dimanche 30 juin 2013

Brutus : Traître Ou Héros ?!


                                        Depuis peu, ma maison abrite un nouveau pensionnaire : un poisson rouge, qu'en monomaniaque revendiquée, j'ai décidé d'appeler Brutus. Ne me demandez pas pourquoi j'ai choisi ce nom plutôt que, mettons, Antinoüs, Virgile ou Cicéron : ce poisson a une tête de Brutus, et puis c'est tout ! Toujours est-il que vous commencez à me connaître : il ne m'en fallait pas davantage pour rédiger un petit article sur l'homme qui a laissé son nom à mon poisson - et qui, accessoirement, a assassiné Jules César.

Jeunesse et formation.


                                        Marcus Junius Brutus naît en 85 avant J.C. Il descend en ligne directe d'un autre Brutus célèbre, Lucius Junius Brutus qui, en 509 avant J.C., avait renversé le roi de Rome Tarquin Le Superbe et fondé la République. Nous verrons que ce détail a son importance... Adopté en 59 avant J.C. par son oncle Quintus Servilius Cépion, Brutus prendra un temps le nom de Quintus Servilius Brutus Cépion, avant de revenir à son nom de naissance. Il utilisera à nouveau son nom d'adoption après la mort de César en 44 avant J.C., pour rendre hommage à un autre tyrannicide de ses parents, Gaius Servilius Ahala. A croire que c'était une spécialité familiale !

Buste de Brutus. (©SwankerinSparrow via Flickr)

                                        Brutus est âgé de 8 ans lorsque son père, Marcus Junius Brutus, partisan de Marius, est tué par Pompée dans des circonstances douteuses, parce qu'il est impliqué dans une rébellion. Quant à sa mère, Servilia Caepionis, elle est la demi-sœur de Caton d'Utique, et deviendra plus tard la maîtresse de Jules César. Il a souvent été suggéré que César pourrait être le vrai père de Brutus. Rejetons tout de suite ces insinuations idiotes : la liaison entre Servilia et l'Imperator est bien postérieure à la naissance de l'enfant. Mais la rumeur naît vers 59 avant J.C., lorsque Brutus est accusé de faire partie d'un complot contre Pompée - assertion infondée mais rendue crédible par les circonstances de la mort de Brutus Père. L'affaire est enterrée par l'un des consuls en exercice : Jules César ! Alors allié de Pompée mais amant de Servilia, cette sale histoire risque bien de lui retomber dessus, et il fait de son mieux pour protéger le jeune homme, et ses intérêts par la même occasion... Il n'en fallait pas plus pour exciter l'imagination des mauvaises langues.

Caton d'Utique.
Mais revenons en 77 avant J.C. : à la mort de son père, Brutus est élevé par son oncle maternel, Caton d'Utique. Celui-ci, adepte du stoïcisme, lui en inculque les principes et l'envoie poursuivre ses études en Grèce. Brutus deviendra un orateur éminent, influencé par l'école attique, c'est-à-dire qu'il adhèrera à des principes rhétoriques fondés sur des notions de naturel en réaction à des tendances plus démonstratives et excessives (de l'école asiatique). Il écrira par ailleurs de nombreuses œuvres littéraires, dont aucune ne nous est parvenue - exceptées quelques lettres adressées à Cicéron. Attaché à son oncle pour lequel il nourrit une profonde estime, Brutus devient ensuite son assistant : il le suit à Chypre lorsque Caton obtient le poste de gouverneur. Il entame ainsi sa carrière politique, et en profite pour s'enrichir en prêtant de l'argent à des taux indécents - 48% d’intérêt demandés à la ville de Salamine, par exemple ! Il revient à Rome en homme riche, et épouse Claudia Pulchra. Lors de son entrée au Sénat, Brutus rejoint les rangs des Optimates, contre le premier triumvirat composé de Crassus, Pompée et César.


                                        En 53 avant J.C., il est élu questeur en Cilicie, et profite de l'occasion (et de l'armée stationnée sur place) pour régler quelques comptes à Chypre... Cicéron, qui deviendra gouverneur de la province, condamnera son comportement. Brutus sert ensuite comme commandant militaire en Cilicie et en Macédoine. Politiquement, il reste dans le camp des conservateurs, qui défendent les droits du Sénat contre les généraux. Car, pendant que Brutus crapahute en Orient, la situation à Rome s'est tendue : Pompée contrôle l'Hispanie et surtout Rome, tandis que César a accru son pouvoir et son prestige par la conquête de la Gaule. La tension entre les deux hommes croît de jour en jour, et la guerre civile se profile...

Guerre civile et assassinat de César.



                                        Lorsqu'elle éclate en Janvier 49 avant J.C., Brutus prend le parti de Pompée. Certes, celui-ci a fait exécuté son père, mais Brutus reste fidèle à ses principes : il est persuadé que le droit et la légitimité sont du côté de Pompée, et que c'est en rejoignant son camp qu'il défendra la république romaine. Il s'engage donc contre les légions de César. Lors de la bataille de Pharsale (48 avant J.C.), les Pompéiens sont défaits, mais César a donné l'ordre que Brutus soit épargné : il est capturé et finalement gracié. Mieux : César lui pardonne immédiatement, l'appelle auprès de lui et le comble de faveurs.

"On dit que dans cette journée, César témoigna pour lui le plus vif intérêt : il recommanda à ses officiers de ne pas le tuer dans le combat, et, s'il se rendait volontairement, de le lui amener ; s'il se défendait contre ceux qui l'arrêteraient, de le laisser aller, et de ne lui faire aucune violence." (Plutarque, "Vie De Brutus", V.)

                                        Alors qu'il part pour l'Afrique, à la poursuite des derniers Pompéiens (parmi lesquels Caton), César nomme Brutus gouverneur de la Gaule Cisalpine en 46/45 avant J.C., puis prêteur urbain l'année suivante. Il lui promet même le consulat, aux côtés de Caius Cassius Longinus, pour l'année 41 avant J.C. Mais malgré tous ces honneurs, toutes ces marques de confiance, Brutus demeure au fond de lui un républicain convaincu, et un ardent conservateur.

                                        En outre, Brutus a divorcé de Claudia en Juin 45 avant J.C, et s'est remarié avec sa cousine germaine, Porcia Catonis, la fille de Caton. Si l'on en croit Cicéron, le mariage aurait provoqué un mini-scandale, Brutus se séparant de Claudia sans autre raison que son désir d'épouser Porcia. De plus, l'union entraîne une rupture entre Brutus et sa mère, qui n'apprécie pas sa nouvelle bru. Dans le même temps, Brutus rédige un texte en hommage à son oncle / beau-père.

                                        Déjà réticents à la puissance de Jules César, qui détient désormais tous les pouvoirs, de nombreux sénateurs se montrent carrément hostiles lorsqu'il est nommé dictateur à vie. Et il se murmure même qu'il voudrait rétablir la royauté ! Brutus, qui semble avoir eu confiance en César pendant un temps, est lui-même choqué par sa toute puissance, et bon sang ne saurait mentir : il descend tout de même de ce Lucius Junius Brutus, qui a chassé lez dernier Roi de Rome et instauré la république ! Alors qu'un complot visant à assassiner César prend forme, les conspirateurs n'hésitent d'ailleurs pas à le lui rappeler, jouant sur la corde sensible.
"Cependant Brutus était sans cesse excité par les discours de ses amis, par les bruits qui couraient dans la ville, et par des écrits qui l'appelaient, qui le poussaient vivement à exécuter son dessein. Au pied de la statue de Brutus, son premier ancêtre, celui qui avait aboli la royauté, on trouva deux écriteaux, dont l'un portait : «Plût à Dieu, Brutus, que tu fusses encore en vie !» Et l'autre : «Pourquoi, Brutus, n'es-tu pas vivant !» Le tribunal même où Brutus rendait la justice était, tous les matins, semé de billets sur lesquels on avait écrit : «Tu dors, Brutus. Non, tu n'es pas véritablement Brutus». " (Plutarque, "Vie De Brutus", XI.)

Lucius Junius Brutus. (© Mary Harrsch.)

Brutus se laisse convaincre, notamment par son ami Cassius. Fidèle à ses idéaux politiques, persuadé qu'il s'agit du seul moyen de sauver la république, il accepte de rejoindre la conspiration et d'agir contre César par un coup d'état légaliste.

                                        Les Césaricides en devenir prévoient de tuer ce brave Jules aux Ides de Mars (15 Mars 44 avant J.C.) Or, ce jour-là, César hésite à se rendre au Sénat : sa femme, Calpurnia Pisonis, a rêvé qu'il était assassiné et les mauvais présages s'accumulent. Les conspirateurs craignent un instant que leurs plans n'aient été découverts, mais César arrive finalement dans la Curie en compagnie de son second, Marc Antoine. L'un des conjurés retient ce dernier à l'extérieur sous un faux prétexte tandis que ses petits camarades se jettent rapidement sur César : Publius Servilius Casca Longus est le premier à l'agresser, le poignardant à l'épaule, mais César pare le coup. Et puis, c'est la curée : les assassins s'acharnent sur leur victime et la lardent de coups de couteau, avec une telle sauvagerie qu'ils se blessent les uns les autres. César se débat, il résiste, mais les assaillants sont trop nombreux. Coup de grâce : il aperçoit Brutus, qu'il considère comme son fils, parmi ses meurtriers. Si la légende veut que l'Imperator ait alors prononcé les mots grecs "Kai su, teknon ?" ("Toi Aussi, mon fils ?", passé à la postérité sous la forme latine "Tu quoque, fili ?"), il s'agit de toute évidence d'une légende. Même Suétone est sceptique, et c'est tout dire ! Mais le mythe a la vie dure.
"Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent, sous prétexte de lui rendre leurs devoirs. Tout à coup Tillius Cimber, qui s'était chargé du premier rôle, s'approcha davantage comme pour lui demander une faveur; et César se refusant à l'entendre et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules. "C'est là de la violence," s'écrie César; et, dans le moment même, l'un des Casca, auquel il tournait le dos, le blesse, un peu au-dessous de la gorge. César, saisissant le bras qui l'a frappé, le perce de son poinçon, puis il veut s'élancer; mais une autre blessure l'arrête, et il voit bientôt des poignards levés sur lui de tous côtés. Alors il s'enveloppe la tête de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en même temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber plus décemment, la partie inférieure de son corps étant ainsi couverte. Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: "Et toi aussi, mon fils!" (Suétone, "Vie De César", LXXXII.)

"La Mort De Jules César" (Tableau de C.L. Doughty.)


Et tant que nous en sommes aux citations douteuses, sachez que Brutus y serait aussi allé de sa petite phrase, au moment de frapper César : "Sic semper tyrannis !" se serait-il écrié, soit "Ainsi en est-il toujours des tyrans !"  (Devise de l'état de Virginie, soit dit en passant). A croire que ces deux-là n'avaient pas trouvé meilleur moment pour papoter... 


Après la mort de César : fuite et guerre contre Antoine et Octave.


                                        "César est mort, mais on fait quoi maintenant ?!" C'est en substance ce qu'on du se demander les pieds nickelés impliqués dans le complot, qui n'ont absolument rien prévu pour la suite ! Chez les conjurés, c'est la débandade : sous la pression des partisans de César, Brutus et les autres se réfugient sur le Capitole. Pendant ce temps, Marc Antoine ne perd pas une minute : il s'assure l'appui des troupes, commandées par Lépide, et récupère les papiers personnels de César. Ayant fait main basse sur les soldats et sur l'argent, il est en position de force. Le 16 Mars, il propose un compromis aux césaricides : ils seront amnistiés mais, en échange, toutes les décisions prises par César seront maintenues. L'accord est scellé mais, le 20 Mars, lors des funérailles de  César, Marc Antoine prononce une oraison funèbre qui met le feu aux poudres : exhibant le manteau couvert de sang, il dénonce la perfidie et la traîtrise de ceux qui ont poignardé l'homme qui, pourtant, leur avait pardonné et les avait élevés aux plus hautes fonctions. Pan, Brutus : prends ça dans les dents ! La foule est hystérique et menace de lyncher les meurtriers de son César bien-aimé, les forçant à prendre la fuite.

Antoine S'adressant Au Peuple Aux Funérailles De César.

                                        Brutus se réfugie en Crète, dont il a été nommé gouverneur. Il rejoint en Orient Cassius, un des conjurés dont nous avons déjà parlé. Ensemble, ils profitent de la guerre qui se profile entre les deux successeurs de César, Antoine son second et Octave son neveu et héritier, adopté par testament. Tandis que ces deux-là se déchirent en Occident, nos compères entreprennent de réunir de l’argent et des hommes (environ 17 légions, quand même...).

                                        Hélas pour eux, le Sénat a entre temps reconnu l'autorité d'Octave, nommé consul en 43 avant J.C. Celui-ci s'empresse de faire déclarer les assassins de son père adoptif ennemis de l'état et, afin de faire face à la menace que représentent Brutus et Cassius, il se réconcilie avec Marc Antoine dans la foulée. Ensemble, les deux hommes totalisent environ 19 légions, et il marchent à la rencontre des césaricides.

Caius Cassius Longinus.
Les deux armées s'affrontent à la fin de l'année 42 avant J.C., au cours de deux engagements connus comme la bataille de Philippes, en Macédoine. Le premier a lieu le 3 Octobre : les hommes de Brutus s'emparent du camp d'Octave, mais Antoine massacre les troupes de Cassius. Celui-ci, persuadé que Brutus aussi a été vaincu, se suicide. Seul à la tête de l'armée républicaine, Brutus choisi d'attendre, misant sur la démobilisation et le découragement des troupes adverses. Mais contrairement à Cassius, il n'est pas un chef de guerre et n'a aucune autorité sur ses hommes. Comme le disait Alexandre Ledru-Rollin  : "Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef!" Et le 23 Octobre, Brutus cède à ses soldats et le second affrontement a lieu : Brutus est vaincu par Antoine et Octave.



                                        Défait, Brutus s'enfuit dans les collines avoisinantes avec quelques rescapés et il préfère se suicider plutôt qu'être capturé :
"Renonçant à sauver sa vie et croyant indigne de lui d’être pris, il se réfugia, lui aussi, dans la mort. Après s’être écrié, comme Hercule : "Malheureuse vertu ! tu n’étais qu’un mot ; je te cultivais comme une réalité, et tu étais l’esclave de la fortune " ; [...] Il pria un de ceux qui se trouvaient avec lui de le tuer." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", XLVII - 49.)
Une fois encore, ces derniers mots sont sans doute apocryphes. Peu importe : avouez que ça en jette !

Le Suicide De Brutus. (H. Vogel)

                                        La dépouille de Brutus est envoyée à ses vainqueurs. Antoine fait envelopper le corps dans un de ses propres manteaux de Pourpre, et ordonne que Brutus reçoive des funérailles décentes : les cendres sont envoyées à Servilia. Lorsque Porcia, sa veuve, apprend la nouvelle, elle se suicide en avalant des charbons ardents.

Conclusion.


                                        Un personnage complexe que notre ami Brutus : stoïcien convaincu, plusieurs sources nous le décrivent pourtant comme une homme arrogant envers ceux qu'il considérait comme ses inférieurs (y compris les rois de États clients.) Dans son "Enfer", Dante fait de Brutus l'un des coupables condamnés à être déchirés pour l'éternité  dans l'une des trois bouches de Satan, dans le centre même de l'enfer - les deux autres étant son complice Cassius (comme on se retrouve !) et Judas, tous trois accusés de perfidie et considérés comme les pires criminels de l'Histoire. Shakespeare en revanche, dans "Jules César", donne de Brutus une image bien plus positive : celle d'un homme déchiré entre l'affection qu'il porte à César et l'accomplissement de ce qu'il pense être son devoir, à savoir sauver la République. Dans la scène finale, voici ce qu'en dit Marc Antoine :
"De tous les Romains, ce fut là le plus noble. Tous les conspirateurs, excepté lui, n'agirent que par envie contre le grand César : lui seul pensait loyalement à 1'intérét général et au bien public, en se joignant a eux. Sa vie était paisible; et les éléments si bien combinés en lui, que la nature pouvait se lever et dire au monde entier: c'était un homme !" (Shakespeare, "Jules César", V - 5.)

Promotion de la saison 2 de "Rome" : "Brutus Est Un Traître." (© HBO)

                                        De fait, si Brutus est souvent perçu de façon négative, comme "l'assassin de César", il est paradoxalement devenu aussi un symbole de la résistance à la tyrannie. Avec d'inévitables dérives... Ainsi John Wilkes Booth, l'assassin d'Abraham Lincoln, prétendait avoir été inspiré par l'exemple de Brutus. Son père, Junius Brutus Booth, avait d'ailleurs été baptisé en l'honneur du césaricide et, six mois avant l'assassinat, Booth et son frère avaient interprété la pièce de Shakespeare, incarnant respectivement Marc Antoine et Brutus ! Dans la nuit du meurtre (14 au 15 Avril 1865), Booth se serait écrié, au moment de commettre son acte : "Sic semper tyrannis !". En fuite pendant plusieurs jours, il écrira dans son journal, à la date du 21 Avril : "Tout le monde veut me mettre la main dessus, et je suis au désespoir. Et pourquoi ? Pour avoir fait ce qui a valu à Brutus les honneurs ... Et pourtant, pour avoir frappé le plus grand tyran qu'on ait connu, ils me regardent comme un banal égorgeur..."

                                        Sans vouloir contredire John Wilkes Booth, certains considèrent encore aujourd'hui Brutus comme un vulgaire assassin. En attendant, je range mes couteaux hors de portée de mon poisson rouge : on n'est jamais trop prudent...

"Qu'a dit César quand Brutus l'a poignardé ? - Aïe !"


mercredi 26 juin 2013

Un Petit Aperçu Du Forum Du Livre Péplum...


Au début du mois se tenait à Nîmes la troisième édition du Forum du Livre Péplum. J'avais eu l'occasion de vous en parler quelques jours auparavant, et je vous invite aujourd'hui à vous rendre sur le site de l'association Carpefeuch, qui organisait l'évènement et qui présente un diaporama de ces deux journées (ici), placées sous les auspices de Néron - sortie du tome 9 de la BD "Murena" oblige... Quelques images qui font revivre les conférences, séances de dédicaces et soirées cinéma.





                                        De mon côté, je complète ce petit album par quelques photos supplémentaires, dont une où j'apparais, fièrement vêtue de ma stola et de ma palla. Pour l'anecdote, je précise que c'est dans cet accoutrement que Betty (à mes côtés) et moi-même avons arpenté l'esplanade. Jusqu'au moment où, ayant perdu de vue nos petits camarades, nous n'avons rien trouvé de mieux que de demander aux passants : "Nous étions avec un Empereur romain: vous ne l'avez pas vu, par hasard ?!!!" Même à Nîmes, ça ne fait pas très sérieux...

                                        Voilà en tous cas quelques clichés pour vous plonger dans l'ambiance de ce Forum. En attendant, déjà, l'année prochaine avec impatience !


Le stand des libraires.

Caesar Patricus (?) et moi-même.


L'ambiance du Forum...
 


Nos stands : vente de la cuvée Carpefeuch et de DVDs.



Démonstration de combat par les membres de Ars Maiorum.



Martine, Romaine anachronique...
Claude Aziza présente "La Chute De l'Empire Romain".





Betty et moi-même, protégées par les gars de Ars Maiorum : personne ne viendra s'y frotter !




dimanche 23 juin 2013

Bonne Lecture : "César-Auguste Ou Le Crocodile Enchaîné."

                                        Lorsque j'étais petite, l'un de mes rêves les plus fou, c'était de passer toute une nuit enfermée dans un magasin de jouets pour pouvoir vagabonder d'un rayon à l'autre, découvrir toutes les merveilles proposées à la vente et m'amuser à ma guise. Depuis, j'ai grandi, et mes préoccupations ont changé. L'un de mes rêves les plus fous, c'est désormais de passer toute une nuit enfermée dans une librairie. Ou une bibliothèque. Enfin, n'importe où, du moment que l'endroit est rempli de livres. Je n'y peux rien, c'est plus fort que moi : je suis une dingue de bouquins, qu'il s'agisse d'essais, de polars, de romans, de biographies... Que voulez-vous ? A chacun ses addictions.

                                        Bref, il y a quelques jours, mes pas m'ont conduit malgré moi dans une petite rue de Nîmes, jusqu'à une boutique spécialisée dans les BDs. A croire que j'ai un GPS intégré, qui repère les livres à des kilomètres - mais c'est une autre histoire. La tentation était trop forte et je suis entrée, "juste pour voir". Vous devinez la suite : je ne suis pas repartie les mains vides ! Encore n'est-ce pas entièrement de ma faute, puisque j'ai déniché un album intitulé "César-Auguste ou le Crocodile Enchaîné", dessiné et scénarisé par Étienne Schréder. Voilà donc un billet tout trouvé pour ce blog !




                                         L'histoire est simple : de retour d'Hispanie, l'Empereur Auguste débarque à Massalia pour rejoindre Rome. Le Prince est alors vieillissant : il a certes soumis les tribus ligures des Alpes, pacifié la Gaule et réorganisé l'Hispanie, mais Mécène et Agrippa sont morts, et lui-même souffre de douleurs au ventre que son médecin est incapable de soigner. Alors qu'il s'apprête à visiter Arelate en compagnie de son épouse Livie, une délégation de Gaulois arrivée de Nemausus vient le trouver. La cité est sur le point de se soulever contre l'autorité romaine, certains de ses habitants ayant pris le parti du roi Cottius, chef d'une tribu des Alpes. Auguste décide donc de pousser jusqu'à la ville, afin de tenir un discours dans la Curie et tenter de calmer les rebelles. Là, il découvrira le culte de Nemausus, Dieu de la source sur laquelle a été bâtie la ville, et effectuera un voyage initiatique qui lui permettra de se recentrer et de reprendre conscience de ses responsabilités de chef d'état...

                                        Le scénario n'est pas évident à résumer, pour la bonne et simple raison que l'action n'y joue finalement qu'un rôle secondaire. Le cœur du récit, c'est cette introspection, cette réflexion à laquelle Auguste va être poussé par Nemausus, vers lequel il se tourne, démotivé et à bout de force, lorsque les remèdes prescrits par son médecin ne le soulagent plus et que même les paroles de Livie ne parviennent plus à apaiser ses tourments. Ses doutes, ses désillusions, la peur des présages (représentés par un crocodile) et la lassitude du pouvoir, c'est à ce Dieu mystérieux qu'il va les confier, et c'est au sein de son sanctuaire qu'il puisera l'énergie et la détermination nécessaires à la poursuite de son œuvre. Dans cet aspect, l'album donne à voir le portrait d'un homme complexe, fort et fragile à la fois, mais affaibli et sur le déclin, sans illusion, et qui mesure l'ampleur de la tâche qu'il lui reste à accomplir et la solitude dans laquelle celle-ci l'enferme. Un Empereur d'une grande intelligence et d'une certaine sensibilité aussi, courageux et capable d'autant de sévérité que de clémence. Paradoxalement, le crocodile enchaîné serait donc Auguste lui-même -alors que, je le rappelle, certains avancent que l'animal représenterait en fait Antoine, enchaîné à Cléopâtre ! Mais la symbolique est intéressante. Ni détracteur, ni hagiographe, l'auteur nous montre un Auguste touchant mais surtout crédible, et fait preuve d'une grande finesse dans l'analyse psychologique de son personnage.

Les Jardins De La Fontaine, à l'emplacement de la Source de Nemausus.

                                        En marge de ce parcours mystique, la B.D. s'ancre dans un cadre spatio-temporel restreint. Y sont illustrées l'édification de la cité de Nemausus et son élévation au rang de colonie romaine, de même que sont brièvement abordés la situation géopolitique et le statut de la Curie par exemple, ou encore l'organisation et le déroulement du voyage impérial. On retrouve aux côtés de l'Empereur son épouse Livie et son médecin Musa, ainsi que les spectres d'Agrippa, de Mécène, de César, d'Antoine, de Cléopâtre et de Cicéron... L'ensemble, toutefois, manque cruellement de détails : aucune date précise n'est indiquée, la construction des divers monuments est mise sur le même plan et à peine développée en annexe, et la vie quotidienne est à peine esquissée. La chronologie, surtout, est ambigüe :  le texte ne renvoie à aucune source précise quant à ce séjour d'Auguste à Nemausus, et la mention d'une rébellion menée par Cottius ne semble pas cohérente avec l'aboutissement des travaux de la Maison Carrée. En revanche, aucune mention de Tibère, pourtant étroitement associé au pouvoir à cette époque. Bref, les dates sont confuses, et on a un peu de mal à s'y retrouver... Reste qu'Auguste semble avoir une cinquantaine d'années environ, ce qui situe l'action à la fin du Ier siècle avant J.C. : il faudra s'en contenter.

Dupondius figurant Auguste et Agrippa avec au revers le crocodile de Nîmes.

                                        Le manque de précision historique, bizarrement, semble presque faire écho au dessin : simple voire dépouillé, d'une grande clarté, le trait est fin et élégant. Il confère aux différentes planches une atmosphère particulière, un peu irréelle, qui flirte parfois avec l'impressionnisme lorsque le visage des protagonistes est à peine suggéré. Si ce choix tend à figer l'action, il se prête davantage aux paysages et aux panoramas de Nîmes, ainsi qu'à toute la réflexion d'Auguste, qui gagne en mystère. Le dessin est donc plus évocateur que réaliste, ce en quoi l'album se démarque totalement de ce que l'on a pu observer ailleurs.

                                        Au final, toute cette B.D. semble tendre vers un récit onirique, avec un fond historique un peu confus et que la caution d'un conseiller ne parvient guère à clarifier. On peut regretter ce flou général : il est indéniable qu'en tant que bande dessinée historique, celle-ci laisse le lecteur sur sa faim. Ou au contraire, on peut embrasser le parti pris par l'auteur et se laisser emmener par le regard qu'il porte sur Auguste, et à travers lui, sur une cité nîmoise rapidement entr'aperçue.

                                        Pour ma part, je reste partagée : il me semble que l'idée de départ, excellente, aurait mérité un traitement plus approfondi mais, d'un autre côté, je suis sensible à la démarche d’Étienne Schréder et à la manière dont il s'est attaché aux états d'âme du premier Empereur. Un travail qui me laisse un léger goût d'inachevé, mais que je trouve néanmoins intéressant. Le mieux est peut-être que vous forgiez votre propre opinion : vous trouverez toutes les références ci-dessous, si jamais il vous prenait l'envie d'y jeter un œil. Dans ce cas, n'hésitez pas à réagir à ce billet ou à me communiquer votre avis !

"César-Auguste Ou Le Crocodile Enchaîné" d’Étienne Schréder.
Éditions Audoin.
10 euros.
ISBN :  360-0-12-101177-9        

dimanche 16 juin 2013

Properce : Poésie d'Amour et Poésie de Gloire.

                                        Fascinée par l'antiquité romaine, il est pourtant un domaine dont je suis longtemps restée éloignée : la poésie latine. Non parce qu'elle ne présentait pas d'intérêt à mes yeux, mais plutôt parce que je me la figurais ardue, peu accessible et, pour dire les choses franchement, je  m'imaginais tout simplement que je ne serais pas capable de l'entendre, de saisir toute la beauté des vers d'un Virgile, d'un Horace ou d'un Ovide. Les textes historiques, le théâtre : passe encore. Mais cette littérature poétique, je la croyais un peu absconse, nébuleuse pour ceux qui n'y ont pas été initiés. Mais pouvais-je décemment me prétendre passionnée, et faire l'impasse sur tout un pan de la culture romaine, a fortiori lorsqu'il a durablement influencé notre propre littérature, à travers les œuvres d' Alphonse de Lamartine, de Joachim du Bellay,  ou de John Keats par exemple ?! Partant, je me suis retroussée les manches, et je m'y suis risquée. Or, à ma grande surprise, j'ai découvert des textes d'une beauté et d'une fluidité étonnantes, aux propos souvent très actuels car traitant de thèmes aussi intemporels que l'amour, la nature ou la mort. Mais même lorsqu'ils abordent des sujets particuliers, et notamment mythologiques, les poètes parviennent à les transcender, pour leur donner une résonance universelle.

"Calliope", muse de la poésie (Eustache Le Sueur - ©Musée Du Louvre.)


                                       La poésie latine demeure cependant à l'image des autres domaines artistiques, sans considération d'époque ou de lieu : la production est inégale et extrêmement variée. N'oublions pas non plus qu'il ne subsiste souvent que des bribes, qui sont loin d'être suffisantes pour se forger une idée définitive du talent des différents auteurs. Par exemple, seuls nous sont parvenus 8 vers du "Thyeste" de Varius (ami de Virgile, Horace et Mécène) que Quintilien considérait comme un chef d’œuvre. Sans même mentionner ceux dont l'intégralité des textes a été perdue. Heureusement qu'il nous reste encore des Catulle, Martial, Juvénal, Tibulle et Lucrèce ! Et Properce, avec lequel j'ai décidé d'inaugurer une série de billets consacrés aux grands auteurs de l'antiquité romaine.


Properce.

                                        Properce, de son nom latin Sextus Propertius, est né vers 47 avant J.C. en Ombrie. On ne dispose que de peu d'informations quant à sa vie, mais la description qu'il donne de sa ville natale et la découverte d'inscriptions funéraires laissent à penser qu'il s'agit très certainement d'Assise. Il est issu d'une famille de rang équestre, appauvrie par les expropriations consécutives à la bataille de Philippes, lorsque Octave distribua des terres aux vétérans en 41 avant J.C. Il est encore jeune lorsque son père meurt, et il s'installe alors à Rome, dans une demeure située sur l'Esquilin. Il y reçoit une éducation soignée, sa mère le poussant à se lancer dans une carrière publique. Ces éléments, ainsi que des allusions à son amitié avec le fils d'un ancien consul, indiquent que la famille dispose encore d'une certaine fortune, et Properce fréquente les rejetons de familles riches et en vue sur la scène politique. Pourtant, il n'est guère attiré par le cursus honorum : aux harangues lancées sur le forum, il préfère la littérature et en particulier les poètes alexandrins, et il délaisse sa carrière d'avocat. Protégé de Mécène, il devient en outre l'ami d'Ovide et de Virgile. En revanche, il ne s'entend guère avec Horace et Tibulle...


                                        Properce a environ 18 ans lorsqu'il fait la connaissance de celle qui va bouleverser sa vie et deviendra sa muse, l'inspiratrice de toute son œuvre. On a longtemps cru qu'elle s'appelait Hostia, et qu'elle était la petite-fille du poète Hostius. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu'il s'agirait plutôt de Roscia, petite-fille de l'acteur Q. Roscius Gallus, ami de Cicéron. Quelle que soit son identité véritable, c'est une femme mariée, mais coquette et volage, très émancipée, séduisante et très courtisée, ardente et parfois violente. Le cœur de Properce s'embrase sur l'heure : transporté par la passion, il fera d'elle la Cynthia de ses Élégies, et leur liaison orageuse lui fournira la matière première d'une œuvre passionnée mais lucide, qui s'adapte parfaitement à la forme de l'élégie sentimentale.

"Properce et Cynthia à Tivoli" (Toile d'Auguste Jean Baptiste Vinchon. ©Auréola via wikipedia.)

                                        La choix du nom de Cynthia n'est pas innocent : il possède la même assonance et la même métrique que celui de Roscia (ou d'Hostia), et renvoie directement au mont Cynthe, à Délos, considéré comme le lieu de naissance d'Apollon. Il confère donc à la jeune femme la qualité d'amie de la poésie. 
"C'est pour toi qu'Apollon dispose de sa lyre ;
Sur un rythme aonien Calliope t'inspire ;
Tu mets dans tes discours les charmes de Phébus ;
Minerve, pour t'orner, s'entend avec Vénus.
Riche de leurs faveurs, tu seras, ma Cynthia,
Loin d'un luxe importun, le bonheur de ma vie."
(Properce, Élégies, I-1.)

                                        En 29 avant J.C., Properce publie un premier livre d'élégies, intitulé "Cynthia Monobiblos". Il comprend 22 élégies, dont environ la moitié s'adresse directement à Cynthia. Les autres ont pour destinataires des amis du poète - Tullus, Gallus, Ponticus et Ballus - dont on ne sait rien. Mais cela importe peu puisque, même lorsqu'il interpelle un de ses camarades, c'est encore pour lui parler de Cynthia ! L'ensemble forme une sorte de roman d'amour, d'inspiration autobiographique bien que certainement en grande partie fictif. J'ai parlé de liaison orageuse, et ce n'est pas pour rien : la relation entre les deux amants tiendrait en haleine n'importe quel amateur de soap opera. Au bonheur idyllique des premiers mois succède un amour certes sensuel, mais marqué par la jalousie : Properce se persuade que Cynthia va le trahir, le tromper. Une fois déjà, elle a failli le quitter pour un de ses rivaux, et là voilà qui s'attarde loin de lui, dans la délicieuse station balnéaire de Baïes !
"Je mesure, en tremblant, le contour de son sein ;
Inutile présent, roulant sous ma caresse,
Quand dans l'ingrat sommeil sa poitrine s'affaisse !
Et quand sa bouche rend le plus léger soupir,
Un noir pressentiment vient alors m'assaillir,
Pensant que dans un rêve, en de soudaines craintes,
Peut-être elle est d'un autre à subir les étreintes." (
Properce, Élégies, I-3.)
Les caprices de l'amante conduisent le couple à la rupture. Seul et désenchanté, le poète se plaint de son sort et accable la belle de ses reproches. Ce premier livre se referme sur un cri de désespoir : Properce appelle la mort de ses vœux, car elle seule pourra le délivrer de son tourment.
"Si ton amour au mien reste égal, au tombeau,
Le trépas, quel qu'il soit, me sera doux et beau ;
Mais je crains, du bûcher quand s'éteindra la flamme,
Qu'un autre ne survienne, et, captivant ton âme,
Ne tarisse les pleurs que sur moi tu répands." (
Properce, Élégies, I-19.)

Phryné (Praxitèle, Musée du Louvre.) : aucun rapport, mais c'est comme ça que j'imagine Cynthia.

                                        Mais la séparation ne dure pas, et la liaison reprend un an plus tard. Cependant, la relation semble apaisée, les cœurs paraissent brûler d'un feu moins ardent. Le deuxième livre des élégies, rédigé entre 28 et 25 avant J.C., comprend 34 poèmes, et s'il est entièrement consacré à la renaissance des rapports entre Properce et Cynthia, sa tonalité est subtilement différente : l'enchantement des premières passions a laissé la place à des sentiments de frustration, de jalousie et à un désir de possession. L'amour y est finalement moins présent que le désir, le soupçon, voire même la haine.
"C'est avéré, Cynthia est la fable de Rome !
Ta conduite en ces lieux n'est cachée à nul homme,
Cet outrage sans nom aura son châtiment !
L'Aquilon à son tour détruira mon serment.
Ne trouverai-je pas dans les femmes volages
Un cœur qui, de mes vers goûtant les avantages,
En me vengeant de toi, me payera de retour !
Ah ! tu regretteras, ingrate, mon amour... " (
Properce, Élégies, II - V.)

Ce livre inclut une élégie dont Mécène est le dédicataire, et Auguste y est mentionné pour la première fois.

                                        En 23 avant J.C. paraît le troisième livre. Ainsi que le précédent le laissait présager, Cynthia y est moins présente (environ un tiers des 25 élégies seulement la concerne) : Properce tente de la reconquérir une dernière fois, lui proposant même le mariage, mais la rupture est cette fois définitive. Le poète quitte l'Italie pour Athènes, espérant oublier son amour perdu. Ce voyage répond aussi à l'ambition nouvelle de l'auteur, qui entend porter son œuvre à un autre niveau, en s'inspirant notamment des grands poètes alexandrins, cités dès l'ouverture du livre.
"Mânes de Callimaque, ombre de Philétas,
Souffrez que sous vos bois je dirige mes pas.
Prêtre nouveau puisant à votre onde divine,
J'enseigne l'art des Grecs à la muse latine.
Sous l'effet de quelle eau, de grâce, dans quels lieux,
Quel antre, écrivez-vous des vers si gracieux ?" (
Properce, Elégies, III-1.)

De même, il se place sous l'égide d'Orphée, et aborde des sujets plus politiques : il célèbre entre autres le triomphe d'Auguste et condamne le couple Antoine / Cléopâtre. Est aussi évoquée la mémoire de Marcellus, neveu et héritier de l'empereur, mort peu de temps auparavant : il s'agit sans doute d'un de ses poèmes les plus émouvants.
"Ce lieu dans les enfers un héros engloutit,
Et sur les eaux du lac erre encor son esprit...
Rien ne l'a garanti. Sa valeur, sa naissance,
Sa force, de César la suprême puissance,
Ces voiles et ces vœux dans un théâtre plein,
Les vertus dont sa mère enseigna le chemin,
Rien n'arrêta sa mort, à sa vingtième année.
Un instant a tranché si belle destinée !" (
Properce, Élégies, III-18.)

Marcellus. (Musée du Louvre.)
 
                                        On suppose que Properce meurt aux environ de 16 avant J.C., date après laquelle on perd sa trace.  On a longtemps pensé que le livre IV, publié à titre posthume, consistait en une compilation de divers papiers. En réalité, il semble qu'il ait été mûrement réfléchi, et composé avec un soin tout particulier. Properce, sans doute influencé par Mécène, promet d'y glorifier le destin de Rome, à travers des élégies nationales et des poèmes étiologiques - du grec Attia, "la cause" -  qui expliquent l'origine d'une coutume, d'un monument ou d'une légende.
"Je veux célébrer Rome, en ma pieuse ardeur !
Quelque faible que soit ma voix pour sa grandeur,
Le peu que j'ai de sang, le peu que j'ai de vie,
Je le voue en entier à chanter ma patrie.
Que le docte Ennius se couvre du laurier !
Du lierre de Bacchus pour moi je serai fier,
Si par mes vers, Ombrie, en un temps je puis être
Callimaque romain au sol qui m'a vu naître.
En visitant vos murs au sein de vos vallons,
Puisse-t-on voir ma gloire illuminer vos fronts !
C'est pour toi que j'écris, ô Rome. Que surgisse
Sur mon chef des oiseaux le ramage propice !
Ton culte, tes autels et tes vieux monuments
De mes derniers coursiers soutiendront les élans. " (
Properce, Élégies, IV-1.)

Élégie à Apollon Palatin, élégie de Tarpeia (voir ici pour l'histoire de ce personnage), histoire d'Hercule ou de la Bona Dea, etc. Pour autant, Properce ne délaisse pas le thème de l'amour, mais  il l'appréhende sous un prisme différent : ici, il transfigure l'amant et le porte vers la fides, sentiment noble par excellence. Cynthia, morte, apparaît une dernière fois, accablant de reproches son amant depuis l'au-delà, mais même son souvenir est empreint d'une tendresse et d'une douce nostalgie qui prennent le pas sur les regrets. L'amour, dès lors, n'est plus l'assouvissement d'une passion violente et frivole, mais l'expression d'un sentiment noble, capable de survivre à la mort et à l'oubli.
"Si des songes pieux te surviennent parfois,
Qu'ils aient ta confiance ; écoute-les, et crois.
Nous errons dans la nuit où nous voulons sans peine
Et Cerbère lui-même est libre de sa chaîne
Mais quand paraît le jour, nous rentrons de nouveau.
Et Charon du Léthé nous fait traverser l'eau.
Sur d'autres maintenant que ton amour retombe.
Mais nos os, sans tarder, s'uniront dans la tombe.". (
Properce, Élégies, IV-7.)

Fresque de Pompéi.


                                        Les poèmes de Properce sont souvent considérés comme difficiles d'accès à cause d'une construction complexe (les philologues s'en arrachent les cheveux) et d'un style marqué par des transitions brusques et une grande érudition mythologique. Pourtant, il donne à voir des images vivantes et colorées, et il exalte des sentiments universels avec une sensibilité frappante pour tous ceux qui, avant ou après le poète, ont connu les tourments de l'amour. A travers l'ensemble de son œuvre, Properce reste le poète d'un amour violent mais profondément sincère. Marqué par les vicissitudes d'une passion incontrôlable, par la souffrance et l’inéluctabilité de la mort, le poète finit par atteindre une paix relative, une stabilité qu'il trouve dans la fides  -  résumé de façon grossière, la notion renvoie à l'honneur, au respect de la parole donnée, à la confiance mutuelle. (Je détaillerai bien sûr tout ça dans un prochain billet.) Dans un autre registre, Properce est aussi le poète qui a réussi, avec Virgile et son "Enéide", à exalter la grandeur romaine et augustéenne à travers la forme de l'élégie.

"Poésie de Gloire Et Poésie d'Amour" (A. Cambon, Musée Ingres de Montauban.)

                                        Ovide, Tibulle et Properce forment ce que l'on a coutume d'appeler la triade des grands élégiaques latins. Si son écriture est moins foisonnante que celle du premier et moins colorée que celle du second, Properce se démarque par son empathie, sa capacité à exprimer toute la palette de sentiments qui animent un cœur qui aime, mais qui souffre. Tombé dans l'oubli vers la fin de l’Antiquité, redécouvert au Moyen-âge, Properce reste à mes yeux l'un des plus grands poètes latins, auteur des plus beaux chefs d’œuvre élégiaques antiques, et des vers les plus émouvants de toute la poésie.

                                        Voilà pourquoi j'ai voulu commencer par parler de Properce, choix totalement arbitraire, uniquement motivé par le fait que c'est l'un de mes poètes préférés. Parce que ses vers m'ont émue, ont atteint quelque chose en moi que je ne saurais définir précisément. Il me semble que, comparé à ses confrères, il dévoile une certaine originalité : peut-être moins "lyrique", moins "artiste" que les autres, il sait s'affranchir des formules et des effets littéraires pour livrer son cœur et laisser parler la passion, avec une simplicité et une pureté touchantes. Davantage qu'un jugement, j’émets ici un avis personnel, dicté par ma seule sensibilité. Libre à vous de vous faire votre propre opinion...

"Apollon et Bacchus favorisent mes peines,
Et mes vers sont aimés de nos jeunes Romaines.
Ma demeure n'a point le marbre des palais ;
Ni l'ivoire ni l'or ne s'y trouvent jamais.
Je n'ai d'Alcinoüs ni verger sans limite,
Ni des grottes où l'eau roule et se précipite ;
Mais Calliope, unie à ses brillantes sœurs,
Me suit, dictant les vers qui charment mes lecteurs.

Bienheureuse Cynthia exaltée en mon livre,

Ta beauté par mes chants à jamais pourra vivre.
Mais ils périront tous, dévorés par le temps,
Ces tombeaux fastueux, ces temples élégants
Consacrés aux grands dieux, images du ciel même.
Pyramides ayant une hauteur extrême,
Sous la pluie ou le feu plus tard vous tomberez,
Ou sous le poids des ans vous vous écroulerez.
Mais l'œuvre de l'esprit ne meurt pas. Le génie
A ce qu'il toucha donne une éternelle vie.
" (Properce, Élégies, III-2.)

Traductions de J. Grenouille dans "Catulle, Tibulle, Properce." - Éditons Garnier Frères - 1860. Si elles s'éloignent parfois du texte latin proprement dit, elles m'ont semblé les plus accessibles, et les  mieux à même d'en rendre la forme et la musicalité.

mercredi 12 juin 2013

Bonne Lecture : "Petit Dictionnaire Du Latin D'Aujourd'hui."

                                        Il y a quelques jours, je relayais sur mon blog la pétition lancée par Robert Delord afin de protester contre les modifications du CAPES de lettres - voir ici. J'en avais profité pour aborder la question du Latin et de l'importance de son enseignement, en particulier dans la formation intellectuelle des élèves et étudiants. Mais bon, je reconnais que pour nombre d'entre vous, la connaissance du Latin passe sans doute pour quelque chose de très accessoire, ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'une langue "morte", qui n'est plus parlée aujourd'hui.

                                        Enfin, en théorie... Car en pratique, nombreuses sont les initiatives grâce auxquelles le Latin est encore employé : cercles de conversation, magazines, radios, films ("Le Destin de Rome" diffusé par ARTE), etc. Même la presse française s'y met, à l'instar de Nicolas Demorand, se fendant dans Libération d'un édito en Latin lors de la démission du Pape Benoît XVI ! On trouve également en librairie plusieurs ouvrages contemporains traduits en Latin, comme "Alix", "Astérix", "Murena", "Harry Potter" ou "Le Petit Nicolas". Ça change de Tite-Live, Plutarque et Suétone ! 


 Traduire "Murena" ou "Alix" en Latin, ça va encore : on imagine bien que ce n'est pas évident, mais ces BD s se déroulant dans un cadre antique, les difficultés ne semblent pas insurmontables. Maintenant, imaginez-vous en train de traduire en Latin un roman dont l'action se déroule de nos jours... Vous aurez beau connaître votre vocabulaire sur le bout des doigts, je vous garantis que ni Catulle, ni Horace, ni Virgile ne vous proposeront de traduction pour "Téléphone portable", "ordinateur" ou "bicyclette" ! Alors, comment rendre ces termes, liés aux innovations technologiques et culturelles plus ou moins modernes et sans équivalents en Latin ? C'est sur cette question que se penchent régulièrement de joyeux latinistes forcenés, et au Vatican, une fondation est même chargée d'établir le "Lexicon recentis Latinitatis" - un dictionnaire traduisant notre vocabulaire contemporain en latin. Le résultat de leurs recherches est désormais accessible dans un livre amusant et sympathique : le "Petit Dictionnaire Du Latin d'Aujourd'hui".

                                        Préfacé par Elizabeth Antébi (organisatrice du Festival Européen Latin Grec) et divisé en plusieurs grandes catégories ("Vie Quotidienne", "Sport", "Ordinateur et Internet", etc.), ce petit ouvrage réjouissant vous propose un nombre étonnant de traductions. Elles sont souvent drôles, malicieuses, mais toujours judicieuses et pertinentes, et illustrées avec beaucoup d'humour. De la "Tunicula minima" (la minijupe) à la "literae electronicae" (l'e-mail) en passant par la "fistula nicotiana" (la cigarette), la "birotula automataria" (le scooter) ou la "exiens hebdomada" (notre week-end), voilà largement de quoi accroître et surtout moderniser votre vocabulaire. Nul doute qu'Ovide, auteur de "L'Art D'Aimer" contenant de précieux conseils de drague, aurait adoré nous parler du "iuvenis voluptarius" (playboy) et de son "amor levis" (flirt) en "taberna noctura" (nightclub) ! Quant à Apicius, il aurait fait ses délices des "pastae vermiculatae" (spaghettis)  et du "caro costalis assa" (bifteck) conservé dans son "armarium frigidarium" (réfrigérateur)...



                                        Même si vous n'avez pas pour projet immédiat de traduire en Latin la saga "Millenium", le dernier roman de Guillaume Musso ou de Joyce Carol Oates (je ratisse large !), je vous recommande néanmoins de jeter un œil à ce "Petit Dictionnaire" : je peux vous assurer que vous passerez un bon moment, tant les traductions proposées sont spirituelles et étonnantes. Amusez-vous à tenter de deviner ce que signifient "nuntius fulgurans", "itinerum procuratrix", "manufollium" ou "conjugium taboquatu" - ce n'est pas si compliqué, il suffit de faire preuve de logique. Et pourquoi ne pas inventer vos propres mots ? Pour ma part, j'ai regretté l'absence de traduction pour "Blog" - "Teladiarium" peut-être... A votre tour de vous lancer : Julia, in raedam I ! (En voiture, Simone !)


"Petit Dictionnaire Du Latin D'Aujourd'hui", collectif - Lien ici.
Préface d'Elizabeth Antébi et illustrations de Martin Lavergne.
Jean-Claude Gawsewitch éditeur - 12€.

dimanche 9 juin 2013

Les Livres Sibyllins.


                                        Sibyllin, sibylline : 1) Propre aux sibylles. 2) Dont le sens est obscur, énigmatique. Voilà la définition que nous donne le Petit Larousse. Donc, un discours sibyllin est un discours énigmatique, difficile voire impossible à interpréter. "Mais quel rapport avec Rome ?", vous demandez-vous peut-être.  Un peu de patience, j'y viens !

                                        Toujours à en croire notre dictionnaire, l'adjectif dérive directement de l'antiquité puisqu'il renvoie aux sibylles, des femmes auxquelles on attribuait la connaissance de l'avenir et le don de prophétie, et qui rendaient leurs oracles en des termes confus et / ou ambigus, se prêtant à des interprétations contradictoires. D'où le glissement sémantique...

                                        Les auteurs antiques ne sont pas d'accord sur le nombre exact de sibylles : si Platon, l'un des premiers à évoquer ce personnage, ne semble en reconnaître qu'une (il parle de "LA sibylle"), Varron en dénombre une dizaine, Ausone seulement trois, d'autres encore en admettent sept, parfois douze... Toutefois, les plus connues sont sûrement celle d'Erythrée (en Grèce) et celle de Cumes (en Italie) - qui nous intéresse aujourd'hui.

Entrée De La (Supposée) Grotte De La Sibylle, Cumes.

                                        Qui était la sibylle de Cumes ? Comme son nom l'indique, elle présidait l'oracle de Cumes, ancienne colonie grecque située près de Naples. La légende lui donne différents noms : Hérophile pour Pausinias et Lactance, Deiphobe dans "l'Enéide"de Virgile, Almatheia, Démophile ou Taxarandra dans divers textes. Apollon s'était épris d'elle, et elle lui demanda de vivre autant d'années que de grains dans un tas de poussière, en oubliant de préciser qu'elle désirait également la jeunesse éternelle... Comme elle refusa de céder aux avances du Dieu, celui-ci se vengea en la laissant vieillir, suspendue au plafond de la grotte de Cumes (qui aurait été découverte en 1932, après analyse des textes de Virgile), tandis qu'elle le suppliait de la laisser mourir. C'est la raison pour laquelle elle est presque toujours représentée sous les traits d'une vieille femme, usée par les années.

"Apollon Et La Sibylle." (Tableau de Louis Le Jeune Boullogne.)

"La Sibylle le regarde, soupire, et dit : "Je ne suis point déesse : ne juge point digne de l'honneur de l'encens une faible mortelle. Et, afin qu'ignorant mon destin, tu ne t'égares, apprends qui je suis. L'immortalité m'était promise par Apollon, des jours sans fin m'étaient offerts pour prix de ma virginité. Mais, tandis qu'il espère, et que, par ses dons, il cherche à me séduire : "Choisis, dit-il, vierge de Cumes, forme des vœux, et tes vœux seront accomplis." Je lui montre du sable amassé dans ma main, et je le prie, insensée que j'étais, de m'accorder des années égales en nombre à ces grains de poussière.
J'oubliai de demander, en même temps, le don de ne point vieillir; cependant il me l'offrait, il me promettait une jeunesse éternelle, si je voulais répondre à ses désirs. Je rejetai les dons d'Apollon, et je suis vierge encore. Mais l'âge le plus heureux a fui; la pesante vieillesse est venue d'un pas chancelant, et je dois la supporter longtemps; car, quoique déjà sept siècles se soient écoulés devant moi, il me reste à voir encore trois cents moissons et trois cents vendanges, avant que mes années égalent en nombre les grains de sable qui mesurent ma vie. Le temps viendra où un plus long âge raccourcira mon corps, où, consumés par la vieillesse, mes membres seront réduits à la plus légère étendue. Alors je ne paraîtrai avoir pu ni charmer un dieu, ni mériter de lui plaire. Peut-être Apollon lui-même ne me reconnaîtra plus, ou il niera de m'avoir aimée. Et tel sera mon changement, qu'invisible à tous les yeux, je ne serai connue que par la voix : les destins me laisseront la voix." " (Ovide, "Les Métamorphoses", XIV )

                                        Une fois descendue de son perchoir, la Sibylle de Cumes conseilla un jour à Énée de cueillir un rameau d'or sur les bords du lac Averne pour qu'il puisse descendre aux enfers, où elle l'accompagna après avoir sacrifié à la déesse Hécate.

"Mais voici que dès les premières lueurs du soleil levant, le sol se met à mugir sous leurs pieds, tandis que les cimes des forêts se mettent à bouger ; on dirait que des chiennes hurlent dans l'ombre, pendant que s'avance la déesse. "Écartez-vous, restez à l'écart, profanes », s'écrie la prophétesse, « dégagez l'ensemble du bois ; et toi, prends cette route et tire ton épée de son fourreau : il faut maintenant, Énée, du courage, maintenant un cœur vaillant ". Se bornant à ces paroles, en délire, elle s'introduit dans l'antre ouvert ; lui, d'un pas très assuré, règle sa marche sur celle de son guide." (Virgile, "L'Enéide", VI - 254 à 262)
"Énée Entre Charon Et La Sibylle." (Tableau de Giuseppe Maria Crespi.)


Tarquin Le Superbe. (Wikipedia.)

Mais elle est surtout restée célèbre pour avoir rédigé les Livres Sibyllins (à ne pas confondre avec les oracles du même nom), qu'elle vint remettre à Tarquin le Superbe, septième et dernier Roi de Rome (535 - 509 avant J.C.) Ces livres, prétendait-elle, contenaient des oracles divins relatant tout l'avenir de l'Urbs - en termes sibyllins, comme de bien entendu ! Ils étaient au nombre de neuf, et elle se proposait de les lui vendre pour une somme astronomique. Tarquin refusa, et on peut le comprendre : si une vieille chouette inconnue venait vous vendre une dizaine de vieux bouquins à un prix exorbitant, sans doute l'auriez-vous envoyée paître, vous aussi ! Mais la petite vieille ne se démonta pas : elle jeta trois des livres au feu et s'en alla... avant de revenir un peu plus tard, et de proposer les six autres volumes au même tarif que le lot complet ! Nouveau refus de Tarquin, certainement ahuri devant le toupet de la vieille dame, qu'il devait croire sénile ! Et nouvel autodafé, trois nouveaux livres venant alimenter le brasier.

La Sibylle Brûlant Les Livres. (Manuscrit médiéval allemand.)

                                        La femme revint une troisième fois, afin de vendre les trois derniers livres, toujours au prix annoncé au début de la négociation. Tarquin était-il vraiment CERTAIN de ne pas vouloir acquérir les ouvrages  restants ?! Dans la tête du Roi, le petit vélo se mit en marche : ébranlé par la détermination de la vieille femme, il commença à s'interroger. Et si elle disait la vérité ? Si ces fichus bouquins contenaient réellement le destin de Rome, transmis par la parole des Dieux ? Suivant le conseil des Augures, Tarquin céda et acheta les trois derniers tomes (au prix des neuf), qu'il fit placer dans le Temple de Jupiter Capitolin. Quant à la rusée vieillarde, elle disparut - personne n'entendit plus jamais parler d'elle.


"La Sibylle De Cumes" (Tableau d'Elihu Vedder.)

                                        Signalons que l'âge plus que canonique de la sibylle fit tout de même tiquer quelques érudits. Varron, par exemple, nous offre deux sibylles pour le prix d'une : la sibylle de Cumes et la sibylle Cimmérienne (en Campanie), entre lesquelles il partage équitablement les légendes. Virgile, de son côté, fait de la Sibylle de Cumes la rédactrice des livres sibyllins, en omettant de préciser si c'est bien elle qui les a apportés à Tarquin. D'autres légendes prétendent que la démarcheuse serait en réalité la sibylle sicilienne de Lilybée. Mais certains affirment que celle-ci serait en réalité... celle de Cumes, venue mourir pépère dans le Sud ! Bref, la légende est aussi obscure que les oracles de ladite sibylle...

                                        Les Livres sibyllins consistaient en fait en une sorte de catalogue, recensant les remèdes et les solutions appropriés aux situations critiques. On ne les consultait qu'en cas de guerres, de catastrophes naturelles, d'épidémies ou prodiges (naissances de monstres, pluies de pierres, mer qui se remplit de sang, etc.) On y trouvait alors la procuratio (expiation) adéquate, qui indiquait quels rites perpétrer pour apaiser la colère divine. Encore la légende demeure-t-elle floue quant au contenu exact de ces livres... On suppose qu'ils compilaient un mélange de prescriptions d'origine grecque et étrusque, et de vieilles prophéties italiques.

La Sibylle De Cumes. (Fresque De Michel-Ange.)

                                        Conservés jusqu'à la fin de la République dans le temple de Jupiter Capitolin, les livres sibyllins étaient confiés à un collège de prêtres (2, puis 10 en 367 avant J.C. - les decemviri sacris faciundis - et enfin 15 - quindecemviri sacris faciundis - sous l'Empire), chargés de les conserver et de les interpréter. La réponse était ensuite lue au Sénat, qui décidait de ses éventuelles publications et applications.

                                        A la différence des autres grands collèges religieux, comme ceux des pontifes ou des augures, traditionnellement attachés à la préservation des cultes traditionnels, celui des prêtres sibyllins a favorisé, par l'interprétation des textes divins, l'émergence de Dieux étrangers, comme Apollon, Perséphone ou la Bonna Dea. 

                                        Pendant les guerres sociales (91 - 83 avant J.C.), les livres furent détruits dans un incendie. On entreprit alors de rassembler les prophéties de la Sibylle recueillies à Samos, Ilion, Erythrée, en Afrique, en Sicile, etc., afin de reconstituer les textes et de les replacer dans le Temple reconstruit. Aux prêtres de faire le tri dans tout ce fatras, et de ne retenir que les oracles qui leur paraissaient authentiques. La nouvelle mouture fut expurgée sous Auguste et Tibère - le premier profitant de l'occasion pour déplacer les ouvrages dans le temple d'Apollon sur le Mont Palatin. Ils furent consultés pour la dernière fois en 363.

Le Général Stilicon.


Au début du Ve siècle, l'Empereur Honorius mena une politique marquée par des mesures anti-païennes, et les Chrétiens s'emparèrent des livres sibyllins, qui furent brûlés par le général  Stilicon (Barbare mais néanmoins chrétien). Du moins était-ce la version du préfet de Rome, mais elle est fragilisée par les fausses accusations dont il accabla le prétendu coupable. Cinq ans plus tard, lors de l'invasion des Wisigoths en 410, certains apologistes païens déplorèrent la perte des livres, voyant dans le déferlement des barbares une manifestation de la colère des Dieux.





                                        Les livres sibyllins n'avaient pourtant pas fini de faire parler d'eux, car les chrétiens rapprochèrent le nombre parfois avancé de 12 sibylles de celui des 12 apôtres. Surtout, ils crurent déceler dans les textes l'annonce de la venue du Christ, et tentèrent donc de les recueillir et de les recopier, d'après des livres du IIIème siècle avant J.C.

Cette croyance est évoquée par Saint Augustin :
"Car l'illustre Flaccianus, qui fut même proconsul, cet homme si remarquable par la facilité de son éloquence et l'étendue de son savoir, dans un entretien sur Jésus-Christ, nous représenta un exemplaire grec qu'il nous dit être le recueil des vers de la sibylle d'Érythra, et appela notre attention sur certain passage où les premières lettres de chaque vers, réunies ensemble, offraient au lecteur ces mots : g-Iehsous g-Chreistos g-Theou g-Huios g-Sohtehr ; c'est-à-dire : "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur." " (Saint Augustin, "La Cité De Dieu", XVIII - 23.)

Elle trouve notamment son origine, dans un passage des "Bucoliques" de Virgile, que l'Empereur Constantin lui-même interpréta en ce sens :
Le Poète Virgile.
"Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle : je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels.  Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d'abord cessera l'âge de fer, et à la face du monde entier s'élèvera l'âge d'or: déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s'il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l'univers, pacifié par les vertus de son père." (Virgile, "Les Bucoliques", Églogue IV.)

"La sibylle de Tibur annonçant à Auguste la naissance du Christ." (Tableau de Pierre de Cortone.)

Texte inspiré par un oracle de la Sibylle Tiburtine, qui aurait confié à l'Empereur Auguste avoir eu la vision d'une vierge sur l'autel de Junon, portant dans ses bras un enfant qui deviendrait plus grand que lui.

Selon Tacite, Virgile aurait peut-être été influencé par les textes hébreux. Coïncidence ou non, Dante fera du poète son guide à travers le monde souterrain de "La Divine Comédie", et Michel-Ange représentera la Sibylle de Cumes dans la Chapelle Sixtine, parmi les prophètes de l'ancien Testament. (Voir illustration plus haut.)

                                       Légende, oracles païens, prémonition pré-chrétienne ? Chacun se fera sa propre interprétation après avoir lu ce billet, dans lequel j'espère ne pas avoir été trop... sibylline !