lundi 21 mai 2012

Les affranchis.

                                      La dernière fois, j'avais souligné que l'une des particularités de la société romaine résidait dans la perméabilité des différentes classes qui la composent. Ainsi, contrairement aux autres sociétés antiques, elle ne fait pas de l'esclavage une condition irrévocable, et chacun peut aspirer à s'en extirper. Tel un scénariste hollywoodien de série télé rompu à la technique du cliffhanger, j'avais préparé le terrain pour ce nouveau billet, qui va traiter des affranchis. (liberti)


PROCÉDURES DE L’AFFRANCHISSEMENT.


                                      Le terme affranchissement est la traduction du latin "manumissio" de "manus" (la main) et "emittere" (laisser partir). Outre le cas d'un esclave rachetant sa liberté, il peut également être affranchi par son propriétaire. Le plus souvent, les dispositions sont prises par testament - c'est le cas pour Tiron, l'esclave de Cicéron dont j'ai déjà parlé. Mais le maître peut aussi le faire de son vivant :

- soit en inscrivant l'esclave, au moment du cens, comme personne sui juris (qui ne dépend que d'elle-même). C'est la manumissio census.

- soit devant un magistrat. Se tient alors un simulacre de procès, au cours duquel le maître feint d'administrer une dernière correction à l'esclave. Le magistrat touche alors la tête de ce dernier avec une baguette (vindicta) en proclamant : "Je dis que cet homme est libre." C'est la manussio vindicta.

                                         Sous l'Empire, le prince peut également décréter l'affranchissement d'un ou plusieurs esclaves - comme le fera Néron. Au fil du temps, le nombre des affranchis n'a cessé d'augmenter. Et pour cause : l'intérêt du maître saute aux yeux ! Certes, il doit payer une taxe de 5% de la valeur de l'esclave, mais l'homme nouvellement affranchi doit désormais subvenir à ses propres besoins tout en restant cependant attaché à son ancien maître (nous allons en reparler plus bas). Auguste promulgue d'ailleurs plusieurs lois visant à freiner le phénomène, en réglementant l'âge minimum du maître et de l'esclave concernés ou en limitant le nombre d'esclaves que l'on peut affranchir par testament.

Pièce romaine représentant le pileus.

                                         Un fois affranchi, notre homme coiffe le pileus, un bonnet pointu symbolisant la liberté du citoyen. Il intègre par ailleurs la famille élargie de son ancien maître, en adoptant  son prénom et son nom, auquel il adjoint comme surnom son nom d'esclave. Pour reprendre l'exemple de Tiron, esclave de Marcus Tullius Cicero, il prend donc le nom de Marcus Tullius Tiro. Les femmes, quant à elles, portent le nom de leur ancien maître au féminin. (Voir l'article sur l'onomastique - lien).

STATUT DE L'AFFRANCHI.


                                        Si les affranchis (liberti) sont d'anciens esclaves, il faut cependant distinguer leur statut de celui des citoyens nés libres (ingenui). Ils sont bien citoyens romains et, à ce titre, disposent du droit de vote (jus suffragii), mais l'accès aux magistratures (jus honorum) leur est fermé. Ils n'ont pas le droit d'intégrer l'armée, du moins jusqu'à Marius. Ils ont également la possibilité de remplir des fonctions religieuses au sein des serviri augustales, un collège dédié au culte de l'Empereur et exclusivement composé d'anciens esclaves, ou servir au sein des cohortes des vigiles (équivalent de nos sapeurs pompiers). Leur mariage n'est pas reconnu par la loi : comme les esclaves, ils vivent en contubernium (cohabitation).

                                         Professionnellement, certains font rapidement fortune, notamment en s'installant comme commerçants. Du reste, les Sénateurs n'ayant pas le droit d'exercer une activité marchande, ils ont souvent recours à d'anciens esclaves pour gérer leurs affaires en tant que prête-noms. Certains affranchis sont également médecins, architectes, précepteurs... ou remplissent des fonctions administratives au niveau local, ou auprès de l'Empereur. Citons le cas de Claude, qui s'entoure d'affranchis et les nomme notamment à la direction des bureaux impériaux (Hadrien rompra avec la tradition, confiant ces postes à des chevaliers.). Ces situations prestigieuses offrent également de belles opportunités financières : ainsi, la fortune de l'affranchi Narcisse, justement proche de Claude, est-elle estimée à 400 000 millions de sesterces, ce qui en fait l'homme le plus riche de son temps.

Plaque en l'honneur d'Epaphrodite, affranchi impérial de Claude. (Photo Flickr : Nick in exsilio)

                                        En règle générale, les affranchis sont méprisés pour leur origine, considérés comme de vulgaires et grossiers parvenus (voir "Le Satyricon" de Pétrone) , et on leur renvoie en permanence leur passé d'esclaves à la figure. Pourtant, rares sont les citoyens romains qui peuvent se targuer de ne pas compter d'esclaves dans leur ascendance. Deux exemples au hasard : le poète Horace ou, plus édifiant encore, l'empereur Pertinax. Ce qui démontre que, si les portes de l'ascension sociale demeurent fermées aux affranchis, il n'en est pas de même pour leurs enfants qui peuvent prétendre aux mêmes postes que n'importe quel citoyen, et sont libérés de toute obligation servile envers l'ancien maitre de leur père, bien qu'ils demeurent ses clients. A ce titre, l'affranchissement apparaît comme une sorte d'étape intermédiaire entre la servitude et la citoyenneté.

Pièce de monnaie à l'effigie de l'empereur Pertinax. (Photo : Portable Antiquities)

DEVOIRS DE L'AFFRANCHI.


                                        Mais si tous les liens ne sont pas rompus entre l'affranchi et son ancien maître, quelle est donc la relation qui les unit désormais ? Tout d'abord, l'affranchi reste à la disposition de son ancien propriétaire et, dans les faits, travaille souvent toujours pour lui. Il lui doit certaines corvées (operae), et une partie de son testament lui revient. Au-delà de ça, il est désormais le client de son ancien maître - qui devient son patron. Et voilà bien une particularité de la société romaine : le clientélisme qui régit les rapports entre les différents protagonistes. Concrètement, cette relation patron-clients, basée sur la confiance et le respect des engagements, ne se limite pas aux affranchis et à leurs anciens maîtres, puisque, à partir de la fin de la République, elle englobe une grande partie de la plèbe et de la classe moyenne.  Si l'on en croit l’historien grec Denys D'Halicarnasse, le clientélisme serait une invention de Romulus. ("Antiquités Romaines" - Livre II IX.2) Puisque cet article traite des affranchis, nous allons les prendre en exemple pour illustrer le concept. (Et hop ! D'une pierre, deux coups !)

                                        Le patron (patronus, dérivé de pater, le père) incarne, comme le nom l'indique, une sorte de figure paternelle : il doit assistance à ses clients, veille à leur carrière, leurs affaires et les soutient en cas de problème judiciaire (il peut par exemple leur servir d'avocat). A l'origine, il leur offrait un repas quotidien (sportule), ultérieurement remplacé par une petite somme d'argent - environ deux sesterces par jour. Il se manifeste également lors d'occasions spéciales, en prenant par exemple en charge les frais d'un mariage, en donnant des places pour un spectacle dont il est l'organisateur ou encore en offrant des cadeaux pour des célébrations comme le nouvel an. A noter qu'un patron peut lui-même être le client d'un homme plus influent - seul l'Empereur n'est le client de personne.

                                        En retour, son client (cliens) a une obligation de loyauté envers lui. Régulièrement, tôt le matin, le client rend visite à son patron pour le saluer en signe de respect (c'est la salutatio). Il est reçu dans une pièce prévue à cet effet et située derrière l'atrium, et c'est le moment opportun pour placer une requête, ou discuter des affaires en cours. Ensuite, le patron est escorté par l'ensemble de sa clientèle à travers la ville, jusqu'au forum ou aux thermes (adsectatio). Une manière de rouler les mécaniques autant que d'impressionner les adversaires politiques en étalant l'appui dont on peut se prévaloir... Dans le domaine politique justement, le client doit lui apporter son soutien lors des élections, fait campagne et vote pour lui.  Il doit s'abstenir de toute action en justice contre son patron, et il est par ailleurs interdit aux deux hommes de témoigner l'un contre l'autre lors d'un procès. Signalons qu'un client peut avoir plusieurs patrons - ce qui peut générer quelques conflits d’intérêt, et obliger notre homme à courir d'un quartier de la ville en l'autre, pour présenter ses hommages à tout le monde...

Stèle représentant un couple d'affranchis - British Museum. (Photo : X. de Jauréguiberry)

Conclusion. 


                                      A Rome, l'esclavage n'est pas un statut définitif : par décision de son maître ou en rachetant sa liberté, un esclave peut devenir un affranchi. Ce qui ne signifie pas qu'il est sorti du sable ! Il n'est plus un esclave, mais pas encore un citoyen à part entière puisqu'il ne jouit pas des mêmes droits que les ingenui : une situation floue, un entre-deux où il est toujours lié à son ancien propriétaire par une série d'obligations et où ses possibilités d'ascension sociale demeurent limitées - avant l'accession, pour ses descendants, à une citoyenneté pleine et entière.

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