dimanche 7 juillet 2013

Expo : "Rodin, La Lumière De L'Antique."

                                        La sculpture est un art qui me fascine. L'idée que quelqu'un puisse, à partir d'un tas de terre ou d'un bloc de marbre, donner naissance à une figure humaine ou à un corps en mouvement, me laisse pantoise. Sans doute parce que je ne sais rien faire de mes dix doigts... L'une des sculptures les plus célèbres au monde est sans conteste "Le Penseur" de Rodin, dont nous avons tous au moins une foi singé la pose. Et Rodin, justement, se résume pour nombre d'entre nous à ce fameux "Penseur" et, à la limite, à ses relations tumultueuses avec Camille Claudel. (Je plaide coupable.) C'est donc avec beaucoup d’intérêt et une immense curiosité que je me suis rendue au Musée départemental Arles-Antique, avec l'association Carpefeuch, pour découvrir l'exposition qui s'y tient jusqu'au 1er Septembre 2013 : "Rodin, La Lumière De l'Antique."



                                          Cette exposition, qui présente 264 œuvres, pour la plupart prêtées par des musées ou des collectionneurs privés, propose de redécouvrir le travail du sculpteur à la lumière des chefs d’œuvre de l'Antiquité, à travers trois axes : "L'atelier sacré", "La beauté tranquille" et "L'ombre de l'Antique." Chacun illustre de façon complémentaire le rapport de Rodin à l'art gréco-romain : sculptures, mais aussi assemblages et dessins composent cette exposition impressionnante. La disposition, favorisant le dialogue entre art antique et art rodinien, traduit paradoxalement toute la modernité d'une œuvre qui s'est nourrie de l'art antique.

RODIN, MAITRE-SCULPTEUR.


                                        Rodin (1840 - 1917) n'a pas suivi une formation classique : ayant quitté l'école à 14 ans, il s'inscrit aux Arts-Décoratifs et, surtout, découvre la sculpture au travers des visites de musées et notamment du Louvre. Fasciné par les œuvres originales et les copies, il entreprend de les reproduire par le dessin dans un premier temps, en marge du cursus académique classique.
"Pour moi les chefs d’œuvres antiques se confondent dans mon souvenir avec les félicités de mon adolescence : ou plutôt l’Antique est ma jeunesse, elle-même, qui me remonte au cœur maintenant et me cache que j’ai vieilli. Dans le Louvre jadis, comme des saints à un moine dans un cloître, les dieux Olympiens m’ont dit tout ce qu’un jeune homme pouvait utilement entendre ; plus tard ils m’ont protégé et inspiré ; après une absence de vingt ans je les ai retrouvés avec une allégresse indicible et je les ai compris." (Auguste Rodin.)

Auguste Rodin. (photo présentée par Yomangani via wikipedia.)

                                        Le dessin, largement évoqué dans cette exposition, est donc le premier lien que Rodin crée avec l'Antique. La galerie de croquis et études présentée au cours de la visite permet de comprendre la manière dont l'artiste appréhende ses œuvres et illustre déjà ses thèmes de prédilection. Les monstres et les femmes y sont notamment très présents : outre les Vénus, je pense ici au croquis de deux femmes enlacées, très semblables aux "Sirènes" visibles dans la dernière salle. On retrouve aussi des dessins d'Apollon, Charybe, Jules César ou Marsyas, tous tirés de sculptures antiques qui, pour certaines, renoueront avec le marbre, le plâtre ou le bronze, au gré des travaux ultérieurs du sculpteur.

                                        Comme de nombreux artistes de son temps, Rodin travaille d'abord pour un autre sculpteur, Carrier-Belleuse, auprès duquel il fait son apprentissage avant de voler de ses propres ailes. C'est dans la Villa Des Brillants, à Meudon, qu'il s'installe en 1893. A son tour, Rodin s'appuie sur des collaborateurs - mouleurs, metteurs aux points, agrandisseurs, fondeurs et sculpteurs - qui réalisent l’œuvre qu'il a imaginée et dont il a fait le premier modèle d'argile. Moulée dans du plâtre, celle-ci est ensuite retravaillée par un metteur aux points qui en rectifie les dimensions avant qu'un sculpteur ne reporte ces modifications sur le bloc de marbre d'où naîtra la sculpture défintive. Maître-sculpteur, Rodin compte parmi ses élèves Antoine Bourdelle, Camille Claudel, Jules Desbois ou encore Alberto Giacometti.

Rodin et ses assistants travaillant au "Monument à Victor Hugo." (Photo présentée par Mu via wikipedia.)

RODIN, LA PASSION DE LA COLLECTION.


                                        L’œuvre de Rodin est donc imprégnée des sculptures antiques, que l'homme n'a cessé d'admirer. Cette fascination, cette passion se traduit par une volonté de constituer sa propre collection, son musée personnel, réunissant toutes les œuvres qui lui "parlent". Car Rodin est un collectionneur compulsif, à l'affût de la moindre sculpture antique - il possède 6000 objets au total ! N'accordant aucune importance à la rareté de la sculpture, n'ayant aucune intention d'exhiber ses acquisitions, Rodin achète selon l'élan de son cœur : c'est son œil de sculpteur qui le guide, et il accumule les statues ou les simples fragments - qu'il nomme ses "abattis". Sa notoriété grandissante, en lui assurant les commandes, lui permet de se livrer à sa passion et d'enrichir sa collection, source d'inspiration inépuisable qui peuple l'atelier de Meudon, en résonance permanente avec ses propres travaux. C'est cette atmosphère que tente de recréer la première salle de l'exposition.

Collections d’antiques de Rodin à Meudon. (Anonyme - © Musée Rodin, Paris.)

                                         Parmi les sculptures présentées ici se trouvent plusieurs œuvres pour lesquelles Marianne Russell a servi de modèle. Considérée comme l'une des plus belles femmes de son temps, l'épouse du peintre australien John Russell a en effet posé pour "Pallas Au Parthénon", "Minerve Sans Casque" (Casque évoqué, en creux, précisément par son absence), "Minerve Au Casque" (casque visible, cette fois) ou encore le "Bacchus Indien", à la coiffe influencée par celles des danseuses cambodgiennes que l'artiste avait admiré lors de l'exposition coloniale de 1906. Outre leur modèle, ces quatre sculptures présentent un autre point commun : toutes ont été inspirées par la "tête de Chios", vain objet du désir de Rodin. Cette tête de jeune femme en marbre appartenait en effet au collectionneur Edward Warren, et Rodin en était à ce point fasciné qu'il était prêt à tout pour l'acquérir :
"C’est une Vénus !  Vous ne pouvez imaginer à quel point cette Vénus m’intéresse. Elle est comme une fleur, un joyau parfait. Tellement parfaite que c’est aussi déroutant que la nature elle-même. Rien ne pourrait la décrire." (Lettre d'Auguste Rodin.)
Il proposa à Warren de l'échanger contre plusieurs de ses œuvres, et même de la lui restituer après sa mort, mais le collectionneur refusa de s'en séparer. Rodin se contenta alors de croquis et de photos, et cette sculpture tant désirée lui inspira les travaux cités ci-dessus...


"Tête de Chios" ou "Tête Warren".  (© Museum of Fine Arts, Boston.)

"Pallas Au Parthénon" (©Musée Rodin.)

NON FINITO ET FRAGMENTS ANTIQUES : QUAND LE TOUT PROVIENT DE LA PARTIE.


                                        Mais auparavant, on admirera "L'Homme Au Nez Cassé", sculpture réalisée alors que Rodin n'a que 23 ans. Refusée par le Salon lors de sa création, elle sera finalement acceptée 10 ans plus tard, dans une version retravaillée. Figure aussi la "Mort d'Athènes", réalisée dans un seul bloc, où une femme à peine ébauchée, personnification de la Grèce, semble s'effondrer et s'enfoncer dans le sable. L'opposition entre les personnages lisses et la base brute des statues traduit l'influence de la Renaissance, mais elle rejoint aussi l'obsession de l'Antiquité.

"La Mort d’Athènes" (©National Museums Liverpool, Walker Art Gallery - Leg de James Smith, 1923.)

On y retrouve en particulier le non finito, comme un écho aux deux périodes : si le terme a d'abord été utilisé pour qualifier les œuvres inachevées de Michel-Ange, il évoque aussi ces statues antiques brisées et fragmentaires, qui ont fortement marqué Rodin, mais dont la partie manquante apparaît finalement comment accessoire. Ce qui subsiste de l’œuvre suffit à l'imagination pour combler les lacunes : la représentation n'a pas besoin des détails ou de la complétude pour traduire l'idée ou l'émotion. Tel est le cas de "Ariane", appuyée sur un bras absent que l'on devine pourtant, et dont la posture laisse deviner le désespoir et la souffrance.
"Maintenant j’ai fait une collection de dieux mutilés, en morceaux. Je passe du temps avec eux, ils m’instruisent, j’aime ce langage d’il y a deux ou trois mille ans plus près de la nature qu’aucun autre. Ce sont des morceaux de Neptune, des femmes déesses. Et tout ceci n’est pas mort, ils sont animés, je les anime encore plus, je les complète facilement, en vision, et ce sont mes amis de la dernière heure." (Auguste Rodin.)

"L’homme qui marche." (© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski)

                                        Les dommages subis par les sculptures antiques inspirent certes à Rodin l'idée d'une sculpture lacunaire et volontairement mutilée. Dans cet esprit, "L'Homme Qui Marche" est sans doute l'un des exemples les plus aboutis puisqu'il s'agit d'un corps décapité, où seules les jambes en mouvement présentent un intérêt. La sculpture va donc à l'essentiel. Mais Rodin part aussi de ces fragments pour conduire la démarche inverse. Ainsi, le "Torse Du Belvédère", découvert à Rome sous le pontificat de Jules II, lui fournit une base de réflexion (sans jeu de mots !) pour son célébrissime "Penseur", représentant à l'origine Dante. Ce torse, qui avait déjà influencé les décors de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange, s'intègre à cette représentation du poète assis, penché en avant dans une attitude de profonde méditation - même musculature, même position, même torse courbé - tandis que le coude posé sur le genou opposé insuffle à la sculpture une tension qui attire le regard vers la tête baissée de l'homme.


Le "Torse du Belvédère" et "Le Penseur." (© Mdaa/Helene Canaud)


EFFET DE MIROIR : DE L’ANTIQUITÉ A RODIN.


                                        "Le Penseur" était supposé orner une porte décorative, "La Porte De L'Enfer". Commandée en 1880 pour un musée des arts décoratifs, cette porte inspirée par la "Divine Comédie" de Dante était composée de plusieurs éléments, provenant d'autres œuvres, ou de sculptures antérieures. C'est le cas de "L'Ombre" : au départ, il s'agissait d'une représentation d'Adam, chassé du paradis. Mise en parallèle avec "L'Esclave Révolté" et "L'Esclave Mourant" de Michel-Ange, elle montre la même souffrance : le genou plié, le cou étiré, les muscles tendus, l'expression douloureuse du visage. Cette "Ombre" figurera en triple exemplaire au-dessus du linteau central de la porte, surmontant "Le Penseur".

"L'Ombre". (Musée des Beaux-Arts de Lyon. ©Jastraw via wikipedia.)

                                        De même, le "Diadumène" de Vaison-La-Romaine (copie de Polyclète) est exploité pour la réalisation de "L’Âge d'Airain", jeune homme aux yeux fermés, le visage renversé en arrière, dans l'attente du premier âge du monde. Cette œuvre de 1877 marque un tournant dans la vie de Rodin : si elle fait scandale car le sculpteur est accusé d'avoir réalisé le moulage directement sur le corps de son modèle, elle lui assure en même temps la notoriété qui lui assurera plusieurs commandes, et donc l'indépendance et les fonds nécessaires à l'enrichissement de ses collections... 

"L’Age d’Airain" (© Lyon MBA / Photo Alain Basset.)

                                        Ces deux dernières œuvres, "L’Age d’Airain" et "L'Ombre" , sonnent comme un écho à  "La Sculpture Grecque" et "La Renaissance", qui illustrent la double influence toujours présente chez Rodin : "La Sculpture Grecque", droite avec simplement un léger contrapposto (poids du corps porté sur une des deux jambes, l'autre étant légèrement fléchie) symbolise l'équilibre et la sérénité des sculptures antiques ; "La Renaissance", semblable à "L'Ombre", le tourment et les souffrances présentes dans les œuvres de Michel-Ange. Ici, on découvre l'importance du mouvement, mis en relief par les artistes grecs antiques : par le contrapposto, le sculpteur donne à voir l'état intermédiaire entre deux positions, créant l'illusion de la transition de l'une à l'autre. Mieux, on quitte ici l'univers de la sculpture figée pour découvrir des œuvres quasiment animées, en suspens entre deux souffles de vie :
"Il [l’artiste] figure le passage d’une pose à une autre : il indique comment insensiblement la première glisse à la seconde. Dans son œuvre, on discerne encore une partie de ce qui fut et l’on découvre une partie de ce qui va être." (Auguste Rodin.)

D'APHRODITE A EVE : BEAUTÉ DIVINE ET CULPABILITÉ.


                                        Parmi tous les personnages mythologiques abondamment représentés dans la statuaire antique, Vénus / Aphrodite est celui qui a le plus marqué l’œuvre de Rodin. Figure totémique fondatrice, elle est le symbole du féminin. La "Vénus de Milo", archétype de la Déesse, impressionne fortement Rodin : ces propres œuvres, du reste, sont fréquemment représentées sans bras... Son dos, par exemple, est identique à celui de la "Voix Intérieure" (qui deviendra une muse de la "Porte de L'Enfer" et figurera également sur la sculpture dédiée à Victor Hugo), tout comme le léger déhanché, discrète ondulation sensuelle parcourant les courbes des deux femmes.


La Vénus de Milo. (Musée du Louvre - ©Jastraw via wikipedia.)
"La Voix intérieure" (© Musée des Beaux-Arts de  Marseille, Palais  Longchamp / Photo  Jean Bernard.)

                                        L’Aphrodite de Cnide , sculptée par Praxitèle, et la Vénus d'Arles laissent aussi leur empreinte, en particulier sur "Ève", qui devait au départ apparaître sur la "Porte de l’Enfer" mais que Rodin a longtemps considérée comme inachevée. Toujours sur la Porte, les Cariatides ("A La Pierre" et "A L'Urne") renvoient directement à la Vénus de Vienne, dont elles partagent la position ramassée, presque prostrée. De son côté, la Vénus de l'Esquilin prête la rigidité de sa posture à "La Prière", qui illustre également cette idée, développée plus haut, de sculpture inachevée où la partie suffit à suggérer l'ensemble.


Vénus dite "de Vienne." (© RMN-GP (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski.)



La "Cariatide à l’urne". (© Musée Rodin, Paris.)

                                        A travers ces œuvres, qui montrent une nouvelle fois les liens entre sculptures antique et rodinienne, on comprend surtout de quelle manière la sculpture antique a fait évoluer la façon dont Rodin percevait les figures féminines : au corps créateur, porteur de sensualité et de vie, il surajoute la vision de la femme coupable et tourmentée, alliant mythologie antique et thématique judéo-chrétienne, et Aphrodite à Ève.

"Ève". (© Musée Rodin, Paris.)

VICTOR HUGO ET LES MONSTRES DE L’ANTIQUITÉ.


                                        L'intitulé de la dernière partie de l'exposition, "L'Ombre de l'Antique", peut s'interpréter de deux manières : elle présente les thématiques les plus sombres de la sculpture gréco-romaine, mais illustre aussi la manière dont Rodin assimile l'héritage antique pour s'en détacher progressivement, synthétisant ces influences dans ses propres créations, qui prennent alors le pas sur ses sources d'inspiration. C'est en cela que l'ombre de l'Antiquité se porte encore sur ses travaux, mais ceux-ci brillent désormais de leur propre lumière.

                                        Parmi tous les sujets représentés dans l'Antiquité, les figures mythologiques et monstrueuses semblent avoir exercé un attrait particulier sur Rodin. Les satyres, faunes, sphinges, sirènes et centaures notamment, à l'instar de cette "Centauresse", créée à partir de la statue d'un cheval : le corps de l'animal se tend, la partie supérieure cédant la place à l'ébauche d'un buste et d'une tête de femme qui s'accroche à un rocher avec l'énergie du désespoir, dans une attitude empreinte de souffrance. Ce que Rodin voit dans ces monstres, c'est avant tout la dualité entre leurs natures animale et humaine, le bien et le mal, qui renvoie chez l'homme à l'opposition entre nature et culture, animalité et intelligence, corps et esprit. Il s'attache aussi au thème du rapt, dans une mise en scène à la fois violente et érotique qui expose la lutte entre le monstre (Faune ou Triton) et la victime (Nymphe ou Néréide) dont il désire prendre possession.

La "Centauresse". (© Musée Rodin, Paris.)


                                        De toutes les sculptures teratogéniques de l'Antiquité, la plus célèbre (et ma préférée) reste sans doute le "Laocoon". Le musée Arles-Antique présente ici une copie réalisée pour Louis XIV par Jean-Baptiste Tuby. Elle illustre l'épisode mythologique relatif à la mort de Laocoon, prêtre de la ville de Troie. Lors de la guerre menée par Ulysse et ses compagnons, Laocoon met en garde ses compatriotes contre le fameux Cheval de Troie, ruse des Grecs pour pénétrer dans la cité. Mais les Dieux, acquis à la cause des Grecs, lui envoient alors deux serpents qui le démembrent, ainsi que ses deux fils. La statue originale montre ainsi les trois hommes saisis par un serpent et unis dans l'assurance d'une mort horrible par les anneaux reptiliens qui les relient ensemble, comme la chaîne scellant leur destin. La douleur, la terreur et le désespoir se lisent autant sur leurs visages, masques de souffrances morales et physiques où le regard halluciné ou implorant fixe le ciel, que dans la torsion de leurs membres, les angles improbables des bras, la flexion d'une jambe ou la tension d'un buste, manifestations d'une illusoire tentative d'échapper au monstre.

Le "Laocoon". (©Marie-Lan Nguyen via wikipedia.)


V. Hugo par Rodin. (© Musée d'Art et d'Archéologie, Senlis.)
 Ce chef d’œuvre de la statuaire antique est ici confronté au "Monument à Victor Hugo", commande que l’État passe à Rodin après la mort du grand homme, en 1889, en vue d'une installation au Panthéon. Rodin avait eu l'occasion de rencontrer Hugo quelques années auparavant : il lui avait alors proposé de réaliser un sculpture à son effigie mais Hugo, n'en voyant pas l’intérêt, avait seulement accepté d'être dessiné. Ces portraits serviront donc à l'élaboration de ce monument - sur lequel on retrouve aussi la "Voix Intérieure", devenue pour l'occasion la Muse de la Tragédie. Quant au poète, il est représenté lors de son exil à Guernesey. C'est donc un homme vieilli, accablé par l'épreuve de l'exil : dans une posture identique à celle de Laocoon, la main tendue en signe de rejet comme le prêtre tentait de repousser le serpent, il porte sur le visage la même souffrance, la même expression de douleur. De son autre main, il se bouche l'oreille, n'acceptant plus que la compagnie des muses, placées à ses côtés. Et, tout comme le trio antique unis par les anneaux du serpent, le trio poétique est lié par le drapé, sculpté aux pieds de l’œuvre. Pour l'anecdote, la statue sera refusée par les commanditaires car Hugo, justement, y est jugé trop vieux : elle finira dans les Jardins du Palais Royal, puis au Musée Rodin.



Monument à Victor Hugo. (Philadelphia Museum Of Art - ©Smallbones via wikipedia.)

DE CANOSA AUX ASSEMBLAGES RODINIENS.


                                        Rodin a certes copié la sculpture antique, y trouvant l'inspiration et la matière nécessaires à sa propre création. Mais il parvient également à s'en éloigner ou, plutôt, à s'en détacher et à la désacraliser pour se l'approprier d'une manière différente. Cette nouvelle approche est consécutive à sa fascination pour les étranges céramiques grecques de Canosa (sud de l'Italie), grands vases composites sur lesquels ont été ajouté des médaillons ou des figurines (généralement féminines), qui confèrent à l'objet un aspect étrangement baroque. On peut imaginer l'impact que ces antiquités ont sur Rodin, lui qui n'a cessé de détourner, réutiliser, re-contextualiser ses propres œuvres.


Vase de Canosa. (© Service communication Ville d'Arles - Patrick Mercier.)

                                        Les vases de Canosa l'amènent à la création d' "assemblages", unissant les matériaux modernes (une brique, par exemple) à des sculptures antiques ou, au contraire, des objets antiques à des sculptures contemporaines. Dans ce cas, Rodin intègre directement l'Antiquité à son œuvre. Deux sculptures retiennent particulièrement l'attention dans cette thématique : "Fleurs Dans Un Vase" (Vénus posée à l'intérieur d'une coupe antique) et "Bacchus à la Cuve."

"Fleurs dans un vase", maquette. (© Musée Rodin, Paris.)


                                        Ces détournements renouvellent l'art de Rodin tout en l'inscrivant dans la continuité des artistes antiques qui l'ont inspiré : il ne s'agit plus seulement d'un écho, mais bien d'une fusion, qui laisse voir un Rodin d'une modernité surprenante. 

                                        Dans le même ordre d'idée, Rodin intègre le moulage d'un cippe funéraire dans le monument qu'il dédie au poète Whistler, et il installe plusieurs de ses œuvres sur des colonnes ("L'Homme qui Marche" par exemple) - idée mal comprise par ses contemporains mais qui synthétise, une fois encore, la fusion de l'art antique et de l'art rodinien.

Sphinge sur colonne. (©Musée Rodin, Paris.)

BEAUTÉ ANTIQUE ET BEAUTÉ CHEZ RODIN.


                                        L'art et la beauté ; la beauté et l'art. Double problématique philosophique, à laquelle est confronté tout artiste. Dans l'Antiquité, les artistes cherchent à exprimer une beauté idéalisée, à embellir les visages et les corps pour s'approcher de l'être divin, parfait, et donc irréel. Cette conception change avec Praxitèle, qui tente de traduire les émotions, les sentiments et, ainsi, d'insuffler à ses sculptures une humanité. En cela, il se rapproche de la nature et de la réalité.

                                        Rodin souscrit à cette idée, et cherche à reproduire le mouvement autant que les états d'âme, au plus près de leur vérité. Le Beau, pour Rodin, c'est la "vérité qui se révèle", sans artifice ni embellissement. Dans le cas contraire, la sculpture est un mensonge, et elle en devient laide. Le paradoxe selon lequel même le laid, dès lors qu'il est conforme à la réalité, devient le Beau, marque la distinction entre l’œuvre et son sujet. (Et là, on va faire un tour chez Aristote...) Laideur ou beauté physique, mais qui traduit avant tout les sentiments et l'âme du sujet : l'apparence n'est plus que la manifestation extérieure du moi intrinsèque :
"C’est qu’en effet, dans l’Art, est beau ce qui a du caractère. Le caractère, c’est la vérité intense d’un spectacle naturel quelconque, beau ou laid : et même c’est ce qu’on pourrait appeler une vérité double : car c’est celle du dedans traduite par celle du dehors ; c’est l’âme, le sentiment, l’idée qu’expriment les traits d’un visage,les gestes, les actions d’un être humain." (Auguste Rodin.)
La Beauté, c'est donc la vérité ; la vérité, c'est le caractère.

CONCLUSION.


"Chez moi j’ai des fragments de dieux pour ma jouissance quotidienne; ils sont la bénédiction de ma vie fervente et leur sensualité divine toute vibrante de joie voit se dresser chaque jour devant eux ma vivante admiration. Leur contemplation me procure le bonheur de ces heures solennelles à partir desquelles désormais l’antique vous parle toujours". (Auguste Rodin.)


Rodin à Meudon, à côté de "L'Ombre." (Photo Edward Gooch - domaine public.)

                                        Entre sculptures antiques et œuvres de Rodin, mises en parallèle dans un dialogue permanent, l'exposition du Musée Arles Antique lève le voile sur l'empreinte que la statuaire gréco-romaine a laissé sur le travail du sculpteur. Mais, au-delà des simples influences, c'est toute la conception rodinienne de l'art que ce jeu de miroirs éclaire, en montrant comment les œuvres de Praxitèle, Phidias, ou la simple céramique antique, ont façonné la manière dont Rodin conçoit la sculpture. C'est finalement cet héritage d'un lointain passé qu'il s'approprie, afin de mieux détourner, expérimenter et créer. Un jeu avec l'Antique qui, paradoxalement, fait de Rodin un artiste d'une saisissante modernité, qui a su s'affranchir de son époque par la confrontation et la fusion avec l'art antique, pour devenir un génie aux chefs d’œuvre intemporels. Une exposition enchanteresse, qui vous transporte d'Athènes à Meudon grâce à la proximité des œuvres antiques et rodiniennes. Une manière de faire renaître l’atelier de Meudon où Rodin exposait ses propres sculptures au milieu de sa collection d'antiques...

                                        Un grand merci à Mme Odette CAYULX, qui nous a présenté cette exposition avec érudition mais simplicité, et surtout avec beaucoup de bonne humeur et de passion, et au Musée Arles-Antique qui m'a fourni la plupart des photos illustrant cet article. Les citations de Rodin sont également issues de l'exposition ou des brochures du musée.



RODIN, LA LUMIÈRE DE L'ANTIQUE.

Musée Départemental Arles-Antique
Avenue 1ere division France libre, presqu'île du cirque romain.
BP 205
13635 Arles cedex.

Téléphone : 04 13 31 51 03
Site internet : http://www.arles-antique.cg13.fr

Collections permanentes et exposition : tarif plein 8 € - tarif réduit : 5 €.
Gratuit les premiers dimanches du mois.



2 commentaires:

Sylviane a dit…

Merci Fanny pour ce long article; il faut prendre le temps de le lire car tu donnes toujours une mine de renseignements et d'illustrations mais je suis déjà certaine qu'il sera excellent , comme d'habitude! Exposition déjà vue une fois mai sil faut y retourner, d'autant plus après ton article. Encore merci! Sylviane

FL a dit…

Merci à toi de m'avoir laissé ce gentil commentaire. Je reconnais qu'il faut avoir du temps devant soi, mais l'expo est si riche... Une belle découverte pour moi, qui suis loin de m'y connaître en sculpture !