alors qu'il y a abandon du foyer, et le mariage est annulé : madame recouvre son autonomie - mais doit tout de même renoncer à sa dot ! On remarquera néanmoins que ce type de mariage peut être rompu par chacun des deux conjoints - contrairement aux unions par confarreatio et coemptio, où seul le mari a le droit de divorcer. Le consentement des parents reste obligatoire pour que ce type d'union soit valide. Il se développe sous la République et disparait progressivement.


Nuptiae.


                                        Au fil du temps, ces trois formes de mariages deviennent plus rares et sont progressivement  remplacées par une quatrième forme d'union, apparue sous l'Empire : la nuptiae. Le mot vient du latin nubere, "mettre le voile". Ce type de mariage apparaît au Ier siècle et repose sur le consentement mutuel des deux époux. Il est toujours précédé par les fiançailles (sponsalia - voir ci-dessous) et consiste en une cérémonie religieuse, qui se tient au domicile de la fiancée ou dans un temple. Les époux accomplissent un sacrifice, par lequel ils confirment leur volonté d'engagement dans le mariage. L'évolution est importante car l'assentiment de la future mariée est ici indispensable, et elle obtient même le droit de divorcer.

AVANT D'EN ARRIVER LA : LES FIANÇAILLES.


                                        La sponsalia, équivalent de nos fiançailles, n'est pas une cérémonie obligatoire avant le mariage ; elle est cependant souvent respectée. Il s'agit en fait d'un contrat, un accord entre les deux parties qui se promettent le mariage et leur donne le droit de porter l'affaire en justice en cas de non-respect de l'engagement et, éventuellement, d'obtenir un dédommagement en vertu de la Jus Sponsalia. Naturellement, le contrat peut être rompu d'un commun accord.

Bague, peut-être de fiançailles, représentant un couple au cours de la cérémonie. (©Ann Raia.)

                                        Au cours de la cérémonie, les deux familles sont réunies et le fiancé offre à sa promise des cadeaux, qui servent à l'origine de garantie (arrha sponsalia). Plus tard, cette assurance est remplacée par un anneau de fer (ou un anneau d'or) que la future épouse passe à son annulaire gauche - que l'on croit directement relié au cœur. On signe ensuite le contrat nuptial, qui fixe le montant de la dot : longtemps modeste, cette somme s'accroît à partir du Ier siècle avant J.C., et peut atteindre plusieurs million de sesterces sous l'Empire. A la suite de ces formalités, on organise en général un banquet.

                                        Normalement, en vertu des lois promulguées par Auguste, le mariage doit être célébré dans les deux ans suivant les fiançailles, et il est interdit aux hommes de se fiancer avec des fillettes de moins de 10 ans. En réalité, ce règlement n'est pas toujours respecté, et de jeunes enfants sont souvent promis en mariage, avant même l'âge de 7 ans.