Pour terminer le mois, je vais vous parler aujourd'hui d'une célébration qui se tenait à Rome en Octobre : celle, bien nommée, du Cheval d'Octobre (October Equus). Dit comme ça, c'est mignon tout plein : une fête pour un joli cheval ! Mais la réalité est nettement moins plaisante - surtout pour le cheval...
Au sens premier, l'expression s'applique à un cheval (jusque là, tout va bien), offert en sacrifice au Dieu Mars lors des Ides d'Octobre (là aussi, tout est logique). Par extension, elle en est venue à désigner la cérémonie pratiquée à cette occasion, puisque celle-ci n'a pas de nom.
Déroulement du rituel : et la tête, alouette...
Il s'agit d'un des rituels religieux les plus anciens de la religion romaine. En quoi consiste-t-il exactement ? Lors des Ides d'Octobre (15 Octobre), un course de bigae (chars à deux chevaux) est organisée sur le champ de Mars, en l'honneur du Dieu éponyme. Hélas pour le duo vainqueur, le cheval attelé à droite est désigné comme victime : il est tué d'un coup de lance, sacrifié par le flamine de Mars en l'honneur du Dieu.
Fresque de la Maison des Auriges, Ostie. (IIème s.) |
Une fois l'animal immolé, on lui coupe la queue. Un coureur l'apporte le plus vite possible dans le sanctuaire consacré à Vesta, près de la Regia, afin de faire couler le sang sur le foyer de la Déesse. Le sang, mêlé aux cendres, est ensuite recueilli par les Vestales : il sera employé en Avril lors de la fête des Palilia (rituel de purification, célébré en l'honneur de la Déesse des bergers, Palès), où on distribuera la mixture à la foule.
"Peuple, va quérir à l'autel de la Vierge une préparation purificatoire. Vesta te la donnera ; grâce à ce présent de Vesta, tu seras pur. Il sera constitué de sang de cheval, de cendre de veau, et d'un troisième élément, de la paille creuse d'une fève dure." (Ovide, "Les Fastes", IV -731.)
Enfin, dernier acte de la cérémonie, on tranche la tête du cheval. Ornée de rubans et de guirlandes de pain, elle fait l'objet d'une âpre lutte entre deux groupes : les habitants du quartier de la Via Sacra, et ceux du quartier de Suburre. Si les premiers l'emportent, la tête est accrochée sur le mur de la Regia; sinon, on l'exhibe dans le Suburre, sur la tour Mamilia. Tout au long de l'année, le trophée assure la prospérité aux vainqueurs.
Pièce montrant Mars et une tête de cheval sur dauphin nageur. (Monnaie étrusque de Cosa - via cngcoins.) |
Pour l'anecdote, et sans qu'un lien formel soit établi avec le rituel qui nous intéresse aujourd'hui, Dion Cassius rapporte qu'en 46 avant J.C., des soldats s'étaient révoltés contre César : deux d'entre eux furent condamnés à mort et on exhiba leurs têtes sur les murs de la Regia.
"Et ils continuèrent leurs troubles jusqu'à ce que César arrive soudainement et se saisisse de ses propres mains d’un homme et le punisse. C’est ainsi que cet homme fut exécuté, et deux autres furent massacrés comme dans une sorte de célébration rituelle. Je ne connais pas la cause véritable, puisqu’il n’y eut aucune proclamation de la Sibylle et ni aucun autre oracle semblable; mais en tout cas ils furent sacrifiés dans le Champ de Mars par les pontifes et le prêtre de Mars, et leurs têtes furent placées près de la Regia." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", XLIII - 24.)
Certains historiens avancent qu'à l'origine, les deux équipes étaient composées des habitants des collines (Montani) et de ceux de la plaine (Pagani), qui revendiquaient chacun la supériorité de leurs chevaux sur ceux des voisins. La fête du Cheval d'Octobre aurait donc été instituée afin de déterminer quels animaux étaient les plus vaillants. En tous cas, selon Theodor Mommsen, cette lutte qui met en scène la rivalité entre les deux plus vieux quartiers de Rome témoigne de l'origine archaïque de la cérémonie, qu'il pense donc concomitante avec les origines de la cité.
Origine et signification ; Mars, cheval de Troie et agriculture.
Comme souvent, il est difficile de déterminer l'origine ou la signification de la célébration, à plus forte raison puisqu'il s'agit d'une fête archaïque, dont la tradition s'est maintenue sans qu'on n'en ait conservé le sens. Les auteurs qui l'évoquent émettent plusieurs hypothèses, sans avoir aucune certitude. Pourtant, on a quelques détails sur ce "cheval d'Octobre", notamment grâce à l'historien grec Polybe (IIème siècle avant J.C.) qui reprend un texte plus ancien, écrit par Timée de Syracuse deux siècles plus tôt. Ovide y fait aussi référence, tout comme Plutarque qui y consacre une de ses "Questions Romaines". Enfin, la cérémonie est également décrite par un moine bénédictin du VIIIème siècle, Paulus Diaconus, qui se base sur divers textes antiques.
Fresque illustrant l'épisode du cheval de Troie. (Pompéi, Ier s. - via southwestern.edu.) |
Pour Timée, le rite ferait référence à l'épisode du cheval de Troie, statue de bois grâce à laquelle les Grecs pénétrèrent à l'intérieur de la Cité et gagnèrent la guerre. Les Romains, descendants du troyen Énée, se vengeraient ainsi de manière symbolique. Le grammairien Festus s'inscrit en faux :
"On dit que ce cheval était immolé en victime à Mars, dieu de la guerre, et non pas, comme le vulgaire le pense, parce qu'on se venge sur lui, parce que les Romains tirent leur origine d'Ilium [Troie] , et que les Troyens ont été pris par l'ennemi au moyen d'un cheval de bois." (Festus, "De la signification des Mots".)
Quant à Plutarque, il ne prend pas parti et relaye toutes les hypothèses :
"Est-ce, comme quelques uns le disent, pour punir le cheval d'avoir été l'instrument de la prise de Troie, parce qu'ils sont eux-mêmes d'illustres descendants de la race troyenne ? Est-ce parce que le cheval est un animal hardi, belliqueux, digne par conséquent de Mars, et qu'on immole aux dieux ce qu'on sait leur être plus agréable ? Le cheval vainqueur est immolé de préférence, parce que c'est à Mars qu'on attribue la victoire, ou plutôt, comme c'est ce dieu qui inspire le courage de tenir ferme dans son poste, et que les soldats qui gardent leur rang sont sûrs de vaincre ceux qui lâchent le pied, veulent-ils punir la légèreté, compagne ordinaire de la fuite, et montrer, par cette action symbolique, qu'il n'y a point de salut pour les fuyards ?" (Plutaque, "Questions Romaines", 97.)
Laocoon frappant de sa lance le cheval de Troie. (Miniature du Codex Vaticanus, XVème s.) |
On a perdu l'origine de la cérémonie, mais il semble que plusieurs rituels distincts se soient cristallisés autour d'elle au fil des siècles. Si le cheval fait clairement référence à Mars, sur l'autel duquel il est sacrifié (et auquel sont du reste dédiées les Equiria de Février / Mars), il ne s'agit sans doute pas du Mars guerrier, mais du Dieu pris dans sa dimension agraire. En effet, à l'origine, Mars était le Dieu de la végétation, de la nature et des troupeaux - ses attributions guerrières étant postérieures. De même, le sang versé sur le foyer de Vesta montre qu'il s'agit d'un rituel de purification et de lustration, et plusieurs études supposent que la célébration tire effectivement son origine d'un rituel champêtre, ayant pour but de protéger les récoltes mises en grange à l'automne. Tel est par exemple le sens donné à la guirlande de pain ornant la tête du cheval, qui fait écho à d'autres fêtes semblables - par exemple les Vestalia, au cours desquelles on orne de colliers de pain et de fleurs le cou des ânes employés au fonctionnement des moulins.
J'ai lu dans plusieurs ouvrages que le rituel du Cheval d'Octobre avait disparu à la fin de la République. Pourtant, la littérature y fait référence sous le règne d'Auguste, et la fête est encore mentionnée dans un calendrier datant de Constantin. Il est donc difficile de savoir jusqu'à quelle époque la cérémonie a effectivement été respectée, et si elle est tombée en désuétude au début de l'Empire ou suite à l'implantation du Christianisme comme religion d’État.
Bon, j'avoue : j'ai longtemps hésité à la faire - mais je ne peux pas résister ! Qu'elles qu'en soient l'origine ou la signification, il existe au moins une certitude : on peut dire que cette cérémonie du cheval d'Octobre... n'a ni queue ni tête ! (O.K. : je sors...)