Statue de Cincinnatus à... Cincinnati, Ohio. |
Cincinnatus est peut-être le frère de Titus Quinctius Capitolinus Barbatus, six fois consul (nous le retrouverons plus loin), et peut-être porte-t-il ce cognonem à cause de ses cheveux bouclés. (cincinnatus ayant précisément cette signification.) Il se pourrait aussi que Cincinnatus ait été un dictateur tusculan, les historiens romains amalgamant ultérieurement les faits de l'époque pour les associer à l'Histoire de Rome, et y mêlant une bonne part de légende... Malgré les doutes relatifs à notre personnage, on peut néanmoins assurer qu'il apparait pour la première fois dans les textes lors du procès de son fils, Lucius Quinctius Caeso (dit Céson Quinctius), en 461 avant J.C. Tout commence lorsque les tribuns de la plèbe avancent un projet de loi, visant à limiter le pouvoir des consuls et à améliorer la situation juridique de la plèbe - la Lex Terentilia - au grand dam des patriciens. A leur tête, Céson Quinctus, qui s'oppose vigoureusement aux tribuns, et en particulier à Aulus Verginius, et dont Tite-Live parle en ces termes :
"Il y avait là Céson Quinctius, jeune homme fier de la noblesse de son origine, de sa taille, de sa force. Ces qualités, qu'il devait aux dieux, il les avait rehaussées lui-même par une foule d'actions d'éclat, et par ses succès à la tribune; nul n'était plus éloquent, nul plus intrépide dans Rome. Debout au milieu de la troupe des patriciens, que sa taille dominait, et comme s'il eût porté toutes les dictatures, tous les consulats dans sa voix et dans la force de son corps; seul, il suffisait aux attaques tribunitiennes et aux tempêtes populaires. Souvent, à la tête des siens, il chassa du Forum les tribuns, il dispersa et mit en fuite la populace. Quiconque tombait sous sa main s'en allait le corps meurtri, les habits en lambeaux, et il était facile de voir que, si l'on autorisait une pareille conduite, c'en était fait de la loi." (Tite-Live, "Histoire Romaine", III - 11.)
Aulus Verginius lui intente un procès, arguant que les menées de Céson Quinctius empêchent le Sénat de prendre une décision formelle. Il parvient ainsi à le rendre responsable aux yeux du peuple des obstacles rencontrés pour faire voter la loi.
"Aulus Verginius répétait au peuple : "Eh quoi ! Romains, ne sentez-vous pas que vous ne pouvez à la fois avoir Céson pour concitoyen, et la loi que vous désirez ? Mais que parlé-je de la loi ? il entrave la liberté : par son arrogance il efface tous les Tarquins. Attendez qu'il devienne consul ou dictateur, ce simple citoyen qui règne déjà par l'effet seul de sa force et de son audace." Une foule de gens appuyaient ces discours, se plaignant d'avoir été maltraités, et poussaient à l'envi le tribun à poursuivre son accusation." (Tite-Live, Ibid.)Malgré l'appui et les témoignages d'anciens consuls favorables au jeune homme, celui-ci est condamné. Mais, libéré sous caution, il s'est enfui en Étrurie, et son père doit alors payer une amende colossale, ce qui l'oblige à vendre la plupart de ses terres.
" Renvoyé du forum, Céson, la nuit suivante, s'exila chez les Étrusques. Le jour du jugement on allégua qu'il ne s'était éloigné que pour aller en exil. Verginius néanmoins s'obstinait à tenir les comices; on eut recours à ses collègues qui congédièrent l'assemblée. L'argent promis fut exigé du père avec tant de rigueur qu'il vendit tous ses biens, se retira comme un banni, au-delà du Tibre, et y vécut quelque temps dans une chaumière écartée. " (Tite-Live, Ibid.)
Cincinnatus à la charrue, XVème siècle. (Source : Metropolitan Museum) |
Ruiné, il se retire avec sa famille sur un modeste domaine, vivant dans une petite ferme et cultivant de leurs mains les quelques terres qui leur restent et qui suffisent à assurer leur subsistance. Cependant, l'historien Aurelius Victor avance une autre explication, et prétend que le père aurait lui-même "chassé de sa famille son fils Céson, à cause de la violence de son caractère." (Aurelius Victor, "De Viris Illustribus", XVII)
L'année suivante, en 460 avant J.C., Cincinnatus est élu consul suffect. Alors que Rome est en guerre contre le peuple voisin des Volsques, il poursuit le combat mené par son fils en s'opposant aux tribuns de la plèbe, qui tentent de profiter de la confusion et de la menace que font peser les ennemis pour faire passer une série de réformes au profit des paysans et des prolétaires. La lutte politique est acharné, Cincinnatus critiquant violemment ses opposants. Finalement, des senatus consultes sont votés d'un commun accord, et l'on décide que les tribuns ne présenteront pas leur loi sous cette magistrature, et que les magistrats comme les tribuns n'exerceront que durant une année. Malgré cette décision, les tribuns sont réélus, et les patriciens exigent alors que Cincinnatus exerce à nouveau le consulat pour mener l'opposition. Mais ce dernier préfère respecter la loi et il refuse, arguant "qu'aucun citoyen ne doit porter Lucius Quinctius au consulat ; si quelqu'un le fait, on annulera son suffrage". (Tite-Live, "Histoire Romaine", III - 21.) Et Cincinnatus regagne son champ...
Statue de Cincinnatus, Jardin des Tuileries. (Photo :Denis Foyatier.) |
Pendant qu'il est occupé à cultiver ses terres, la lutte autour de la Lex Terentilia continue, consuls et tribuns de la plèbe se livrant une lutte acharnée. De plus, les Eques et les Sabins ont déclaré la guerre à Rome et, conduits par Appius Herdonius, ils ont même réussi à prendre le Capitole par surprise ! Si l'un des deux consuls, Caius Nautius Rutilus, parvient à repousser l'ennemi et ravage le territoire sabin, son collègue Lucius Minucius Esquilinus Augurinus ne connaît pas le même succès, et il se retrouve assiégé dans son camp par les Eques. Un cavalier Romain parvient à s'enfuir et à regagner Rome, pour informer le Sénat de la situation. Vent de panique chez les Sénateurs ! Affolés et pris de court, les pères conscrits décident de nommer un dictateur (458 av. J.C.) : leur choix se porte sur Cincinnatus, à qui ils accordent un mandat de 6 mois.
"Une nuée de Sabins vint presque sous les murs de Rome porter le fer et le ravage : la désolation régnait dans les champs, la terreur dans la ville. Cette fois, plus docile, le peuple prit les armes; les tribuns se récriaient en vain, on enrôla deux grandes armées. L'une, sous Nautius, marcha contre les Sabins. Campé auprès d'Érétum, ce général, avec de petits corps détachés, et le plus souvent par des courses nocturnes, prit si bien sa revanche en ravageant le territoire des Sabins, que celui de Rome avait l'air intact en comparaison. Minucius n'eut point la même fortune ni la même vigueur de caractère dans la conduite de son expédition; car, ayant placé son camp non loin de l'ennemi, sans avoir éprouvé d'échec notable, il se tenait enfermé dans ses lignes. L'ennemi s'en aperçoit; cette timidité, comme il arrive d'ordinaire, augmente son audace, et, la nuit, il attaque le camp; mais ses efforts ayant obtenu peu de succès, le lendemain il l'enveloppe d'une ligne extérieure. Avant que les retranchements ennemis eussent fermé toute issue, cinq cavaliers s'élancent au travers des postes ennemis, et vont apprendre à Rome que le consul et son armée se trouvent assiégés.
Rien de plus surprenant, rien de moins attendu ne pouvait arriver; aussi, la crainte, la terreur furent telles qu'on eût dit que c'était la ville et non l'armée que l'on assiégeait. Le consul Nautius est rappelé; mais, comme cet appui parut insuffisant, on songea à créer un dictateur pour soutenir l'état ébranlé. Lucius Quinctius Cincinnatus réunit tous les suffrages. Qu'ils sachent apprécier une telle leçon ! ceux pour qui toutes les choses humaines ne sont, au prix des richesses, qu'un objet de mépris, et qui s'imaginent que les grandes dignités et la vertu ne sauraient trouver place qu'au sein de l'opulence."(Tite-Live, "Histoire Romaine", III - 26.)
Cincinnatus recevant les envoyés du Sénat romain. (Tableau de Léon Bénouville.) |
Reste à en informer le principal intéressé : un petit groupe de sénateurs est donc envoyé en délégation à Cincinnatus, avec pour mission de le convaincre d'accepter le mandat qui lui a été confié. Et ils le trouvent dans son champ, en train de labourer ses terres. Cincinnatus n'hésite pas une seconde : oui, il veut bien quitter son domaine et laisser tomber sa charrue pour tenter de sauver la République, mais il refuse de s'engager pour une durée de 6 mois, au motif que sa famille, déjà si pauvre, ne pourrait pas assurer les récoltes sans lui. Et là-dessus, il enfile sa toge, traverse le Tibre sur un bateau fourni par le Sénat, et débarque à Rome où l'attendent les licteurs qui le précéderont dans sa fonction. Les Patriciens sont enthousiastes, et ont toute confiance en Cincinnatus pour rétablir l'ordre, au contraire du peuple qui "était loin d'éprouver, à la vue de Quinctius, une joie égale à celle des patriciens : il jugeait le pouvoir trop grand, et que l'homme qui allait l'exercer s'y montrerait trop dur." (Tite-Live, Ibid.)
C'est mal connaître notre héros : en seize jours à peine, il rétablit l'ordre en exigeant une trêve immédiate entre les patriciens et les Plébéiens, rassemble l'armée sur le Champ de Mars, libère le consul assiégé, bat les Èques à la bataille du mont Algide en menant lui-même l'infanterie, obtient la reddition de leur chef, célèbre son triomphe, et licencie son armée. Voilà deux semaines bien remplies ! Puis il abdique, déposant tous ses pouvoirs pour s'en retourner cultiver sa ferme, sans rien demander à personne. Voyons le récit expéditif que fait Aurelius Victor de l'épisode :
"Les envoyés du sénat le trouvèrent nu et labourant au-delà du Tibre : il prit aussitôt les insignes de sa dignité, et délivra le consul investi. Aussi Minucius et ses légions lui donnèrent-ils une couronne d'or et une couronne obsidionale. Il vainquit les ennemis, reçut la soumission de leur chef, et le fit marcher devant son char, le jour de son triomphe. Il déposa la dictature seize jours après l'avoir acceptée, et retourna cultiver son champ." (Aurelius Victor, Ibid.)
Le Devoir ou Cincinnatus, musée des Beaux-Arts, Dôle. (Statue de A. E. Gaudez) |
Après cet épisode, Cincinnatus disparaît à nouveau des textes ; Tite-Live ne le mentionne qu'une seule fois jusqu'à sa deuxième dictature, pour signaler que comme Titus Quinctius Capitolinus Barbatus - son possible frère - il est écarté lors du choix des membres du décemvirat.
En 444 av. J.C., l'affrontement politique reprend de plus belle entre patriciens et plébéiens. Le tribun de la plèbe Caius Canuleius propose une loi accordant aux plébéiens l'accès au consulat, et il bloque toute mobilisation de l'armée, jusqu'à ce que sa loi soit votée. Les patriciens sont donc devant un dilemme : céder aux plébéiens pour pouvoir lever une armée afin de faire face aux menaces qui continuent de peser sur Rome, ou camper sur leur position au risque de voir le territoire de la République livré aux pillages. Au Sénat, le débat fait rage - au point que certains proposent même d'armer les consuls contre les tribuns de la plèbe ! Au final, un compromis est trouvé : la création des tribuns militaires choisis parmi les patriciens ou les plébéiens, à pouvoir consulaire.
Mais un certain Spurius Maelius profite de la confusion : ce riche plébéien achète du blé pour nourrir le peuple, s'assurant ainsi une popularité grandissante. De fait, son influence sur la foule devient telle que, dit-on, il aspirerait à la royauté. Cela, le Sénat ne peut le supporter. Le consul en charge est justement le frère hypothétique de Cincinnatus, ce Titus Quinctius Capitolinus Barbatus que nous avons déjà rencontré. C'est tout naturellement qu'il se tourne vers l'ancien dictateur, pour reprendre ce mandat en 439 avant J.C. et mater la révolte de la plèbe, qui a pris le parti de Spurius Maelius. Sans doute est-il pertinent de rappeler que les magistrats sont tenus par les lois, ce qui n'est pas le cas d'un dictateur, qui détient tous les pouvoirs et n'a pas à répondre de ses actes... A plus de 80 ans, Cincinnatus reprend donc du service, et envoie son maître de cavalerie avec, officiellement, l'ordre d'arrêter Maelius et de le traduire en justice - et officieusement de le tuer. Le coup d'état est étouffé dans l’œuf, et Cincinnatus donne à nouveau sa démission.
Cincinnatus quittant sa charrue pour dicter les lois de Rome. (Tableau de Juan Antonio Ribera y Fernandez) |
De son vivant, Cincinnatus jouissait déjà d'un immense prestige aux yeux des Romains. Deux fois porté au pouvoir suprême, il ne l'a accepté que dans l’intérêt de la République, avant d'y renoncer sans revendiquer aucune récompense. Une anecdote est assez révélatrice de la popularité et du profond respect que nourrissait le peuple envers Cincinnatus : vers la fin de sa vie, un de ses fils fut jugé pour incompétence militaire. L'avocat de celui-ci demanda simplement au jury qui se chargerait de rapporter la nouvelle à son père, si toutefois l'accusé était reconnu coupable... Le fils fut acquitté, les jurés ne pouvant se résoudre à briser le cœur du vieil homme. Il mourra quelques années plus tard, à l'âge vénérable de 90 ans, vraisemblablement vers 430 avant J.-C.
Statue de George Washington, Philadelphie. |
Décoration de la Société des Cincinnati. |
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