dimanche 25 mai 2014

Les Matronalia : Bonne Fête, Maman !

                                        Pour finir ce mois de Mai, je consacre le billet d'aujourd'hui à une fête romaine dans laquelle on voit souvent l'ancêtre de notre fête des mères : les Matronalia. Fêtées le 1er Mars, les Matronalia - ou matronales feriae - célèbrent les Matrones (comme le nom l'indique), c'est-à-dire les mères de famille. Avant la réforme du calendrier par Jules César, le 1er Mars était le premier jour de l'année, et la première fête religieuse célèbre la figure de la mère, et donc la fécondité.

                                        Plus être plus précise, on honore ce jour-là Junon Lucine (Juno Lucina - déesse de lumière), qui préside aux accouchements. A l'origine, le qualificatif dériverait du mot lucus (bois, forêt) : le plus ancien sanctuaire consacré à Junon Lucine s'élevait en effet près d'un bois sur l'Esquilin, et avait été fondé par le roi sabin Titus Tatius en 735 avant J.C. Mais l'adjectif fut bientôt rapproché du terme Lux (lumière) faisant de Junon Lucine la déesse veillant à la délivrance des parturientes, en aidant les futures mères à "donner le jour". Elle est souvent représentée voilée, portant un bébé et tenant généralement une fleur dans la main droite.


Représentation gallo-romaine de Junon Lucine. (Via oldbookillustrations.com)



                                        On ne sait pas grand-chose du rituel en lui-même, ni même de l'origine de la fête.  Dans ses "Fastes", Ovide établit un lien évident entre l'accouchement et l'arrivée du printemps et le renouveau de la nature, mais il tente aussi d'interroger le Dieu Mars et de comprendre pourquoi les Matronalia sont célébrées durant les Calendes du mois qui lui est dédié. Le Dieu de la guerre avance deux explications : la commémoration de la fondation du Temple de l'Esquilin consacré à Junon Lucine, et la paix entre les Romains et les Sabins après que les premiers ont enlevé les épouses et filles des seconds. Je rappelle brièvement qu'à l'instigation de Romulus, fondateur de Rome (et accessoirement fils de Mars), les Romains avaient enlevé les Sabines, et que celles-ci étaient finalement intervenues pour rétablir la paix entre leurs pères et leurs maris (Voir ici pour plus de détails), rendant possibles les unions grâce auxquelles elles allaient donner naissance aux futurs citoyens romains.
"Ajoute que, sur la colline où le roi de Rome montait la garde, et qui aujourd'hui porte le nom d'Esquilies, à cet endroit, mes brus latines élevèrent un temple à Junon, consacré officiellement ce jour-là, si j'ai bon souvenir. Pourquoi m'attarder et te surcharger l'esprit de causes diverses ?" (Ovide, "Les Fastes", III - 245.)

                                        La cérémonie en elle-même débute dans le bois sacré adjacent au Temple de Junon Lucine. Maris et femmes y déposent des couronnes de fleurs et adressent des prières pour la protection de leur union. Alors que l'usage veut qu'une femme ne se montre jamais en public les cheveux épars, les Romaines - et en particulier les femmes enceintes - les portent détachés ; elles doivent également prendre garde à ce qu'aucun nœud ou ceinture n'entrave leur tenue vestimentaire, afin que la Déesse puisse faciliter la venue d'un enfant.
"Apportez des fleurs à la déesse : elle se complaît dans les plantes écloses, cette déesse ; ceignez-vous la tête de fleurs délicates. Dites-lui : 'C'est toi, Lucina, qui nous as donné la lumière' ;   dites-lui : 'C'est à toi d'exaucer le vœu de la femme en couches !' Cependant, si une femme est enceinte, qu'elle dénoue ses cheveux et prie la déesse de la délivrer en douceur de ses couches." (Ovide, "Les Fastes", III - 253.)

Matrone avec son fils. (Musées du Capitole - ©Ann Raia via vroma.org)

                                        La fête se poursuit ensuite dans le cadre privé, où l'on honore cette fois la mère de famille : elle reçoit des présents de son époux et de ses enfants, et on prie pour sa santé. En revanche, la maîtresse de maison est tenue de servir les esclaves, tout comme le pater familias le fait lors des Saturnales clôturant l'année. D'ailleurs, Martial désigne les Matronalia comme les "Saturnales des calendes de Mars." (Martial, "Épigrammes", V - 84 - 11.)

                                        Il faut bien noter que seules les femmes mariées sont concernées par les Matronalia - au contraire des célibataires et des femmes de mœurs légères (les prostituées, quoi !), à qui l'accès au Temple de Junon Lucine est normalement interdit ce jour-là. Toutefois, si elles contreviennent à cette interdiction, elles peuvent expier leur faute en sacrifiant un agneau à la Déesse. Cette exclusion est finalement logique puisque Junon Lucine, épouse du Dieu suprême Jupiter, est en fait la personnification de la matrone idéale dans son rôle le plus important - celui de mère de famille, chargée de fournir des héritiers à la gens et des citoyens à l’État romain.




Monnaie de Crispina Augusta (épouse de Commode) avec Junon Lucine au revers.

                                        Fête religieuse, les Matronalia ont d'ailleurs joué un certain rôle politique. Si elles durent en théorie une seule journée, elles s'étendent parfois sur toute une semaine dans le cadre privé. C'est en particulier le cas au début de l'Empire, où la célébration est mise en avant car elle correspond à la politique nataliste voulue par Auguste, qui promulgue une série de lois favorisant le mariage et les naissances, et sanctionnant ou réprimant les divorces et l'adultère.

                                        Le Christianisme s'imposant dans l'Empire romain, l’Église tente de supprimer les cérémonies païennes, dont font partie les Matronalia.
"L'Esprit saint reproche aux Juifs leurs jours de fête: 'Mon âme, s'écrie-t-il, a en horreur vos sabbats, vos néoménies et vos solennités.' Et nous, pour qui n'existent plus ces sabbats, ces néoménies, ces solennités que Dieu chérissait autrefois néanmoins, nous assistons aux fêtes de Saturne, de Janus, du solstice d'hiver, de la grande matrone! nous échangeons des présents! nous donnons et recevons des étrennes! les jeux, les banquets retentissent pour nous!" (Tertullien, "De l’idolâtrie", XIV.)

                                        Mais les vieilles traditions subsistant, on décide au Moyen-Âge de décaler la fête au quatrième dimanche du Carême, afin d'honorer non plus la mère au sens strict du terme, mais notre Sainte-Mère l’Église. A cette date, chacun est tenu de retourner dans son village d'origine pour les cérémonies religieuses, et on en profite pour rendre visite à sa famille, et donc à sa mère... Je n'ai pas pu corroborer l'information, mais un site anglais affirme qu'à cette occasion, les Seigneurs permettent à leurs vassaux de cueillir des fleurs dans leurs jardins, et que ce geste serait à l'origine de la tradition qui veut que l'on offre des fleurs à sa maman le jour de sa fête ! Se non e vero, e ben trovato...



vendredi 23 mai 2014

Sur La Toile : Le MOOC De L'Empereur Auguste.



                                        Si vous suivez régulièrement ce blog, vous commencez à le savoir : on commémore cette année les 2000 ans de la mort de l'Empereur Auguste et une exposition se tient pour l'occasion au Grand Palais. Mais le petit truc qui fait plaisir, c'est que même un type mort depuis 2 millénaires peut vivre avec son temps : Auguste est un Empereur ultra-connecté, un geek accro aux nouvelles technologies. La preuve ? Il twitte (avec beaucoup d'humour), il est sur Facebook et il invite les internautes à lui envoyer un selfie (pardon, un ipsum !).  Le Grand Palais a même lancé un guide audio (payant) et une application gratuite, "La Fabrique Romaine", qui permet de découvrir l'exposition et de prendre la pose pour s'identifier à Auguste ou Livie ou créer une monnaie romaine à son effigie ! J'ai testé : c' est surtout un gadget, mais un gadget plutôt amusant. Je vous donne tous les liens en fin d'article.




                                        Toutes ces initiatives, certes divertissantes, restent tout de même anecdotiques. Elles ont certainement l'avantage de populariser l'exposition du Grand Palais, plus attrayante pour un large public. Pour le dire autrement, c'est un bon moyen de faire parler de la manifestation et de la rendre plus drôle et plus festive, mais pas forcément plus intéressante... En revanche, le Grand Palais a également eu l'excellente idée de lancer un MOOC, dans le cadre de son exposition.

                                        Un quoi ?!! Un MOOC, c'est-à-dire un Massive Open Online Course, traduit en Français par "Cours en ligne ouverts à tous". Un dispositif permettant à tout un chacun de suivre des cours en ligne, dans à peu près n'importe quel domaine. En partenariat avec l'éditeur Pythagora (qui produit notamment des MOOCs pour réviser le bac ou le brevet) et la plateforme FranceTvEducation (filiale de France Télévisions), le Musée propose ainsi une série de cours en ligne ayant pour thème la Rome d'Auguste.



                                        Ouvert depuis le 4 Mai et disponible jusqu'au 28 Juin, le cours s'appuie sur des ressources numériques variées et permet de découvrir le règne d'Auguste et la société romaine de son époque à travers 8 leçons thématiques, réparties sur 8 semaines. Sont entre autres abordés la biographie de l'Empereur, la représentation du pouvoir, l'évolution de la ville, la vie quotidienne, la monnaie ou encore l'âge d'or. Chaque leçon s'ouvre par une courte vidéo, suivie d'un contrôle de connaissances sous forme de QCM et d'un diaporama. Le participant accède aussi à un forum où il peut poser des questions et échanger avec des spécialistes. En bonus, le site donne un lien vers un jeu, dont le but est de construire une cité romaine.

                                        Les premières leçons tiennent toutes leurs promesses : simples, rapides et efficaces, les cours mettent à profit le numérique pour s'enrichir en terme de contenus et adopter un format didactique assez plaisant. Malgré tout, le propos reste assez basique. Disons que si vous connaissez déjà le sujet, vous ne tomberez pas de votre chaise... Ce MOOC s'adresse avant tout à tous ceux, plus ou moins novices, qui veulent découvrir la Rome augustéenne ou en apprendre davantage. Le site souligne que le cours peut être suivi indépendamment de l'exposition "Moi Auguste, Empereur de Rome", mais qu'il est en revanche un bon complément pour les visiteurs. Plus prosaïquement, j'y vois un excellent support pour les enseignants de collège et lycée.

                                        Comptes Twitter et Facebook, jeux, applications, MOOC... Auguste et le Grand Palais exploitent la toile de manière originale - même si on pourrait regretter un certain éparpillement. Reste que l'institution a trouvé un moyen intéressant de communiquer autour de l'exposition, mais aussi de l'enrichir grâce à ce cours en ligne - initiative inédite et très appréciable. Auguste, un Empereur 3.0 - qui décidément, m'étonnera toujours !





LIENS :

Je signale aussi le dossier pédagogique, téléchargeable sur le site du Grand Palais : ici.



mardi 20 mai 2014

Une Poupée Romaine Avec Le Petit Atelier.



                                        Quelques jours avant les Jeux Romains, je vous avais annoncé que Véronique Pinguet-Michel déplaçait son Petit Atelier à côté des arènes pour proposer divers ateliers. Et bien je suis venue, j'ai vu, j'ai testé ! J'avais déjà eu l'occasion de bénéficier de ses conseils et de son expertise pour m'initier à la mosaïque (voir ici), et j'ai profité de la venue de ce bon vieil Hadrien dans notre ville pour découvrir une autre activité : la fabrication d'une poupée romaine.



Véronique m'expliquant comment fabriquer une poupée romaine.


                                        J'avoue : ça faisait un moment que j'en rêvais. Que voulez-vous, il y a toujours une petite fille qui sommeille en moi, et la vue de ces jolies poupées baptisées Iulius et Iulia a suffi à la réveiller. Toujours aidée de Véronique, j'ai donc confectionné de mes blanches mains le petit Césarion (si, si ; il a un nom !), que vous pouvez voir plus bas.

                                         Au-delà du simple plaisir de l'activité manuelle, il faut souligner le soin que Véronique Pinguet-Michel apporte à la conception des objets et ouvrages qu'elle offre de réaliser. La poupée en question a été imaginée à partir d'une véritable poupée antique, découverte en Égypte et aujourd'hui exposée au British Museum de Londres. Si la plupart des poupées de l'Antiquité ont disparu en raison de la nature périssable des matériaux qui les constituaient, celle-ci est parvenue jusqu'à nous grâce aux conditions climatiques et à l'environnement dans lesquels elle a été conservée. Véronique précise également qu'on suppose que la poupée était habillée et maquillée car elle porte une petite boucle d'oreille.


La poupée égyptienne d'origine. (©British Museum.)

                                        Les poupées du Petit Atelier s'inspirent de cette poupée égyptienne, en toile de lin bourrée de chiffons et de papyrus. Le corps, la tête et les membres de celle que j'ai réalisée sont constitués d'un morceau de toile de jute autour duquel on enroule des fils maintenant l'ensemble ; l'ossature est faite à partir de fils métalliques. Une fois la poupée confectionnée, il ne reste plus qu'à l'habiller, lui dessiner des yeux et une bouche et lui rajouter des cheveux. Ici, Césarion porte une tunique blanche resserrée à la taille par une ceinture kaki, accessoirisée d'une fibule (collection printemps-été).

Césarion.


                                        Ne faites pas la même erreur que moi : j'ai hésité à me lancer, supposant bêtement que ce genre d'atelier s'adressait aux enfants et que j'avais légèrement passé l'âge. Au contraire, je pense maintenant qu'adulte ou enfant, chacun peut y trouver son compte. Les plus petits adoreront confectionner eux-mêmes une poupée personnalisée, et les plus grands apprécieront la découverte et l'activité manuelle. C'est assez facile à réaliser, rapide, et vraiment pas cher (5 euros la poupée. J'en ai vu des moins jolies à 10 euros sur un stand voisin...).

                                        En résumé, atelier testé et approuvé par La Toge Et Le Glaive. Je ne vous donne évidemment pas le mode d'emploi : © Le Petit Atelier ! Alors n'hésitez pas et rendez-vous  auprès de Véronique pour fabriquer plein de petits copains et copines (Romains ou Gaulois, au choix) pour Césarion ! Et un Mercredi après-midi, je vous inviterai pour le goûter et on jouera tous ensemble...   


Merci à Véronique pour cet excellent moment.

Pour rappel, le lien vers le site du Petit Atelier : http://lepetitatelier.over-blog.net/

Et en bonus, je redonne le lien vers l'émission que Sylviane a consacré aux Jeux Romains sur Radio Alliance Plus : L'air de Rien.


dimanche 18 mai 2014

"Lupum Auribus Teneo" : Je Tiens Un Loup Par Les Oreilles.


                                        Je vous ai déjà présenté quelques citations latines parmi les plus célèbres. Celle que j'ai choisi de mettre en exergue dans mon billet du jour est moins connue, mais elle m'enchante pour au moins deux raisons : son caractère imagé qui la rend très explicite, et le fait qu'elle ait été reprise par mon cher Tibère. A mon grand étonnement, elle n'est pas passée dans le langage courant. Elle avait pourtant du potentiel, comme vous allez le voir.

                                        Cette locution, "Lupum auribus teneo", signifie littéralement "Je tiens un loup par les oreilles". Elle est rapportée par Suétone dans sa "Vie de Tibère" :
"La peur suscitée par les dangers menaçant de tous côtés était la cause de son hésitation, au point qu'il disait souvent qu'il 'tenait un loup par les oreilles'." (Suétone, "Vie de Tibère", XXV.)

Tibère. (Royal Ontario Museum, ©Daderot via Wikipedia.)

                                        L'expression en elle-même n'est pas difficile à comprendre, pour peu qu'on ait un soupçon d'imagination. Dans l'hypothèse improbable (du moins, je l'espère pour vous) où vous seriez amené à tenir un loup par les oreilles, vous n'auriez pas 36 solutions : soit vous le lâchez et vous prenez vos jambes à votre cou en espérant courir assez vite pour ne pas être déchiqueté par l'animal ; soit vous vous accrochez fermement, mais combien de temps tiendrez-vous ? Dans les deux cas, vous êtes mal barré... "Tenir un loup par les oreilles" signifie donc être dans une situation inextricable, chacune des solutions s'offrant à vous étant également inconfortable, voire périlleuse.

                                        Mais où Tibère a-t-il déniché une telle formule ? Fin lettré, le deuxième Empereur est en particulier amateur de littérature grecque. C'est pourtant chez son compatriote Térence (IIème siècle avant J.C.) qu'apparait l'adage, dans la pièce intitulée "Phormion". La scène se déroule à Athènes, où Antiphon a épousé une jeune orpheline pauvre, en dépit de l'opposition paternelle. Le malheureux ne peut se résoudre à chasser la femme dont il est amoureux, mais il ne peut pas non plus la garder, à cause de la violente opposition de son père Démiphon, un vieil homme avare et rigide qui désapprouve la mésalliance. Son cousin lui fait pourtant remarquer que, somme toute, il a bien de la chance d'être marié à la femme qu'il aime :
 "Phédria : O trop heureux Antiphon...
    Antiphon : Moi !
    Phédria : Qui possèdes chez toi l'objet de ta tendresse et qui n'as jamais eu à lutter avec un aussi méchant homme !
    Antiphon : Je le possède chez moi ? Oui, je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles; car je ne sais comment l'écarter de moi ni la garder." (Térence, "Phormion", III - 2.)

Illustration de l'acte III, Scène 2 de" Phormion" (Bernard Picart, via Université de Montpellier.)

                                        Le grammairien du IV ème siècle Aelius Donatus cite la phrase dans son commentaire sur Térence, et on retrouve l'idée sous-jacente, sans la métaphore animale, dans plusieurs autres textes. Ainsi Aulu-Gelle rapporte les propos de Caecilius :
"Les ennemis les plus à craindre sont ceux qui, sous un air riant, cachent un cœur perfide, et que l'on ne peut ni perdre, ni éviter. " (Aulu-Gelle, "Nuits Attiques", XV - 9.)
                                         Même Thomas Jefferson a utilisé l'expression, dans une lettre où il aborde le sujet de l’esclavage :
"Mais, dans la situation présente, nous tenons le loup par l'oreille, et nous ne pouvons ni le retenir ni le laisser s'en aller en sécurité. La justice est sur un plateau de la balance, la sécurité sur l'autre."
(Via cndp.fr)

                                        Mais c'est Plutarque qui, dans ses "Préceptes politiques", s'étend le plus longuement sur l'expression, dont il tire un enseignement inattendu :
"On dit qu'on ne peut tenir un loup par les oreilles, alors que les hommes, eux, sont principalement conduits par cet organe, autrement dit, par la persuasion. On emploie cet adage au sujet de ceux qui se trouvent dans un genre de situation qu'on ne peut ni quitter ni endurer. Cet adage, comme la plupart des autres, semble être issu d'un évènement particulier, ou bien du fait que, s'il est très facile de tenir un lièvre par ses longues oreilles, il est au contraire impossible de tenir un loup par les oreilles, qui sont trop courtes en proportion de son corps ; en revanche, on ne peut laisser échapper une bête si agressive des mains sans courir un immense danger."
Comprenez par là qu'il faut convaincre les hommes en usant de l'art oratoire, et non en les contrôlant par la force comme on le fait avec les animaux. C'est donc par les oreilles, qui reçoivent les beaux discours, que l'on peut contrôler la foule. Encore que l'exercice n'en soit pas moins périlleux : c'est bien connu, "L'homme est un loup pour l'homme"... (Voir ici).



     

jeudi 15 mai 2014

Agenda : Le Petit Atelier Aux Jeux Romains De Nîmes.

                                        Un petit mot pour vous rappeler que se tiennent ce week-end - 17 et 18 Mai - les Jeux Romains de Nîmes, centrés cette année sur l'accession d'Auguste au pouvoir. Comme d'habitude, vous pourrez remonter le temps, le centre ville se mettant à l'heure antique avec défilés, cérémonie impériale, animations, et bien sûr le spectacle dans les arènes, qui présentera la reconstitution de la bataille de Philippes, qui vit la victoire d'Auguste (alors encore Octave) et Marc Antoine face aux césaricides Brutus et Cassius. (Lien ici.)




                                        Et si vous avez l'occasion de venir à cette grande manifestation, je vous invite à passer par le Petit Atelier de Véronique Pinguet-Michel : tout le week-end, elle tiendra un stand à côté des arènes, devant la boutique "Nîmes Souvenirs", où elle vous proposera plusieurs activités, accessibles à tous. Loisirs créatifs avec fabrication de poupées romaines, de bijoux, de lampes à huile, atelier mosaïque, etc. mais aussi jeux de société antiques qui raviront petits et grands. Vraiment, je vous encourage à y emmener les enfants : je vous garantis qu'ils passeront un super moment ! Les différentes activités durent de 20 min à 1 heure, et les tarifs débutent à 5 euros. Plus de renseignements sur le site du Petit Atelier : ici. 


Véronique et son Petit Atelier.


                                        Par ailleurs, le musée archéologique de Nîmes a choisi de mettre en lumière l’Égypte romaine à travers une programmation alléchante et riche en surprises. Sont organisés des visites commentées des collections égyptiennes,  des ateliers pour les enfants, des spectacles et des démonstrations (se vêtir à l'antique, cuisiner, se parfumer, musiques et danses...). Enfin, dans le cadre de la Nuit des Musées qui se tient le Samedi 17 Mai, vous pourrez assister (entre autres) à une cérémonie isiaque qui sera suivie d'une dégustation organisée par l'association Carpefeuch. (Qui fournit aussi prêtres et fidèles d'Isis, au passage !) Le lien, c'est par ici.

                                        Bref, voilà de quoi vous occuper tout le week-end : mettez donc vos plus belles toges et stolae, et direction Nemausus !

dimanche 11 mai 2014

Bonne Lecture : "Dynasties De Légende : Rome Et Ses Césars."

                                        L'Histoire, c'est aussi une affaire de famille(s). C'est ce qu'ont bien compris les éditions Milan, qui ont lancé il y a quelques temps une collection intitulée "Carnets d'Histoire - Les Familles De Légende", inaugurée par des ouvrages sur les  Tudors et les Borgia. (Deux excellents titres, chaudement recommandés au passage). Vient s'y ajouter aujourd'hui une série dérivée, "Dynasties De Légende", dont le premier volume est dédié à "Rome et Ses Césars".

                                        Pour commencer, les livres en eux-mêmes sont de beaux objets, dignes d'être mis en avant dans une bibliothèque : carnets reliés à la couverture cartonnée et à la fermeture élastiquée, imprimés sur papier glacé, ils sont agrémentés de nombreuses illustrations tirées de gravures ou de peintures. Chaque tome respecte un format identique : une première partie est consacrée aux membres de la famille ou de la dynastie ; viennent ensuite les lieux incontournables où se sont déroulés les grands évènements; les autres protagonistes, gravitant autour des sujets de l'étude, font l'objet d'un troisième chapitre intitulé "Amis ou ennemis ?" ; enfin sont traitées les grandes dates historiques. Une chronologie et une brève conclusion referment le livre. Les articles sont courts et ne dépassent pas les deux pages et, écrits dans un style simple et factuel, ils sont enrichis de deux ou trois anecdotes en encadrés et d'un portrait du personnage ou d'un tableau représentant le lieu ou la date évoqués. "Rome Et Ses Césars" ne déroge pas à la règle et respecte scrupuleusement cette forme.

                                        Toutefois, le titre est trompeur : en fait de Césars, le livre n'aborde que la dynastie des Julio-Claudiens. Une concession sans doute imputable aux lois du marketing, puisque le terme de Césars paraît plus vendeur pour le grand public. De Jules César à Néron en passant par Auguste, Tibère, Caligula et Claude, c'est donc la vie et l’œuvre de l'initiateur de la dynastie et des cinq Empereurs successifs qu'aborde l'auteur, Laurent Palet. Plus qu'un assemblage de notices biographiques, c'est bien le portrait de l'ensemble de la dynastie qui se dessine. Plus encore apparaît en filigrane la manière dont cette famille, que l'auteur fait justement débuter avec Jules César en inspirateur d'un principat institué par Auguste, s'est entre-déchirée au fil des générations. Pérennisé par Tibère, le régime est sauvé in-extremis par l'accession surprise de Claude à la Pourpre après le règne sanglant de Caligula, avant que le pouvoir n'échappe définitivement aux Julio-Claudiens à la mort de Néron, dernier Empereur de la dynastie.






                                        L'ouvrage est d'une redoutable efficacité, véritable vade-mecum pour qui veut s'initier à cette période de l'Antiquité romaine. Concis et pertinent, ce livre embrasse en quelques 120 pages l'essentiel : César et les 5 Empereurs, mais aussi le Palatin, la Domus Aurea, la bataille d'Actium, la conquête de la Bretagne, Cicéron, Agrippine, Germanicus, Séjan, Julie, Vercingétorix... Sur les Empereurs, l'auteur dresse de courtes biographies, ramassées en quelques paragraphes, où il retient l'essentiel et quelques célèbres anecdotes. S'il s'appuie sur les textes antiques, il esquisse aussi quelques hypothèses plus actuelles. Les dates et les faits sont judicieusement choisis et offrent un bel équilibre, sans privilégier un protagoniste au détriment d'un autre. J'émettrai toutefois un bémol, car j'ai été surprise que les assertions des auteurs antiques concernant les femmes de la dynastie n'aient pas été autant mises en doute que celles relatives aux Empereurs.

                                        Mais cela s'explique sans doute, et cette réserve rejoint la critique majeure que l'on pourrait émettre sur ce livre, à savoir la concision imposée par le format. Si elle offre un résumé succinct en une centaine de pages, elle ne permet pas d'aller au fond des choses, et oblige l'auteur a faire l'impasse sur de nombreux éléments. Mais comment faire autrement, lorsque vous devez raconter la vie de Jules César en deux pages ?! Satisfaisante à bien des égards, sa biographie laisse le lecteur averti sur sa faim. De même, la sélection des "amis ou ennemis", au terme d'un choix qu'on imagine cornélien, déçoit forcément par l'absence de Brutus (mince, il a quand même zigouillé César !) ou plus encore de Livie (sans qui la dynastie n'aurait même pas existé !). On déplore aussi l'impasse faite sur Ovide, Agrippa ou Sénèque.  Je précise que je n'accable pas l'auteur, qui a fait un travail remarquable. Je reconnais au contraire qu'il a eu le mérite de relever le défi et de se plier aux règles imposées par la collection, réalisant un beau travail de synthèse et dégageant l'essentiel à savoir sur les premiers Césars et les débuts de l'Empire. Je souligne simplement la frustration de la fanatique que je suis, et que partageront probablement tous ceux qui maîtrisent déjà un minimum le sujet.

                                        Il n'en reste pas moins que le livre de Laurent Palet propose un bon résumé, joliment illustré. En dépit de mes remarques perfides, je ne regrette pas une seconde mon achat - mais c'est bien connu, je suis une forcenée de l'Antiquité romaine ! Un livre finalement indispensable pour les toqués dans mon genre, mais aussi et surtout pour les "débutants" qui y découvriront les protagonistes des débuts du principat dans un ouvrage ludique et très agréable à feuilleter.


"DYNASTIES DE LÉGENDE : ROME ET SES CÉSARS" de Laurent PALET.
Éditions MILAN - 7€90.
Lien ici.

dimanche 4 mai 2014

Le Courrier Dans La Rome Antique.

                                       Lorsqu'on se penche sur l'Antiquité romaine, les sources d'informations sont nombreuses, et l'on tire de précieux renseignements des vestiges archéologiques mis au jour, qu'il s'agisse de monuments, de mosaïques, de poteries ou de la maison de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Mais les documents les plus précieux et les plus accessibles au commun des mortels, ce sont avant tout les textes. De ce point de vue, nous sommes gâtés puisque la civilisation romaine est avant tout une civilisation de l'écrit. Les Romains écrivent, partout et tout le temps, sur tout et n'importe quoi : traités sur l'agriculture, la géographie, l'astronomie, la botanique, la cosmétique ou l'art oratoire, annales, biographies, poésies, plaidoyers, essais philosophiques...

Jeune femme tenant un stylus et des tablettes de cire. (Fresque de Pompéi.)


                                       Mais surtout, les Romains écrivent des lettres, qui nous fournissent des renseignements sur les évènement historiques, la société, leur vie quotidienne ou tout simplement leur manière de penser. Et certains n'y vont pas avec le dos du stylus : pas moins de 800 lettres écrites par Cicéron sont parvenues jusqu'à nous ! Un chiffre qui laisse songeur, quand on pense qu'il ne s'agit que d'une partie de sa correspondance... Celle-ci se partage en deux grandes catégories : les lettres à Atticus (Ad Atticum), et celles destinées à d'autres de ses amis et ses connaissances. (Ad familiares). Un peu après, au début de l'Empire, Horace adopte la forme épistolaire pour certains de ses écrits satiriques, même s'il conserve les hexamètres conventionnels. Ovide, exilé par Auguste sur les bords de la Mer noire, écrit quant à lui les "Pontiques", recueil de poèmes élégiaques parmi lesquels des lettres dans lesquelles le poète se plaint de son sort et demande la clémence du Prince. Elles sont connues sous le nom de Epistulae ex Ponto. Au début du IIème siècle, Pline Le Jeune publie sa correspondance, qui comprend notamment des lettres adressées à l'Empereur Trajan ou à l’historien Tacite. On pourrait également citer les lettres de Fronton (règne des Antonins) ou celles, bien sûr, de Saint Augustin.

Cicéron écrivant une lettre. (Girolamo Scotto, Aristeas via wikipedia.)


                                       Donc, les Romains s’envoient des lettres à travers l'immense territoire qui constitue l'Empire. Mais comment le courrier parvient-il à son destinataire ? Comment rédige-t-on ces messages ? Et pourquoi cet engouement pour l'art épistolaire ?


ACHEMINEMENT DU COURRIER : BOUGEZ AVEC LA POSTE !


                                       Au cours de son Histoire, la civilisation romaine antique s'est étendue sur un immense territoire, diffusant partout sa culture de l'écrit. La circulation des hommes et des marchandises, de plus en plus fréquente, accroit le développement du réseau routier terrestre et maritime, qui provoque à son tour l'augmentation des déplacements et, en conséquence, de la correspondance privée. Empire centralisé, Rome doit aussi pallier à l'augmentation des distances et créer un système capable d'acheminer les courriers officiels entre l'Empereur, l'armée et les provinces, de façon rapide et fiable.

                                       Aujourd'hui, il vous suffit de trouver une boîte postale et hop ! Les gentils postiers se chargent du reste. C'est un petit peu plus compliqué à Rome, où l'on envoie son courrier par l'intermédiaire d'un esclave de confiance ou d'un messager spécialement engagé à cette intention. L'autre solution consiste à confier la lettre à un voisin, un ami, un marchand - bref, à un membre de la communauté se rendant là où se trouve le destinataire de la missive. Le truc bien aléatoire, donc : il vous faut attendre qu'une connaissance parte en voyage, au bon endroit, en espérant qu'elle n'oublie pas votre lettre au fond d'une poche ! Cependant, les plaintes adressées à des correspondants paresseux ou négligents se multiplient au fil du temps, ce qui laisse supposer que l'acheminement du courrier n'est pas le vrai problème... Le fils de Cicéron, étudiant à Athènes, se plaint ainsi à son père d'avoir attendu 46 jours pour recevoir une lettre de lui. Bien sûr, il n'existe pas d'adresse précise, mais le travail du messager est souvent facilité par les instructions très détaillées données par l'auteur :
"Destination de la lettre de Rufus : à partir de la porte de la Lune, marche en direction des greniers, et lorsque tu arrives à la première rue, tourne à gauche derrière les thermes, où il y a un temple et va vers l’ouest. Descends les marches, monte les autres, et tourne à droite et après le péribole du temple, du côté droit, il y a une maison à sept étages et au fronton du vestibule une Fortune et de l’autre côté une boutique de nasses. Demande, là ou au concierge, et l’on t’informera. Crie ton nom : Lusius [?] t’informera… " (Papyrus d' Oxyrhynchos - IIIème siècle.)
Bas-relief de Trier, montrant un voyageur à bord d'un carrus.


                                       En ce qui concerne les messages d’État... c'est à peu près la même chose, du moins jusqu'à l'Empire! Il n'existe aucun système, aucun acheminement spécifiquement destiné aux courriers officiels. Grosso modo, les lettres suivent le même parcours - les messagers délivrant les lettres d’État étant les tabellarii, tandis que ceux qui acheminent le courrier privé sont connus sous le nom de cursores ou pugillarii. Toutefois, le nombre et la qualité des routes couvrant le territoire dominé par Rome permettent parfois une distribution extrêmement rapide : une lettre de Jules César, alors en Bretagne, parvient à Cicéron, à Rome, en 28 jours seulement !

                                       Dès 539 avant J.C., sous le règne de Cyrus II, les Perses avaient mis en place un ingénieux système, des cavaliers se relayant pour acheminer les messages et les transmettre dans tout l'empire. Efficaces, les cavaliers pouvaient couvrir une distance de 2700 km en neuf jours. Réservé en principe aux messages officiels, ce système pouvait aussi délivrer les lettres des particuliers et les messagers, quant à eux, avaient toujours une info croustillante à raconter à leur arrivée.

Cyrus II Le Grand.

                                       Auguste s'en est-il inspiré ? Avec un Empire toujours plus vaste à administrer, le premier Empereur s'inquiète en tous cas de l'acheminement du courrier impérial : il est en effet primordial de pouvoir communiquer rapidement et de manière fiable avec les gouverneurs de provinces et les responsables militaires. Il met donc en place un système similaire : dans un premier temps, les messages sont transportés par des coureurs, puis on développe un réseau constitué d'auberges de relais (mutationes) tous les 8 à 12 km, où des cavaliers, chargés du courrier, peuvent changer de monture ou se relayer, afin d'acheminer la missive le plus vite possible. Le système s'appuie sur l'extraordinaire réseau routier couvrant l'ensemble de l'Empire : les routes préexistantes, et celles construites par Auguste et ces successeurs - pour une longueur totale de 77.000 km - sont émaillées de stations de relais. Par la suite, cette organisation se scindera, au IIe siècle, en deux bureaux spécialisés respectivement dans la correspondance officielle en Latin et celle en Grec. L'ensemble sera surtout amélioré par Trajan et Hadrien. Sans doute n'est-ce pas un hasard, puisque ces deux Empereurs, connus pour avoir énormément voyagé au cours de leur règne, étaient sans doute particulièrement conscients de l'importance de la rapidité et de la fiabilité de l'acheminement des messages.

Timbre italien à l'effigie de l'Empereur Auguste.

                                       Appelée cursus publicus, cette poste impériale fonctionne 24 heures sur 24, et elle est contrôlée par des inspecteurs, les curiosi. En moyenne, un messager parcourt 80 km par jour. Mais on donne un bon coup de collier en cas de message urgent : lorsque l'armée du Rhin se révolte, Galba en est avisé en neuf jours - ce qui indique que le messager a parcouru environ 240 km par jour... A titre de comparaison, le courrier des particuliers ne parcourt que 30 à 60 km par jour.

Timbre italien.

                                       Théoriquement, le cursus publicus est réservé aux messages officiels et militaires, envoyés par les responsables aux hauts fonctionnaires, et une autorisation spéciale est requise pour l'utiliser - l’evectio. En réalité, le service est souvent détourné à des fins personnelles. Voici par exemple la lettre que Pline le Jeune envoie à Trajan :
"Jusqu'ici, seigneur, je n'ai donné de route à personne, ni pour d'autres affaires que pour les vôtres. Une nécessité imprévue m'a forcé de rompre cette loi que je m'étais faite. Sur la nouvelle que ma femme a reçue de la mort de son aïeul, elle a souhaité de se rendre au plus tôt auprès de sa grand'tante. Comme le plus grand mérite d'un si juste devoir consiste dans l'empressement, et que je savais que vous ne désapprouveriez pas un voyage où la tendresse pour ses proches l'engageait, j'ai cru qu'il y avait de la dureté à lui refuser cette route. Je vous mande ce détail, seigneur, parce que je me serais reproché de l'ingratitude, si, parmi tant de grâces dont vous m'avez comblé, je vous avais dissimulé celle-ci seule, que je n'ignorais pas ne tenir que de votre bonté pour moi. C'est la confiance que j'ai en elle qui m'a fait faire, comme si vous me l'aviez permis, ce que j'eusse fait trop tard, si j'eusse attendu votre permission. " (Pline Le Jeune, "Lettres", X - 122.)

Un centurion fait son rapport à Pline Le jeune Gouverneur de Bythinie.

                                       Plus anecdotique, on peut aussi avoir recours aux pigeons voyageurs. Brutus, assiégé par Marc Antoine dans la ville de Modène (44 - 43 avant J.C.), parvient à communiquer avec ses alliés en attachant ses messages aux pattes des pigeons. Les particuliers ne sont pas en reste : un Romain, féru de courses de char, utilise des hirondelles qu'il peint aux couleurs de l'équipe gagnante, pour transmettre les résultats à ses amis !

Mosaïque du Ier s. montrant un columbarium. (Palestrina -©Biblical Archaeology Review.)


TABLETTES ET PAPYRUS : LE NÉCESSAIRE DU PETIT ÉPISTOLIER.


                                       Vous savez désormais comment on envoie une lettre dans la Rome antique. Encore que le terme de "lettre" (epistolia en Latin, d'où notre "épître") puisse prêter à confusion : il ne s'agit évidemment pas d'une feuille de papier, pliée dans une enveloppe timbrée. Alors, quel support utilise-t-on ? Et avec quels instruments écrit-on ?

Proculus et sa femme. (Fresque de Pompéi, Ier s.)

                                       Il existe différents supports, en fonction du type d'envoi. Pour les courriers expédiés sur de courtes distances (dans une même ville, par exemple), on utilise des tablettes de bois enduites de cire teinte en noir (pugillares), sur lesquelles on écrit grâce à un poinçon ou stylet (stilus), qui est en fait une tige de métal, de bois ou d'os pointue à une extrémité et aplatie en forme de spatule à l’autre bout, afin éventuellement d'effacer le texte. Le destinataire peut alors répondre au verso de cette même tablette. L'ostracon (tesson de poterie) est également assez fréquent pour les correspondances quotidiennes.

Matériel d'écriture. (Fresque du Ier s., Musée archéo de Naples, via VRoma Project.)

                                       Pour les envois plus lointains, on utilise des feuilles de papyrus d'Égypte, préalablement polies avec un coquillage ou un racloir en ivoire. On écrit alors avec un calame (calamus - roseau taillé en biseau) ou avec une plume d'oiseau (penna), que l'on trempe dans un encrier (atramentarium) contenant de l'encre noire (atramentum). Enroulé sur lui-même, le papyrus présente l'avantage de pouvoir être scellé et / ou cacheté. On utilise le papyrus jusqu’au IIIème siècle, bien qu'existent dès le Ier siècle des parchemins, en peau de chèvre ou de mouton traitée. Ce type de supports permet d'écrire recto-verso, de plier le message ou de relier les peaux entre elles - mais il reste extrêmement cher.

Un des papyrus d'Oxyrhynchos. (L’Évangile Selon Saint-Matthieu.)

                                       Il arrive parfois que certains destinataires (publics ou privés), fiers d'avoir reçus une lettre émanant d'une haute personnalité, en fassent graver le texte sur une tablette de bronze, qu'ils exposent ensuite chez eux ou, dans le cas d'une collectivité, dans un bâtiment public.

                                       Ce sont bien sûr des généralités, et les découvertes archéologiques font état d'autres systèmes ou supports. On a par exemple découvert au fort de Vindolanda, près du mur d'Hadrien, des messages inscrits à l'encre sur de fines lames de bois, dans un état de conservation tellement remarquable que les textes en sont encore lisibles. Une de ces lettres, sans doute destinée à un soldat, dit ainsi :
"Je vous ai envoyé chaussettes de Sattua, deux paires de sandales, et deux paires de sous-vêtements." (Tablettes de Vindolanda, n°346.)
Tablette de Vindolanda 346.

FORME DE LA LETTRE.


                                       Venons-en justement au contenu de ces missives. La correspondance latine revêt une forme précise, codifiée depuis des siècles, et obéit à des règles immuables. Une lettre romaine, envoyée de X à Y, commence traditionnellement par une formule d'ouverture (praescriptio) précédée du nom de X au nominatif et de celui d'Y au datif, ou un souhait de bonne santé (formula veletudinis), le plus souvent abrégée  :

    S D - Salutem dicit - X (nominatif) salue Y (datif).
    S P D - Salutem plurimam dicit - envoie ses salutations très affectueuses.
    S M D - Salutem Magnam dicit. - salue énormément.
    S V B E - Si vales, bene est. - Si tu vas bien, tout est bien.
    S V B E E A V - Si vales, bene est; ego autem valeo. - Si tu vas bien, tout est bien, je vais bien moi aussi.

                                       La lettre se conclue par "Vale" (porte-toi bien), formule unique sans distinction selon le rang du destinataire.

                                       Cette configuration ne varie pratiquement pas au cours de l'Histoire romaine : des études ont montré que 90% des lettres s'ouvrent par des amorces similaires. Il faut dire que l’usage épistolaire est enseigné dès l'école, aux enfants de 11 à 15 ans, par le grammaticus. Comme souvent dans l'enseignement romain, l'apprentissage se fait par imitation. Une lettre écrite par un certain Théon, retrouvée à Oxyrhynchos en Égypte, prouve que les plus jeunes s'essayaient déjà à l'art épistolaire : le nombre de fautes et le style, maladroit et puéril, laisse supposer (et espérer!) que son auteur était un très jeune enfant :
"Théon à son père Théon.
Bien jouer. Tu m’as pas emmenné avec té en ville. Si tu veux pas m’enmener avec té à Alexandrie, je t’écris plus de lettres, je te parle plus, je te souhaite plus ta santé. Mais çi tu va pas à Alexandrie, je prendrai plus ta min et je te dirai plus bonjour jamais. Çi tu veux plus m’enmener, voilà ce qui va se paçer. Et puis ma mère a dit à Archelaüs : "il m’énerve, qu’on le voie plus !" T’as bien joué. Tu m’a envoié des cadeaux, rien que des saletés ! Elles nous ont bien déçus, le 12, que t’es parti. Envoie-moi autre chose, je t’en prie. Çi t’envoi pas, je mange plus, je boie plus. Voilà. J’espaire que tu v.b. Le 18 Tubi
[janvier]." (Papyrus d'Oxyrhynchos, n°119, IIe s. av. J.C.)

Professeur et ses élèves. (Bas-relief de Trier.)

FOND DE LA LETTRE.


                                       A part envoyer des chaussettes ou râler après la camelote offerte par Papa, que raconte-t-on dans ces lettres ? Ma foi, beaucoup de choses ! Les sujets abordés vont du plus trivial au plus profond, simple souci du quotidien ou réflexion philosophique. Les lettres sont, souvent, une mine d'or pour qui souhaite appréhender le mode de vie ou saisir les préoccupations quotidiennes des Romains. Mais certains épistoliers en profitent pour fournir ou demander des conseils, aussi bien pour résoudre un problème banal que sur la conduite à mener dans la vie... On râle et on se plaint, aussi : le bruit, les contraintes de la vie citadine, les litiges commerciaux, les soucis familiaux...

                                       En réalité, la lettre n'est pas un simple morceau de papyrus par le biais duquel on s'informe sur les dernières nouvelles de la ville ou sur la santé d'un proche. Bien plus que cela, elle symbolise le maintien de l'amitié, elle remplace la proximité physique avec l'être cher et pallie au manque en contrant l'adage populaire qui veut que "loin des yeux, loin du cœur." Pour les Romains, la correspondance est une conversation à distance ou, comme le dit Cicéron, si attaché à son ami Atticus : une amicorum colloquia abstentium - une discussion d'amis absents. On retrouve cette idée dans la praescriptio, "X salue Y".

                                       A ce titre, la littérature épistolaire latine apporte également de précieux renseignements sur la langue elle-même, en ce qu'elle permet d'établir une distinction entre le latin classique, utilisé en prose ou en poésie, et le latin vulgaire, celui du peuple et qui a fortement influencé la plupart des langues romanes. Le ton de la correspondance est souvent moins formel, plus proche de la langue de la conversation. 
"Comme ma conversation, si nous étions assis ensemble ou si nous nous promenions ensemble - spontanée et simple : voilà comme je voudrais que soient mes lettres." (Sénèque, "Lettres à Lucilius", 75-1)
Sénèque. (Jacques Reattu, ©Musée Réattu, Arles.)

                                       L'écriture doit donc sembler "naturelle", comme un dialogue, sans les artifices propres à la littérature. Elle laisse aussi transparaître les états d'âme et les facettes les plus intimes de leur auteur :
"Dans ce cas, je suis du genre à ne pas oser dire ce que je sens et à ne pas vouloir écrire ce que je ne sens pas." (Cicéron, "Ad familiares", 2 - 4 - 1.)

                                       Il faut néanmoins garder présent à l'esprit que de nombreuses lettres font partie d'une œuvre littéraire, et n'ont jamais vraiment constitué les éléments d'une correspondance réelle. L'intention de leur auteur n'était pas de les adresser à un destinataire précis, mais de les rassembler afin de les publier. Il s'agit donc ici d'un artifice littéraire, simulant le ton simple et amical de la lettre et autorisant l'auteur à s'affranchir des règles de genre. Très franchement, un texte comme "De Rerum Natura" de Lucrèce tient davantage du traité philosophique que de la missive à un ami. L'exemple le plus frappant reste sans doute celui des célèbres "Lettres à Lucilius", rédigées par Sénèque :  publiées immédiatement après expédition, on en organise même des lectures en présence de leur auteur ! 

Scribe avec stylus et tablettes. (Hermann A.M. Mucke via Wikipedia.)

                                       Malgré tout, missives sincères ou simple procédé stylistique, les lettres rédigées dans l'Antiquité romaine demeurent riches d'enseignement et sont une clé inestimable pour tenter de pénétrer dans l'esprit des Romains, d'en comprendre les ressorts et les rouages. Certaines éclairent leur vie quotidienne, d'autres révèlent des personnalités entières mais toutes, finalement, ont en plus ceci de fascinant qu'elles nous sont parvenues, à des siècles voire des millénaires de distance. Distance géographique à l'époque, temporelle aujourd'hui : preuve qu'une lettre finit toujours par arriver à destination !