dimanche 21 décembre 2014

Satané Petrus Tritonius : Renaissance et musique antique.


                                        A plusieurs reprises, j'ai eu l'occasion de souligner la manière dont l'Antiquité avait inspiré les artistes. C'est en particulier le cas à la Renaissance, avec la redécouverte des textes et de l'art antique, et à partir de la fin du XVIIIème siècle lorsque les ruines de Pompéi et Herculanum sont dégagées. Cette influence se rencontre en peinture, en sculpture, en littérature, en musique, en architecture - et aujourd'hui encore, les thèmes antiques nourrissent les médias modernes, par exemple le cinéma ou les jeux vidéos. Ils surgissent parfois dans des domaines totalement inattendus : j'avais cité plusieurs groupes de rock s'inspirant de la Rome antique. Aujourd'hui, je vais à nouveau vous parler de musique - mais d'un genre radicalement différent : je vous emmène au cœur de la Renaissance, faire la connaissance d'un compositeur autrichien nommé Petrus Tritonius.

                                        Peter Treybenreif est né au Tyrol en 1465. En 1486, il est inscrit à l'université de Vienne, et rejoint ensuite celle d'Ingolstadt en 1497. Comme nombre de lettrés de l'époque, il adopte un pseudonyme latin, Petrus Tritonius, alors qu'il étudie aux côtés de l'humaniste allemand Conrad Pickel, dit Conradus Celtis. C'est en grande partie grâce à ce dernier, poète et philologue passionné de poésie latine, que l'Allemagne de la Renaissance redécouvre la culture antique classique.

"Apollon sur le Parnasse." (Illustration des "Odes" de Tritonius en 1507. ©Warburg Institute Iconographic Database.)



                                        Proche de Tritonius, il encourage son élève à composer un recueil didactique de chants basé sur les Odes du poète latin Horace et supervise la composition de cette œuvre à 4 voix avec mélodie au ténor. Ces compositions, intitulées  Melopoiae sive harmoniae tetracenticae, sont centrées sur la rythmique, qui respecte scrupuleusement la prosodie originale de la récitation latine : Tritonius suit la tradition héritée de l'école d'Alexandrie, selon laquelle la musique doit reproduire de façon littérale les schémas métriques de la poésie classique, avec une alternance stricte de longues et de brèves. (Pour résumer, la rythmique de la musique antique s'appuie sur une structure binaire : la phrase musicale se compose d'alternances de brèves et de longues correspondant à deux brèves. Il existe donc différentes combinaisons, permettant de varier le rythme.) Il en résulte que, si ces 22 odes ont été composées pour plusieurs voix, ce sont moins des œuvres polyphoniques que des chants homophoniques et homorythmiques, proches des chœurs des tragédies antiques grecques. On y trouve notamment un hymne à l'Empereur Auguste (texte tiré des Odes I.2.), "Iam satis terris", que vous pouvez écouter dans le deuxième podcast signalé en fin d'article.


Auguste en grand pontife. (Palazzo Massimo alle Terme - ©S. Sosnovskiy.)



                                        Une fois ses études achevées, Tritonius retourne au Tyrol, où il s'installe comme professeur de Latin et de musique, à l'école de la cathédrale de Brixen (aujourd'hui Bressanone). Docteur honoraire de l'université de Padoue, il retrouve Vienne quelques années plus tard, en tant que maître de musique à l'Université où il a fait ses classes, au sein du Collège de Poètes et de Mathématiciens fondé par Celtis. A la mort de ce dernier en 1508, Tritonius regagne à nouveau le Tyrol, enseignant dans diverses villes comme Bozen (Bolzano - où il dirige la Lateinschule). En 1524, il publie un Hymnarius de 131 chants, plus vieux recueil imprimé d'hymnes catholiques connu. Il meurt peu de temps après, sans doute en 1525.

                                        Publiées en 1507 à Augsburg, les Odes de Tritonius rencontrent un succès immédiat et font l'objet de plusieurs rééditions. Elles sont surtout prises pour modèle par plusieurs compositeurs germaniques qui calquent leurs œuvres sur celle de Tritonius en imitant à leur tour la structure musicale antique. Marquant par exemple le chant choral luthérien, l'influence des Odes horatiennes ne se cantonne pas aux territoires germaniques, et elle gagne la France vers la fin du XVIème siècle sous une forme nouvelle...



Musique médiévale. (Extrait du manuscrit du codex Manesse.)


                                        Appelé musique mesurée à l'antique, ce genre musical s'inspire en premier lieu d'un courant littéraire de la Renaissance italienne du XVème siècle, qui appliquait la métrique de la poésie gréco-latine à la langue vernaculaire. En appliquant à ces textes les règles mises en lumière par Tritonius, les artistes français donnent aux notes une valeur rythmique basée non sur la mesure, mais sur la longueur des syllabes chantées - comme dans la prosodie grecque, avec ses longues et ses brèves. En 1570, le poète Jean Antoine de Baïf est l'un des premiers à mêler les deux courants, entraînant dans son sillage d'autres poètes de la Pléiade et les musiciens Thibaut de Courville, Jacques Mauduit et Claude Le Jeune. Si elle tombe en désuétude dès le début du siècle suivant, la musique mesurée à l'antique a cependant contribué à l'évolution des formes musicales, en conduisant par exemple à la création de la musique de ballet, telle que la compose Lully sous le règne de Louis XIV. Plus encore, on considère souvent que le développement de la prosodie, en rapprochant la musique du texte chanté, a jeté les fondements d'un nouveau genre musical : l'opéra.
 
                                        Fascinés par l'Antiquité, les artistes des XVème - XVIème siècle ont donc puisé dans sa musique et sa poésie les règles rythmiques et métriques qui, appliquées aux textes anciens ou vernaculaires, ont donné naissance à un répertoire sacré et profane dont la forme nouvelle a profondément transformé la musique occidentale. A l'origine de ce mouvement, Petrus Tritonius mérite bien un peu de reconnaissance, fût-ce par le biais d'un modeste article sur ce blog. Juste une dernière chose, pour expliquer le titre de ce billet : le pseudonyme de Tritonius désigne aussi un terme musical un peu particulier, puisque le triton est en effet un intervalle forcé de trois notes, le plus souvent dissonant et aussi connu comme l'intervalle du Diable...


Danse du moyen-âge, d'après une gravure imprimée à Augsburg, fin du XVème s.




Pour en savoir plus, vous pouvez écouter les deux émissions que France Musique a consacrées à la musique de la Renaissance : Horizons chimériques des 26 et 27 Septembre 2013, disponibles en podcast ici et .




4 commentaires:

Unknown a dit…

Le latin n'est pas mort
nous l'utilisons encore aujourd'hui avec nos agenda, aquarium, et cetera ....
Les publicitaires sont avec nous, a-t-on jamais vu un parfum "Marie Joseph", des baskets "Jésus" ou des montres "Paradis" ?

FL a dit…

Deux marques me viennent quand même immédiatement à l'esprit : les bijoux Corpus Christi, et les gâteaux italiens "Tre Marie". (Où l'on voit mes centres d'intérêt - sucreries et joaillerie... )

Unknown a dit…

Et tu en as d'autres
http://patrick.nadia.pagesperso-orange.fr/Antiquite_actualite.html

FL a dit…

Et pas qu'un peu ! Il y a de quoi se perdre un bon moment ! Merci pour le lien : c'est toujours drôle de voir comment les créatifs se sont inspirés de l'Antiquité. (Pour l'anecdote, j'étais presque contente d'avoir cassé ma serrure, quand j'ai vu qu'on avait remplacé la pièce défectueuse par un verrou "Héraclès" ! Bon, j'ai dit "presque"...)