dimanche 30 septembre 2012

Palmier et crocodile : le blason de Nîmes.

                                        Étant donné que j'habite à Nîmes, j'ai eu l'occasion de vous présenter sur ce blog quelques-uns des nombreux vestiges romains que compte la ville. Il m'en reste encore quelques-uns sous le coude et, lorsque j'aurais épuisé les monuments nîmois, je compte bien élargir le périmètre à la région - et au-delà si nécessaire. Mais avant d'écumer d'autres territoires d'un pas allègre (et nonobstant déterminé), il m'a semblé important de consacrer quelques lignes au blason de ma ville d'adoption.

                                        C'est tout simplement en me baladant dans Nîmes, et plus précisément autour des arènes, que j'ai été frappée par l'incongruité de la chose : alors que je vous soûle avec les monuments Romains de la cité, je n'ai même pas pris le temps de vous parler de son emblème ! Et Jupiter sait qu'il a pourtant toute sa place dans ces pages...

Nîmes, place du Marché.

                                       L'emblème de Nîmes, donc, c'est un crocodile attaché à un palmier. Ce qui soulève une double énigme : 1) quel rapport entre Nîmes, le palmier et le crocodile d'une part ? et 2) quel rapport entre l'Empire romain, le palmier et le crocodile d'autre part ? Reconnaissez qu'au premier abord, ça n'a rien d'évident. A priori, un palmier et un crocodile, ça évoquerait plutôt l’Égypte, le Nil, Cléopâtre, etc.

                                        Et précisément, voilà qui tombe très bien puisque c'est vers l’Égypte et vers Cléopâtre que nous allons devoir nous tourner ! Pour être exacte, nous allons remonter à la bataille d'Actium où, en 31 avant J.C., la reine égyptienne s'allie à son amant, Marc Antoine, pour affronter Octave-qui-n'est-pas-encore-Auguste. Celui-ci remporte la victoire, signant la fin des ambitions du couple terrible et instaurant sa domination sur l'ensemble du futur Empire.


La bataille d'Actium. (Toile de Lorenzo Castro.)

                                        Or, Nemausus obtint le droit de frapper une monnaie célébrant l'évènement : l'as de Nîmes (aussi désigné comme dupondius au crocodile) , pièce de bronze qui se répandit dans tout l'Empire, et très courante dans la région - au point qu'autrefois, les habitants ne pouvaient pas faire un pas dans un champ sans tomber sur un exemplaire! Il y en eut trois tirages successifs - la fabrication s'étalant sur 40 ans tandis qu'elle fut largement imitée, y compris après la fin de la frappe. Sur l'avers, on y voit l'Empereur Auguste et son gendre Agrippa (commandant de la flotte à Actium et principal artisan de la victoire) et, au revers, le fameux crocodile enchaîné à un palmier couronné de lauriers, surmontés de l'inscription "Col. Nem.”.



Soit d'un côté, les deux chefs de guerre victorieux et de l'autre, la représentation symbolique de l’Égypte (crocodile et palmier) soumise à Rome (la couronne de lauriers). Quant à COL NEM, il s'agit de l’abréviation de COLonia NEMausensis - colonie nîmoise.




                                       Vous me rétorquerez que ça ne nous avance guère, et qu'une question reste toujours en suspens : pourquoi Nîmes a-t-elle été associée à la victoire d'Actium ? Pendant longtemps, l’inscription "COL. NEM." laissa penser que les vétérans d'Actium avaient reçu des terres nîmoises, l'Empereur Auguste les récompensant ainsi de leur bravoure et de leur fidélité. Ainsi, les anciens militaires se seraient implantés dans la région, favorisant son essor. La richesse des infrastructures, l'opulence des villas et des monuments publics, ainsi que les nombreuses inscriptions évoquant des soldats ayant combattu en Orient accréditaient cette thèse.  Mais aujourd'hui, les archéologues pensent que Nîmes n'était finalement qu'une fabrique de monnaie, et que sa population n'avait aucun lien particulier avec la fameuse bataille. Les armes de la ville ne seraient donc qu'une référence à l'as de Nîmes - ce qui n'est pas rien, quand même !


Blason de Nîmes au moyen-âge.

                                        Au moyen-âge pourtant, les armoiries de Nîmes représentaient un "simple champ de gueules" (soit un fond rouge uni), après avoir figuré pendant longtemps les trois consuls, maîtres de la ville.


Armoiries de Nîmes, accordées en 1516.

                                        Puis, en 1516, on ajouta un taureau d'or au blason préexistant. Pour autant, les Nîmois restaient attachés à cette pièce de bronze, que l'on continuait à déterrer un peu partout. 20 ans plus tard, lorsque François Ier visita la ville, les consuls (à l'origine, les délégués du Comte de Toulouse) eurent alors l'idée de lui demander la permission de prendre pour emblème de la commune la fameuse pièce de monnaie romaine, ce qui leur fut accordé en 1536, leur permettant d'adopter un blason " de gueules, à un palmier de sinople, au tronc duquel est attaché, avec une chaîne d'or, un crocodile passant, aussi de sinople, et une couronne d'or liée d'un ruban de même, posée au premier canton du chef de l'écu." Et comme un beau dessin vaut parfois mieux qu'un long discours (surtout s'il est héraldique !) :






Blason du Nîmes Olympique.
 En 1985, Philippe Starck revisita le symbole, en le modernisant tout en en conservant la symbolique romaine : c'est ce logo que l'on peut voir aujourd'hui, disséminé un peu partout dans la ville, et notamment sur les clous présents aux abords du quartier de l’Écusson. Personnellement, je me suis attachée à ce symbole, qui témoigne encore une fois des liens privilégiés tissés entre Nîmes et l'empereur Auguste. Et je pense que c'est également le cas de la plupart des Nîmois : après tout, ce n'est pas pour rien que les joueurs de football du Nîmes Olympique sont surnommés les crocos !







Logo revu par P. Starck, sur l'un des clous de l'esplanade.


Blasons reproduits avec l'aimable autorisation du site www.nemausensis.com  , qui m'a d'ailleurs été fort utile dans la rédaction de ce billet. Allez jeter un coup d’œil : c'est une mine d'informations sur l'Histoire, les traditions, etc. de Nîmes et de la région.

mercredi 26 septembre 2012

Nîmes : le castellum.


                                        Troisième épisode dans notre visite touristique de la Nîmes romaine : après la Maison Carrée ici et la Porte Auguste ici, je vous propose d'aller jeter un œil du côté de la rue de la Lampèze, pour admirer le Castellum.

                                        Commençons par le commencement : qu'est-ce qu'un castellum ? L'historien de la ville de Nîmes Léon Ménard, bien qu'il ne l'aie jamais vu et n'en parle que par ouï-dire, donne pourtant une bonne description de celui qui nous intéresse aujourd'hui :
"C'était par une longue suite d’aqueducs, que les eaux des fontaines d'Eure et d'Airan étaient conduites sur le pont du Gard, et de là, jusqu'à Nîmes. A peu près sur le coteau où l'on a, depuis, bâti la citadelle, on voyait, autrefois, un réservoir dans lequel cet aqueduc portait une partie de ses eaux."

Le castellum de Nîmes.

                                        Au départ, ce genre de constructions n'avait qu'un but utilitaire : distribuer dans divers points l'eau drainée par les aqueducs. Elles portaient le nom de dividicula. Au fil du temps, elles s'agrandirent et devinrent de véritables monuments, participant à l'embellissement des villes en même temps qu'au confort de leurs habitants : on leur donna alors le nom de castella. Pline l'Ancien décrit ainsi, dans son "Histoire Naturelle", les travaux entrepris à Rome par Agrippa, au nombre desquels figuraient plusieurs castella.
"Mais venons en à des merveilles que rien ne surpasse aux yeux d'un juste appréciateur. Q. Martis Rex, chargé par le sénat de réparer les conduites des eaux Appia, Anio et Tépula, ajouta, durant sa préture même, une nouvelle eau qui porte son nom, et pour laquelle il fit percer des montagnes. Agrippa, dans son édilité, y joignit l'eau Vierge, réunit et restaura les anciens canaux, fit sept cents abreuvoirs, cent cinq fontaines jaillissantes, cent trente réservoirs, la plupart magnifiquement ornés. Sur toutes ces constructions, il plaça trois cents statues d'airain ou de marbre, quatre cents colonnes de marbre, et tout cela en un an." (Pline l'Ancien, "Histoire Naturelle", XXXVI-17)

Castellum de Pompéi.


                                        Ce serait un euphémisme de dire que les vestiges de ce genre sont rares : mis à part celui de Nîmes, seul subsiste celui de Pompéi, au demeurant plus complet mais plus petit. Nîmes peut donc se vanter de posséder l'un de deux seuls bassins de répartition des eaux du monde romain encore existants. Construit dans la première moitié du Ier siècle après J.C., laissé à l'abandon au VI ème siècle, ses vestiges furent enfouis vers 1687 lors de la construction d'une citadelle sous Louis XIV, après la révocation de l'Édit de Nantes, et ils ne furent mis au jour qu'en 1823, avant d'être rachetés par la ville trente ans plus tard (1855). Depuis 1887, le castellum est classé parmi les monuments historiques.


Le Pont du Gard.
 Au Ier siècle avant J.C., la colonie de Nemausus comptait environ 20 000 habitants. Afin de l'alimenter en eau, les Romains lancèrent la construction d'un aqueduc, dont le Pont du Gard demeure le plus beau vestige. Cet aqueduc acheminait l'eau depuis la fontaine d'Eure, située près d'Uzès, et depuis celle d'Airan , sur près de 50 kilomètres à travers la garrigue.  L'eau ainsi drainée aboutissait au Castellum, bassin dont la fonction était donc de la redistribuer aux différents quartiers de la ville par dix canalisations dont on peut encore voir les ouvertures.






 


Conduite amenant l'eau de l'aqueduc.
Le castellum est un bassin circulaire creusé dans la roche, d'une contenance approximative de 16m³, mesurant environ 6 mètres de diamètre pour 1m40 de profondeur, pavé d'un glacis de chaux-vive et de briques concassées. Détail amusant : on a retrouvé au fond des pièces de monnaie antique - preuve que la superstition consistant à jeter des pièces dans les fontaines et bassins remonte à loin. L'eau amenée par l'aqueduc arrivait par une ouverture de section carrée d'1 m de côté, alors fermée par une grille de 6 barreaux de fer (comme celle fixée au fond du bassin, elle servait sans doute à éviter l'entrée de déchets dans le bassin, et peut-être aussi à empêcher les intrusions par la conduite), légèrement décalée par rapport à l'axe du bassin de façon à générer un mouvement tournant. Du côté Sud-Ouest, en direction de la ville antique, dix autres ouvertures de 40 cm de diamètre, équidistantes et traversant la paroi dans toute son épaisseur, comportaient des canalisations de plomb destinées à répartir l'eau dans les différentes zones. Elles dégorgeaient deux par deux dans des canaux séparés.


Orifices accueillant les canalisations.



Trous d'évacuation.
Au total, on estime que l'ensemble offrait un débit d'environ 20 000 m³ par jour. L'eau pouvait atteindre une hauteur maximale d'1m30, mais sans doute un système de tubes télescopiques permettait-il d'en abaisser le niveau. Au fond du bassin, on aperçoit trois autres orifices : selon Auguste Pelet, ils servaient peut-être à alimenter les bains ou l'amphithéâtre, dans le cadre de naumachies. Mais surtout, ils permettaient de vidanger le bassin vers les égouts : des clapets, bloqués par trois tiges de fer fixées perpendiculairement aux ouvertures, permettaient de les garder hermétiquement fermés et, une fois enlevés, de vider le castellum afin de le nettoyer. Encore fallait-il que l'arrivée d'eau soit coupée en amont : d'où l’existence d'une vanne, manœuvrée par un système de tiges et de plaques, qui permettait d'obstruer l'arrivée d'eau de façon partielle ou complète, et sans doute de plusieurs bassins de contention le long de l'aqueduc. On en connaît deux, près de la fontaine d'Eure et en amont du pont du Gard.




Vue générale.




                                        Le bassin lui-même est surmonté d'un marchepied d'1m47, constitué de dalles à partir desquelles s'élève un mur de 2m30 de hauteur, construit en moellons d'appareil et recouvert de ciment. A l'origine, l'ensemble était orné d'une fresque représentant des dauphins et des poissons, peints au centre d'un double carré formé d'une bande verte et d'une bande rouge, larges respectivement de 30 et 8 cm.


                                        Des fragments de colonnes et d'entablement retrouvés au fond ont également permis de comprendre que le bassin était couvert : le mur d'enceinte était en effet dominé par des colonnes corinthiennes couronnées d'une corniche, qui supportaient une toiture. A l'extérieur, le mur d'enceinte formait un stylobate (piédestal soutenant des colonnes) carré, dans lequel s'inscrivait le château d'eau. La porte, située du côté nord, était large de 1m20.

                                        Aujourd'hui, seul le bassin existe encore. Bien qu'en excellent état et facilement visible depuis la rue, il est malheureusement impossible d'y accéder, et le monument ne se visite que rarement. Je dois reconnaître que c'est assez frustrant ! Reste à espérer qu'un jour, des initiatives seront prises afin de valoriser ce témoignage unique de l'ingénierie romaine, superbe témoin du passé de la ville...


dimanche 23 septembre 2012

Mécène : comme son nom l'indique.


                                        Savez-vous ce qu'est une antonomase ? Il s'agit d'une figure de style, consistant à remplacer un nom commun par un nom propre, ou inversement. Certaines antonomases sont passées dans le langage courant, de sorte que les noms de certaines personnalités sont aujourd'hui des noms communs à part entière. Comme le préfet Eugène Poubelle. Lord Sandwich. Ou Mécène. C'est bon, vous voyez où je veux en venir ?!!

                                        Cette subtile introduction me permet en effet d'amener mon sujet du jour : Caius Cilnius Maecenas, plus connu sous le nom de Mécène. L'ami d'Octave et d'Horace, le diplomate de l'Empire romain naissant, le protecteur des arts. D'où l'antonomase : je ne vous ferai pas l'affront de vous expliquer ce qu'est un mécène (mot apparu en 1526 - soit une paire de siècles plus tard), ni en quoi consiste le mécénat - deux termes qui, vous l'avez bien compris, nous viennent directement du cognonem de notre héros du jour. Mais que sait-on de Mécène ? Qui était-il exactement ? Peut-être vous êtes-vous déjà posé la question - l'indice le plus évident de votre intérêt pour le sujet étant votre présence sur cette page. Et bien, réjouissez-vous, car je vais aujourd'hui répondre à cette lancinante interrogation ! Enfin... Ne vous réjouissez pas trop vite non plus, car la biographie de Mécène est bourrée de lacunes, à commencer par son année de naissance que l'on situe entre 74 et 70 avant J.C., sans plus de précision. Encore est-on certain qu'il est né un 13 Avril...


Buste de Mécène.

                                        Gaius Cilnius Maecenas naît donc aux alentours de l'an 70 avant J.C., à Arretium, l'actuelle Arezzo. Il n'est pas Romain de naissance mais d'adoption, et il appartient à une riche famille provinciale de rang équestre. Il tire une immense fierté de ses origines étrusques, qu'il fait remonter au IV ème siècle avant J.C. De par son père, il descend des Cfelen (latinisé en  Clinii), réputés pour leur immense fortune ; du côté de sa mère, il vient de la famille des Mecné (latinisé en Maecenas). Remarquez que, selon la tradition étrusque, il adopte le nom maternel. Plus tard, le poète Horace, dont Mécène sera le, euh... mécène, évoquera même son ascendance royale, faisant de ses ancêtres les premiers rois étrusques de Rome.
"Mécène, issu d'une ancienne famille de rois,
ô mon rempart et ma douce lumière de gloire..." (
Horace, "Odes", I-1)

                                        En 44 avant J.C., il se trouve en Grèce, plus précisément à Apollonie d'Illyrie. Il y a été envoyé par Jules César, à la demande de son père qui souhaite le voir parfaire son éducation sous l'égide d'Athénodore le cananite (ou Athénodore de Tarse), philosophe stoïcien hautement considéré par Cicéron. C'est là qu'il rencontre Octave (le futur empereur Auguste) et Marcus Agrippa (qui deviendra le général que l'on connaît aux côtés du premier) avec lesquels il se lie d'amitié. Il se trouve aux côtés du futur maître de Rome lorsque celui-ci apprend la nouvelle de l'assassinat de Jules César. Lorsque Octave regagne l'Italie accompagné de quelques fidèles, afin de revendiquer l'héritage de son grand-oncle, Agrippa et Mécène font partie du nombre. Mais face à la puissance de Marc Antoine, second de César et militaire aguerri, il devient vite évident pour Octave qu'il a besoin de l'appui des légions : il enrôle donc des troupes avec l'aide des deux hommes, d'abord en Macédoine puis en Campanie. L'implication directe de Mécène dans les guerres civiles n'est pas claire ; notons toutefois que certaines sources (Properce, entre autres) laissent entendre qu'il aurait participé aux campagnes de Mutina (contre Antoine en 43 avant J.C.), de Philippe (contre Brutus et Cassius, en 42 avant J.C.) et de Pérouse (contre Fulvie en 41 avant J.C.)


Buste d'Octave. (environ 39 avant J.C.)
Si Agrippa et Mécène jouent un rôle de premier plan - ce qu'ils continueront à faire durant la quasi-totalité du règne d'Auguste - ils n'opèrent pas sur le même tableau : à Agrippa, fin stratège et excellent militaire, revient la gloire des champs de bataille ; Mécène, homme subtil et plein de ressources, joue un rôle de diplomate, chargé des négociations les plus ardues. Ces précieuses qualités n'ont pas échappé à Octave, qui envoie Mécène le représenter en 40 avant J.C., lors des tractations avec Antoine qui aboutissent au pacte de Brindes, actant le second triumvirat. Mécène sera à nouveau à la manœuvre à Tarente, 5 ans plus tard, lors du renouvellement de l'accord. Il est également chargé d'expédier les affaires courantes en l'absence d'Octave à Rome, et reçoit à ce titre des attributions de police qui lui permettent de réprimer plusieurs mouvements subversifs et d'assurer la paix publique.  Il occupe cette fonction dès 36 avant J.C., lorsque  Octave part combattre Sextus Pompée en Sicile. Mécène négocie une nouvelle fois la paix à cette occasion, en arrangeant  un mariage entre Octave et Scribonia, la sœur du beau-père de Sextus. Bien plus tard, lorsque Octave (devenu Auguste) cherchera un nouvel époux pour sa fille Julie, veuve de Marcellus, ce sera Mécène qui le persuadera de choisir Agrippa, arguant : "Tu l'as élevé trop haut pour ne pas soit le tuer soit en faire ton gendre." De manière générale, dès qu'il y a quelque chose à négocier : paf ! Octave / Auguste (que j'appellerai dorénavant "Auguste" : je crois que vous avez compris le principe...) envoie Mécène. Même chose lorsque des émeutes menacent Rome : chaque fois que le peuple gronde, c'est Mécène qui s'adresse à lui. Adroit et conciliant, il sait écouter les revendications, se montrer compatissant, et il offre des compensations et de grandes déclarations, avec tout l'art de son éloquence.

                                        A cette époque, c'est donc surtout en tant que diplomate, négociateur et ambassadeur que Mécène œuvre aux côtés d'Auguste : outre les tractations dont nous avons déjà parlé, il dirige pour son ami une sorte de police secrète et, même si les fonctions officielles reviennent à Agrippa, Mécène garde la main sur son réseau d'informateurs. A quoi s'ajoutent sa subtilité et sa finesse naturelle, qui en font l'homme le mieux informé de l'Empire. Il refusera toujours le moindre poste au sein du gouvernement (notamment une place au Sénat ou la préfecture urbaine). Méprisant le cursus honorum, dénué de toute ambition, il reste attaché à sa classe sociale d'origine, celle des chevaliers, qu'il envisage même de transformer en un vivier d'administrateurs. Auguste initiera la réforme en instituant les préfectures et les grands services municipaux, et Claude puis Hadrien poursuivront dans cette voix. Car homme de l'ombre, Mécène jouit d'une proximité avec Auguste qui lui permet  de jouer un rôle de conseiller officieux : il a l'oreille du prince, et l'enjoint souvent à la clémence, en particulier après la formation du second triumvirat. Est-ce dû à son influence ? Il est en tous cas certain qu'Auguste, qui dans sa jeunesse a souvent fait preuve d'une cruauté féroce à l'égard des vaincus, se montre plus magnanime au fil du temps. Je me permets de rapporter ici une anecdote révélatrice :
"Debout devant Auguste qui rendait la justice et qu'il voyait prêt à prononcer plusieurs condamnations capitales, Mécène s'efforça de percer la foule et d'arriver jusqu'à lui; n’ayant pu y réussir, il écrivit sur une tablette : « Lève-toi donc enfin, bourreau, » et lui jeta la tablette dans le sein, comme si elle eût contenu tout autre chose, ce qui fit qu'Auguste ne condamna personne et se leva sur-le-champ." (Dion Cassius, "Histoire romaine", LX-7)
Mécène. (Source : clipart.com)

                                        Encore convient-il de nuancer : plus qu'une preuve d'humanité, sans doute faut-il y voir un certain pragmatisme. Mécène avait bien compris la lassitude des Romains après des décennies de guerres civiles, et nul doute qu'il savait parfaitement qu'une certaine mansuétude ne pouvait qu'être favorable à son ami. Car Mécène n'avait aucun scrupule à se montrer impitoyable lorsque la situation l'exigeait : lorsqu'un complot visant à assassiner Auguste fut découvert en 31 avant J.C., il n'hésita pas un instant à agir contre les conspirateurs. Mais ce fin politique avait déjà compris la particularité du principat, et toute l'idéologie impériale sera marquée de son empreinte. En 27 avant J.C., lors des débats constitutionnels sur l'organisation du principat, il plaide en faveur d'une monarchie tempérée, jugeant la république obsolète face à l'immensité des territoires à gérer. Dès les débuts du nouveau régime, il a perçu que celui-ci, de par la concentration des pouvoirs sur le seul princeps, tend vers une monarchie à tendance absolutiste (on pardonnera l’anachronisme) quand bien même elle se présenterait vêtue des oripeaux de la vieille république. Or, pour que cette monarchie ait une chance de durer, Mécène sait qu'elle doit se montrer irréprochable, créer l'illusion de la légitimité tout en se préservant des accusations de despotisme et en trouvant sa caution dans l'appui populaire. Ainsi conseille-t-il à Auguste de cultiver l'idéal platonicien du roi juste et de légitimer le nouveau régime par le consensus, en le nimbant d'un halo de justice et de vertu. Pour citer Jean-Marie André, "Auguste n'a pu passer, aux yeux des observateurs avertis, pour un "rusé tyran" que parce qu'il avait eu la chance de trouver son Machiavel." (J. M. André, "Mécène, essai de biographie spirituelle".)

                                        Malgré tout, on retient moins de Mécène son action diplomatique et son empreinte idéologique que son action de protecteur des arts. Et pourtant, les deux domaines ne sont pas si éloignés l'un de l'autre : en marge de sa conception de la gestion de l'Empire, il met également à profit son goût immodéré des lettres pour instaurer toute la propagande augustéenne. Si ce que l'on appellera le "cercle de Mécène" est né en 40 avant J.C., ce n'est que vers l'âge de 40 ans, alors qu'il se retire de la sphère politique, qu'il se consacre aux arts et en particulier aux lettres, en tant que financier et protecteur des plus grands artistes de son temps. Il prend ainsi sous son aile Virgile, Horace (rencontré en 39 avant J.C., par l'intermédiaire du précédent) et Properce, qui lui doivent leur carrière. Lui-même écrit sur divers sujets, en prose et en vers, mais sans grand succès semble-t-il. Les rares fragments qui sont parvenus jusqu'à nous confirment qu'il a été bien inspiré de se consacrer au patronage, plutôt que de s'obstiner à taquiner la muse : Auguste lui-même, tout comme après lui Sénèque et Quintilien, se moquent de ses textes abscons, au style étrange, émaillés de mots précieux et de comparaisons incongrues.

Mécène présentant les arts libéraux à l'empereur Auguste. (Toile de Giambattista Tiepolo.)





Horace (droite), Mécène (centre), Auguste (gauche). (minervaclassics.com)

 Encore Mécène a-t-il le génie de s'effacer devant plus talentueux que lui. Si l'on parle encore aujourd'hui du "Siècle d'Auguste" pour désigner la formidable production littéraire et artistique de l'époque, c'est bien à lui qu'on le doit. Il sait détecter les auteurs les plus prometteurs, à qui il offre la stabilité financière (Horace, par exemple, ruiné lorsqu'il rencontre Mécène, reçoit une généreuse rétribution et une villa près de Tibur) et une certaine protection, tout en les encourageant - avec sa subtilité habituelle - à encenser l'action d'Auguste. Il commande également des œuvres à des artistes déjà reconnus. Son action de patronage est donc dictée par l’intérêt supérieur de l'état : il sait voir dans le talent de ses protégés une ressource permettant de présenter de façon positive le nouvel ordre établi par Auguste, et d'unir le peuple romain dans un idéal de gloire et de majesté, symbolisé par ce second âge d'or chanté par Virgile. L'évolution de l’œuvre de ce dernier, des "Églogues" aux "Géorgiques", saute aux yeux, et le thème et la façon de l'aborder semblent en grande partie découler des suggestions de Mécène. Sans même parler de "L'Enéide", qui glorifie et ancre dans la littérature et l'Histoire le prestige divin de l'Empereur et de sa famille. Même chose avec Horace : si dans ses premières "Odes", il revendique une indifférence épicurienne aux affaires de l'état, le troisième livre clame un patriotisme et une fierté du génie romain qui attestent de la même ligne. Si ces artistes signent la forme, Mécène dicte le fond, toujours sans en avoir l'air...


Horace.
Cependant, l'action de Mécène n'est pas uniquement motivée par des visées politiques : si tel eut été le cas, il est peu probable que ses protégés aient pris la peine de lui témoigner autant d'affection dans leurs œuvres, où tous l'évoquent à un moment ou à un autre. De l'avis général, Mécène sait se montrer simple, chaleureux et sincère envers ceux qu'il admet dans son cercle, et il les traite d’égal à égal. D'une sensibilité exacerbée, il est intime avec chacun d'eux, et de nombreux textes attestent d'une proximité et d'une amitié qui démentent formellement l'idée d'une simple visée propagandiste. Virgile lui dédie les "Géorgiques" et Horace lui consacre plusieurs de ses "Odes". Ce dernier est d'ailleurs probablement le meilleur ami de Mécène. Il est à noter que Mécène n'accorde aucune importance au rang social : en matière d'amitié, il semble ne s'attacher qu'au caractère, fidèle en cela à la doctrine épicurienne qu'il a faite sienne.


« Quel art fait les grasses moissons; sous quel astre, Mécène, il convient de retourner la terre et de marier aux ormeaux les vignes; quels soins il faut donner aux bœufs, quelle sollicitude apporter à l'élevage du troupeau; quelle expérience à celle des abeilles économes, voilà ce que maintenant je vais chanter. » (Virgile, "Géorgiques", introduction.)

Virgile, Horace et Varius chez Mécène. (Toile de Charles-François Jalabert.)



Mécène, dans la série TV "Rome".
Car Mécène s'est rapidement écarté de la doctrine stoïcienne, par trop éloignée de ses penchants personnels. Épicurien dans l'acception philosophique du terme, il l'est aussi au sens moderne : adepte de la bonne chère et des plaisirs de toute sorte, il donne aux Romains l'image d'un aimable dépravé, délicat et élégant. Il accorde une grande attention à son allure, prenant soin de toujours sortir... débraillé, la tunique lâche et la ceinture défaite. Il affectionne les bijoux, et ses doigts sont chargés de bagues et de pierres précieuses - au point qu'Auguste le surnomme parfois "mon émeraude d’Étrurie". Cette dépravation mesurée, cette douceur de vivre se retrouve dans les œuvres de ses protégés : d'une certaine manière, Mécène met à profit ses penchants pour "endormir" le peuple romain, lui faisant miroiter une vie voluptueuse, douce et facile, propre à détourner les préoccupations des affaires de l'état. Finalement, tout Mécène est là : dans cette façon de n'offrir aucune prise et de pousser ses interlocuteurs à agir, à leur insu, comme il leur suggère de le faire... en leur faisant croire que c'est eux qui en ont eu l'idée !




Les jardins de Mécène.

                                        Nous avons déjà dit que Mécène se réclamait des plus riches et prestigieuses familles étrusques. Une large part de sa fortune provient de divers héritages, mais certains historiens  pensent qu'il a également profité des guerres civiles pour accroître son patrimoine, par exemple en s'appropriant de vastes terres en Égypte, exploitées en son nom par des affranchis. Mais quelle que soit l'origine de sa fortune, force est de reconnaître qu'il doit avant tout sa position à l'amitié qui le lie à Auguste, et aux compétences qu'il met au service de l’État. Toujours est-il que sa richesse lui permet de se faire aménager sur l'Esquilin, à partir de 36 avant J.C., une somptueuse demeure entourée de jardins non moins superbes - auxquels il a laissé son nom. Les hortis maecenatis sont bâtis sur une zone insalubre, recouvrant des champs incultes et, par-delà les murs serviens, la nécropole adjacente. Ces premiers jardins de style hellénistique à Rome comprennent des terrasses, des bibliothèques, sans doute les premiers bains d'eau chaude de la ville, une tour élevée dont Horace et Suétone affirment qu'elle permet d'embrasser la ville et les montagnes, et une salle immense, connue comme l' "Auditorium de Mécène", qui sert probablement de salle de réception et de spectacle. (Elle se visite encore aujourd'hui.) Mécène passera la majeure partie de sa vie dans cette maison, havre de paix et de culture où il reçoit ses amis et les artistes qu'il parraine - et surtout ce brave Horace, tout comme Auguste qui, nous apprend Suétone, vient coucher chez lui lorsqu'il est malade. (Suétone, Vie d'Auguste,  72-4)


Vue des jardins de Mécène.

                                        Les liens tissés entre Auguste et Mécène semblent des plus solides, mais ils se distendent pourtant au fil du temps, et en premier lieu pour une histoire de coucheries... En effet, Auguste (qui prône la vertu aux autres, mais s'en abstient volontiers pour lui-même...) entretient une liaison avec Terentia, l'épouse de Mécène. Notre homme supporte sans doute assez mal cette relation, d'autant que les amants n'en font pas mystère et que tout Rome en parle. Dion Cassius prétend même que, de 18 à 16 avant J.C., Auguste organise un voyage en Gaule dans le seul but de roucouler tranquillement avec la femme de son meilleur ami...  Mécène, qui assume des relations homosexuelles autant qu'hétérosexuelles (chose considérée comme normale à l'époque), fréquente de son côté un célèbre danseur, Bathyllus, dont il a fait son favori, mais ce batifolage ne l'empêche pas d'être très épris de Terentia. Dans ses conditions, on imagine aisément que les relations entre le vainqueur d'Actium et son conseiller se soient quelque peu tendues. Mais le désamour entre les deux hommes ne se résume pas à ce malheureux vaudeville : en 22 avant J.C., Mécène perd la faveur impériale dans le cadre d'une sombre affaire de complot, auquel est mêlé son beau-frère (donc le frère de Terentia), Lucius Lucinius Varro Murena. Auguste a vent de l'affaire mais, souhaitant amener les conjurés à se découvrir, il demande à Mécène de garder le silence. Or, Mécène avertit Terentia qui, à son tour, prévient son frère : Murena et ses complices s'enfuient. Auguste ne pardonnera jamais les indiscrétions de son conseiller. Il n'y a pas de rupture définitive, mais un refroidissement brutal des relations entre les deux hommes, l'Empereur se défiant désormais de son ancien ami.
" Pour ne pas citer trop d'exemples, je rappellerai qu'il eut à se plaindre de la susceptibilité de Marcus Agrippa et de l'indiscrétion de Mécène. Le premier, sur le plus léger soupçon de froideur, et sous prétexte que Marcellus lui était préféré, se retira à Mytilène; l'autre avait révélé à sa femme Terentia le secret de la découverte de la conjuration de Murena. " (Suétone, "Vie d'Auguste", 66.)

                                        Malgré le caractère difficile voire acariâtre de sa jeune épouse et ses infidélités, Mécène est toujours éperdument amoureux de Terentia. Mais leur relation est orageuse, et tout Rome résonne des hurlements du couple et de leurs scènes de ménages. Au moindre prétexte, on croise Mécène, furieux, se rendant au tribunal pour répudier sa femme... et il ne se passe pas huit jours avant que, à nouveau sous son emprise, il ne regrette sa décision ! Il s'en retourne alors au tribunal, pour la reprendre comme épouse... jusqu'à la prochaine répudiation. Et les Romains de se gausser, affirmant que Mécène a bien dû se marier mille fois. Épuisé par ces psychodrames incessants, les nerfs à fleur de peau, Mécène passe les trois dernières années de sa vie dans sa propriété de l'Esquilin, à déambuler de jour comme de nuit dans ses jardins, en proie à des insomnies permanentes. Il meurt finalement en 8 avant J.C., atteint d'une grave maladie nerveuse, et lègue toute sa fortune à Auguste - y compris sa propriété. Tibère y vivra après son exil volontaire à Rhodes (en 2), et Néron reliera les jardins au Palatin, par le biais de la Domus Transitoria : c'est depuis la fameuse tour qu'il contemplera, prétend-on, l'incendie de Rome, la lyre à la main...

"Il regardait ce spectacle du haut de la tour de Mécène, charmé, disait-il, de la beauté de la flamme, et chantant la prise de Troie, revêtu de son costume de comédien. " (Suétone, "Vie de Néron", 38.)



Quo Vadis, Néron et l'incendie de Rome. (Ill. M. de Lipman, source wikipedia.)

                                        Cet homme, que l'historien Paterculus décrit comme quelqu'un "dont la vigilance se refusait même au sommeil lorsqu'elle était nécessaire, habile à prévoir et capable d'agir" mais qui "dès que les affaires lui permettaient quelque relâche, aimait à se bercer dans une indolence molle et plus qu'efféminée" (Paterculus, "Histoire romaine", LII - LXXXVIII) , aura donc marqué d'une empreinte indélébile la règne d'Auguste, jetant les bases idéologiques de l'Empire, tout en l'affermissant par son action culturelle. Sans doute peut-on même avancer que, sans Agrippa et Mécène, Octave ne serait peut-être jamais devenu Auguste : véritable animal politique, il lui manquait pourtant le génie militaire que lui apporta le premier, et les talents d'homme de l'ombre du second. Il est indéniable que les deux hommes, par leurs compétences respectives, contribuèrent à "faire" Auguste.
"Quelque temps après, la colère ayant fait place à la honte, il gémit de n'avoir pas enseveli dans le silence des désordres qu'il avait ignorés jusqu'au moment où il ne pouvait plus en parler sans rougir, et s'écria plus d'une fois : "Rien de cela ne me serait arrivé, si Agrippa ou Mécène eussent vécu"! Tellement il est difficile au maître de tant de milliers d'hommes d'en remplacer deux !... Mais, durant toute la vie d'Auguste, la place d'Agrippa et de Mécène resta vide. Que faut-il en penser ? Était-il impossible de retrouver deux hommes pareils ? ou n'était-ce pas la faute du prince lui-même, qui aima mieux se plaindre que de chercher?" (Sénèque, "Des Bienfaits", 6 - 32.)

Buste de Mécène. (Source wikipedia)

                                        Il est difficile de porter un regard critique sur Mécène : les poètes n'ont cessé de chanter ses louanges, et sa personnalité délicatement dépravée, sa voluptueuse nonchalance alliée à sa finesse et son intelligence aiguë, en font une figure éminemment sympathique. On peut regretter l'orientation qu'ont pris, à son instigation et sous sa subtile influence, des poètes aussi talentueux que Horace ou Ovide, qui se sont cantonnés à magnifier l'action politique d'Auguste dans leurs œuvres. C'est un point de vue, l'autre consistant à s'interroger sur le devenir de ses auteurs sans l’intervention et la protection de Mécène. Une intervention et une protection qui restent aujourd'hui encore tellement ancrées dans l'inconscient collectif que son nom est passé à la postérité, pour désigner toute personne ou entreprise finançant et favorisant la création artistique, littéraire, scientifique, etc... 


dimanche 16 septembre 2012

Chiens, chats, poissons et autres animaux domestiques dans la Rome antique.


"Dernières prières des martyrs chrétiens" - Tableau de J-L Gérôme.

"Les chiens (...) sont les seuls animaux qui répondent à leur noms, et reconnaissent les voix de la famille." (Pline l'Ancien)

                                        Les Romains et les animaux : à mon avis, si vous posez la question au premier venu, il vous parlera du Colisée, des jeux du cirque et des lions dévorant les malheureux Chrétiens. Bref, des bêtes sauvages et exotiques (panthères, tigres, éléphants, ours, etc.) exhibées dans les arènes. Pourtant, le rapport que les Romains entretiennent avec les animaux ne saurait se résumer à ces spectacles sanglants, et maints exemples le prouvent : mosaïques, objets de la vie quotidienne, stèles funéraires, textes littéraires... Et puis, songeons simplement au mythe des origines de la cité : quel meilleur symbole que Romulus et Remus, allaités par une louve, tirant de l'animal la force nécessaire à leur survie puis à la fondation d'une ville appelée à dominer la majeure partie du monde connu ? De même, de nombreuses légendes mythologiques impliquent des animaux : Diane - déesse de la chasse - représentée accompagnée d'un cerf et de chiens, Cérès - déesse de l'agriculture - montée sur un char tiré par des serpents, Ulysse revenant à Ithaque et reconnu par son chien Argos... Sans même parler des "Métamorphoses" d'Ovide, regorgeant de transformations en bestioles de toutes tailles et de toutes espèces !

Statue de Diane. (Musée du Louvre)
Au-delà de la mythologie et de la symbolique, les animaux tiennent une place importante dans la vie des Romains. J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer ici les animaux présentés lors des jeux du cirque. Quant aux animaux domestiques, il remplissent la plupart du temps une fonction utilitaire - animaux de trait, chevaux pour le transport, chiens de chasse, etc. Mais les Romains ont aussi des animaux de compagnie : peut-être serez-vous surpris d'apprendre que Rome avait déjà ses mémères à chien-chien, ses passionnés d’ornithologie, ses aquariophiles confirmés, et même ses adeptes des NAC ! Considérons donc ces animaux l'un après l'autre...





LE CHIEN.

Mosaïque de Pompéi. (Photo Mr Fogey.)
Sans doute l'animal domestique le plus présent chez les Romains, puisqu'on le retrouve dans toutes les classes sociales, en ville comme à la campagne. Bien qu'aucune race ne soit cantonnée à une activité précise, certaines d'entre elles sont néanmoins privilégiées en fonction de la mission qu'on entend leur confier, selon les caractéristiques qui leur sont propres. Pour le dire autrement, la fonction attribuée à l'animal dépend avant tout de critères morphologiques. Du reste, la distinction des races et assez confuse, et on associe plutôt l'animal à la région dont il est originaire (ombrien, crétois, chien de Sparte...) Le chien, dans l'antiquité romaine, reste avant tout un animal utilitaire. On rencontre ainsi :




  • le chien de berger (pastoralis canis). Chargé de veiller sur le troupeau et de le protéger contre les attaques des loups et des ours et les voleurs de bétail, on préconise de le nourrir d'os ou de déchets, de crainte que, prenant goût à la viande, il n'en vienne à attaquer les bêtes placées sous sa garde. Pour l'agronome Columelle (Ier siècle), auteur d'un "de re rustica", il doit être bien charpenté, combattif, rapide, et de préférence de couleur blanche, afin de ne pas être confondu avec les prédateurs et ne pas risquer d'être blessé par le berger. Virgile résume :  "Avec de tels gardiens, tu ne craindras pour tes bergeries ni le voleur de nuit, ni le loup affamé, ni les surprises perfides de l'Ibère toujours ennemi de la paix." (Les Géorgiques, III)                               
 
Mosaïque de Pompéi.
  • le chien de garde (villaticus canis). On pense bien sûr à la célèbre mosaïque de Pompéi, représentant un chien surmontant les mots "Cave Canem" ("Prends garde au chien").  Cela étant, de telles mosaïques n'indiquent pas forcément la présence d'un chien : l'effet dissuasif parait suffisant, attendu que les montent-en-l'air ont tendance à vous ficher une paix royale, puisqu'ils vous pensent protégé par un molosse ! Il le faut lourd et massif, doté d'une forte voix, d'une grosse tête, d'oreilles pendantes, d'yeux sombres et brillants, d'un poitrail large et hirsute, de pattes puissantes. On le choisira de préférence noir, afin qu'il soit "invisible la nuit et effrayant le jour". (Columelle - "de re rustica") Le dogue fait un excellent chien de garde, tout comme le mâtin napolitain - les plis de sa tête massive et son ossature lourde suffisent à faire fuir les intrus. Les chiens de garde sont associés aux Lares, Dieux protecteurs du foyer. Solidement attachés dans la journée, ils sont laissés en liberté la nuit.                                              
Mosaïque de Carthage. (Photo Mary Harrsch.)
  • le chien de combat (canis pugnax), dont le mastiff est une espèce réputée. Les légions sont accompagnées de plusieurs chiens de guerre, dressés à poursuivre les chevaux ennemis qu'ils doivent effrayer, afin de déséquilibrer les cavaliers. Lors de la conquête de la Grande-Bretagne, les Romains adoptent aussi le "pugnaces britanniae", race aujourd'hui disparue mais sans doute ancêtre du mastiff anglais, et qu'évoque l'historien Strabon. Ces chiens sont également envoyés dans l'arène, où ils affrontent toutes sortes de bêtes sauvages.                                           
Scène de chasse, mosaïque de Carthage. (Photo Mary Harrsch.)
  • le chien de chasse (venaticus canis). Toujours en Grande-Bretagne, les Romains découvrent le lévrier irlandais, qui excelle à la chasse aux loups. Il porte généralement un collier de cuir hérissé de pointes, afin de le protéger des morsures de ses proies. Si la chasse est peu considérée en Italie où elle consiste surtout à éradiquer les nuisibles, elle est en revanche prisée en Espagne, en Gaule ou en Grèce, de sorte que les lévriers et les lurchers seront importés dans tout l'Empire, à l'intention des classes les plus privilégiées. Citons également le Vertragus, lévrier d'origine orientale aujourd'hui disparu, que l'historien latin du IIème siècle Arrien décrit ainsi : "Les Vertragi doivent avoir la tête légère et bien ajustée (...) S’ils ont au-dessous du front un repli fibreux, cela même est d’un grand intérêt. Ceux-là seuls qui ont la tête lourde ne sont pas bons, ainsi que tous ceux qui ont le museau épais, se terminant en masse et non en pointe. Tels sont les caractères de beauté de la tête. Quant aux yeux, qu’ils soient grands, à fleur de tête, purs, brillants, éblouissant celui qui les regarde… "  Et le poète Grattius (contemporain d'Auguste) d'ajouter qu'il "court plus vite que l'oiseau ailé, emprisonnant les bêtes qu'il a trouvées". Mine de rien, ce chien a révolutionné la pratique de la chasse : traquant les bêtes à la vue et non au flair, il permet à son maître de pister le gibier à cheval, et pas à pieds comme c'était autrefois le cas.                                                                                                 
Bichon maltais et sa maîtresse.


  • le chien de compagnie (catula) : le chien a parfois toute sa place au sein du foyer, en tant qu'animal de compagnie, et il vit carrément dans la domus. Il n'a alors d'autre utilité que celle d'être un affectueux et obéissant petit compagnon, que l'on cajole et avec lequel on passe du temps. Ou, à la limite, c'est un accessoire de mode ou le marqueur d'un certain statut social - puisque seule les classes les plus riches de la population peuvent se permettre d'entretenir un chien qui n'a pas d'utilité précise. Ce sont surtout les femmes et les enfants qui apprécient leur compagnie : on privilégie les petits chiens, comme le Canis Melitae - l'actuel bichon Maltais, très rare, mais dont les riches romaines sont folles. De nombreuses fresques font apparaître des enfants jouant avec leur chien, et plusieurs stèles funéraires les montrent avec leur animal assis sur les genoux. A Pompéi, on a même retrouvé les restes d'un chien à côté de ceux d'un enfant. Enfin, le chien de compagnie remplit parfois une autre fonction : placé sous les couvertures dans le lit de son maître, il tient lieu de "bouillotte" lorsque celui-ci est malade.


Statue de l'enfant au chien. (Musée archéo. de Nîmes)

Si vous avez déjà été propriétaire d'un chien, vous savez sans doute que trouver un nom pour son animal peut relever du véritable casse-tête... Vous ne serez pas étonnés d'apprendre que les Romains connaissaient le même problème. Mais, tout comme nous, ils pouvaient se référer à de nombreux "guides" : le tout premier livre connu est l’œuvre de Marcus Terentius Varro, officier de l'armée romaine en Espagne. J'ai déjà cité le poète Grattius, qui rédige quant à lui une sorte de "la chasse avec un chien pour les nuls". D'autres textes répertorient les meilleurs noms pour un chien : en la matière, on n'a sans doute pas fait mieux que le "de re rustica" de Columelle. Mais Pline l'Ancien et Ovide ont également apporté leur contribution, en suggérant par exemple Absolos (noir) pour un chien de cette couleur, Dorceus (gazelle) pour une petite chienne rapide, Tigris (tigre) pour chien aux poils rayés, ou encore Ferox (Féroce) pour un chien de garde. Dans le "Satyricon" de Pétrone, l'un des chiens se nomme Scylax (chiot), monstrueux chien "gardien de la maison et de la famille", dont le maître, l'affranchi Trimalcion, déclare : "Dans cette maison, il n'y a personne qui m'aime plus que lui".  (Pétrone, "Le Satyricon", 64.) Signalons aussi que nos joyeux compagnons à quatre pattes avaient déjà droit à leurs accessoires de luxe ; outre les  colliers cloutés des chiens de chasse, Pline propose un traitement préventif fort onéreux contre la rage : il suggère d'offrir au chien un collier en or. Je pense qu'il aurait adoré le collier pour chiens proposé par Swarovksy...

Par ailleurs, les romains avaient, eux aussi, leurs anecdotes édifiantes témoignant de la fidélité de leurs chiens. En 28 avant J.C., le sénateur Savinus ayant été emprisonné, son chien l'attendit patiemment devant les geôles. Lorsque son maître fut précipité dans le Tibre par la foule, il sauta pour le secourir... Hélas, le condamné était déjà mort, et la pauvre bête ne put que s'accrocher au cadavre, qu'elle ramena à la rive. On raconte aussi que les soldats qui assassinèrent l'Empereur Galba furent contraints de tuer son chien, qui protégeait férocement son maître.

Cela étant, le Romain n'est pas toujours le meilleur ami du chien : dans les premiers temps, la brave petite bête pouvait même servir de sacrifice aux Dieux, ainsi que l'explique Pline l'Ancien. ("Histoire Naturelle" Livre XVIII). Il n'empêche : la disparition d'un chien était vécue comme un deuil à part entière, comme en attestent les tombes érigées à la mémoire des fidèles compagnons.

Stèle funéraire de la chienne Helena. (Photo Psalakanthos)

LE CHAT.


                                       Bizarrement, le chat n'est pas un animal très fréquent dans l'antiquité romaine, excepté dans la haute société, directement influencée par l'Orient, où la culture égyptienne est très prégnante. Chargé de chasser les souris, il souffre de la concurrence de la belette, grande prédatrice de rongeurs.

Il y a des gens "à chiens" et des gens "à chats" : les Romains étaient de toute évidence un peuple "à chiens". Et à oiseaux, comme nous allons le voir plus loin... Dans les deux cas, voilà qui ne facilitait pas l'adoption des chats, perçus au mieux comme une nuisance, au pire comme une menace. Un seul exemple suffit : il existe dans la maison du Faune, à Pompéi, une superbe mosaïque montrant un chat trucidant joyeusement un oiseau. Sauf qu'il ne s'agit nullement de la célébration de cette chasse féline, mais bel et bien un hommage au volatile chéri, tragiquement décédé !

La fameuse fresque de Pompéi... (Photo Mary Harrsch)


Allez, ne soyons pas chiens : il y a quand même la déesse de la liberté, Libertas (comme le nom l'indique), qui affectionnait les félidés. Et c'est justement la raison pour laquelle Spartacus, l'esclave qui fit vaciller la république romaine, aurait choisi le chat comme emblème de la rébellion ! (A vérifier : je n'ai trouvé que deux ou trois références.) Décidément, le pauvre félin n'a pas eu de chance ! Dans ces conditions, ne nous étonnons pas que Jules César ait souffert d'ailurophobie - la phobie des chats. Ce qui demeure un mystère, c'est s'il est parvenu à surmonter sa peur pour les beaux yeux de Cléopâtre...

LES OISEAUX.


                                      Je viens de le dire : mis à part les chiens, les oiseaux sont les grandes stars du bestiaire domestique romain. Il y en a de toute sorte, et les Romains les adorent. Ils ont bien sûr une fonction religieuse - les augures interprètent leur vol (si les oiseaux arrivent du côté gauche -sinistra - le présage est mauvais ; s'ils viennent du côté droit - dextra - le présage est favorable) et observent l’appétit des poulets sacrés. On rencontre aussi des oiseaux de basse-cour, chez les gens modestes comme chez les plus aisés : coqs, poules, pigeons, faisans sont élevés avant d'être consommés.

Fresque murale montrant un paon. (Photo Ian Scott)

Mais les classes les plus favorisées apprécient également les oiseaux destinés à agrémenter les jardins comme les paons, canards, cygnes, oies, grues - Octavie, la sœur de l'empereur Auguste, possédait paraît-il un nombre impressionnant de paons - et les oiseaux de compagnie. Parmi eux, les plus courants sont les oiseaux présents dans la faune locale, que l'on essaie d'apprivoiser. Certains sont conservés dans de luxueuses volières (parfois en or), comme les chardonnerets ou les rossignols dont on admire le chant, tandis que d'autres vivent en liberté dans la domus, à l'instar des coqs, des perdrix ou des cailles, qui vont jusqu'à picorer dans le triclinium !

Coq en train de picorer. (Photo www.augustaaurica.ch)
 
 Le corbeau est une espèce très populaire, grâce à l'empereur Auguste qui en a lancé la mode. Deux petites anecdotes amusantes méritent d'être racontées à ce sujet... Toutes deux sont extraites des "Saturnales" de Macrobe (Livre II) :

"Lorsqu'il retournait triomphant, après la victoire d'Actium [sur Marc Antoine et Cléopâtre], parmi ceux qui venaient le féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots : "Ave, César, victorieux Imperator." Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille sesterces. Un camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât : quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris: "Ave, Antoine, victorieux Imperator." Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent partagées entre les deux camarades." (Les Saturnales, Macrobe, II)

"Une autre fois, salué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pauvre cordonnier à instruire un corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait souvent à l'oiseau, qui restait muet : "J'ai perdu mon argent et ma peine." Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit :"J'ai chez moi assez d'oiseaux qui saluent de la sorte." Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aussitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire à son maitre lorsqu'il se plaignait : "J'ai perdu mon argent et ma peine." A ces mots, Auguste sourit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun autre." (Les Saturnales, Macrobe, II)

De fait, les Romains raffolent des oiseaux auxquels ils peuvent apprendre à parler. Néron en possédait plusieurs, capables de parler le Latin comme le Grec. A ce titre, certains oiseaux exotiques sont très prisés des plus riches : on paye à prix d'or des mainates et des perruches. Certains Sénateurs s'amusent même à venir au Sénat avec leur perroquet.

Enfant assis, jouant avec un coq. (Photo Musée du Louvre)

Et quand un oiseau domestique meurt, on touche pratiquement à la tragédie : certains propriétaires demandent à ce que les cendres du défunt volatile soit placées dans la tombe familiale, et de nombreuses stèles représentent des oiseaux nourrissant leur progéniture - thème par ailleurs fréquent dans l'art romain.

Stèle funéraire d'une petite fille, représentée avec une colombe. (Ph : Dylan Meconis)

LE CHEVAL.


Inutile de préciser que le cheval est un animal extrêmement fréquent : principalement pratique, il sert bien sûr au transport (en attelage ou monté par un cavalier), à l'armée (où il est réservé aux officiers), parfois à la chasse, en tant que bête de trait dans les fermes, et évidemment aux courses de chars, dont les Romains sont des fans. Mais le cheval reste un animal coûteux, du reste étroitement associé à la notion de pouvoir, puisque l'ordre équestre représente l'un des ordres les plus prestigieux de la société romaine. L'apprentissage de l'équitation fait partie de l'éducation du jeune Romain de bonne famille, qui apprend non seulement les rudiments de l'équitation, mais aussi à monter à crû. L'équitation est plus généralement pratiquée par les hommes, et rares sont les témoignages faisant état de cavalières.

Le cheval n'a donc rien d'un animal de compagnie - à l'exception, peut-être, du fameux Incitatus, le cheval de l'empereur Caligula. Faut-il vraiment y revenir ?! Et bien dans ce cas, citons Suétone :
 "Il lui fit faire une écurie de marbre, une crèche d'ivoire, des housses de pourpre et des licous garnis de pierres précieuses. Il lui donna un palais, des esclaves et un mobilier, afin que les personnes invitées en son nom fussent reçues plus magnifiquement. On dit même qu'il voulait le faire consul." (Suétone - "Vies des 12 Césars" - Caligula, LV) 
Caligula et Incitatus.

Certains y voient une preuve supplémentaire de la folie de Caligula, tandis que d'autres (dont je suis) pensent qu'il s'agissait pour lui d'humilier les sénateurs, avec lesquels il était en conflit permanent. Une manière de leur dire, en quelque sorte : "Vous n'êtes un ramassis de vieillards cacochymes inutiles, et même mon cheval pourrait vous remplacer..." O.K. : si cette hypothèse est la bonne, ce brave Caius n'était pas très diplomate, et on sait comment ça s'est terminé...


Caligula et Incitatus - photo tirée de la série "Moi Claude, Empereur."

LES POISSONS.

 

Mosaïque romaine. (Photo Mary Harrsch)
Les poissons sont également très populaires et, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ils ne sont pas uniquement considérés sur le plan alimentaire - bien qu'ils soient souvent péchés ou élevés dans des viviers dans le but d'être consommés. Mais, riches comme pauvres, les Romains sont des aquariophiles convaincus : on possède des poissons d'eau douce et, si l'on a les moyens, on se fait construire un bassin d'eau salé, afin d'élever des espèces plus rares. Il ne s'agit pas seulement de décorer les jardins : les Romains tentent véritablement de dresser leurs poissons, qu'ils cajolent, dont il tente d'être reconnus, et auxquels ils offrent des colliers et autres bijoux en signe d'affection. Antonia Minor aurait même accroché des boucles d'oreilles aux ouïes d'une murène, qu'elle avait réussi à apprivoiser... (Pline l'ancien, "Histoire Naturelle", livre LV)







Le pionnier de l'aquariophilie fut un ancien consul, qui pleura la mort de ses poissons comme s'il s'était agi de ses propres enfants. Certains virent même dans cette tragique disparition la cause directe de son décès, un an plus tard : le malheureux en aurait eu le cœur brisé... Quant à Vedius Pollion, ami d'Auguste, il était connu pour son vivier de murènes, qu'il nourrissait de chair humaine, précipitant dans le bassin les esclaves qui lui avaient déplu ! Il était très fier de l'un de ses poissons, qui atteignit l'âge vénérable de 60 ans... Pas sûr qu'un seul de ses esclaves aient pu en faire autant.

Et puisque j'en suis aux anecdotes, laissons Pline l'Ancien nous raconter celle du Flipper le dauphin romain :

"Sous le règne du dieu Auguste, un dauphin mis dans le lac Lucrin prit en amitié l'enfant d'un pauvre : cet enfant, allant habituellement de Baies à Putéoles pour se rendre aux écoles, s'arrêtait vers midi sur la rive, l'appelait du nom de Simon, et l'alléchait en lui jetant des morceaux de pain, qu'il portait dans cette intention. Je n'oserais rapporter ce fait, s'il n'était consigné dans les écrits de Mécène, de Fabianus, de Flavius Alfius et de plusieurs autres.
A quelque heure du jour qu'il fût appelé, eût-il été caché au fond des eaux, le dauphin accourait : ayant reçu sa portion de la main de l'enfant, il lui présentait son dos pour qu'il y montât, et cachait ses aiguillons comme dans une gaine. Il le portait ainsi jusqu'à Putéoles à travers un grand espace d'eau, et le ramenait de la même façon. Cela dura plusieurs années, jusqu'à ce qu'enfin, l'enfant étant mort de maladie, le dauphin, qui venait de temps en temps au lieu accoutumé, triste et affligé, succomba à son tour, victime (ce dont personne ne douta) des regrets qu'il éprouvait." (Pline l'ancien, "Histoire Naturelle", IX-8)

Mosaïque d'Ostie. (Photo Ortygia)

                                      Cette affection - apparemment réciproque - pour les poissons se retrouve dans l'art, puisque l'animal est représenté sur de nombreuses mosaïques, dont l'extraordinaire réalisme et la précision quasi-scientifique permet même souvent d'identifier l'espèce en question. Pour conclure, sachez enfin que le poisson apparaît souvent dans l'art funéraire romain, en tant que symbole d'immortalité.

LES ANIMAUX EXOTIQUES ET LES NAC.


                                       Jusqu'ici, les pratiques ont beau parfois étonner, les animaux en eux-mêmes n'ont rien de vraiment surprenant : chiens, chats, oiseaux, poissons... Rien que du très normal n'est-ce pas ? Oui, sauf que les Romains sont comme nous : certains d'entre eux adoptent tout et n'importe quoi ! Je dirais même qu'avec nos furets, nos geckos, nos tortues, nos hamsters et nos gerbilles, nous sommes des petits joueurs...

Pour commencer, les serpents non venimeux sont souvent les bienvenus : on leur prête des vertus protectrices, et on peint souvent un serpent sur le mur de sa maison. L’empereur Tibère lui-même possédait et nourrissait dans sa main un petit serpent apprivoisé - ou un lézard, selon les sources, ce qui me conduit à supposer qu'il pourrait s'agir d'un orvet.

Orvet. (Photo FlickR Laurent Lebois.)

Plus bizarre encore, il arrive, à la campagne, que l'on offre une biche ou un cerf à l'être aimé ! On pare alors la bête d'ornements divers, afin d'avertir les chasseurs qu'il s'agit d'un animal domestique, et pas d'une proie putative...

Un ours, un poisson... et une grenouille ! (Photo Antmoose)
 
Nous l'avons vu en introduction : les animaux exotiques sont surtout envoyés dans les arènes, où ils sont joyeusement massacrés. Mais certains riches excentriques sont prêts à payer très cher - bien plus cher qu'un esclave - pour s'offrir un animal original. Outre les oiseaux exotiques, certains achètent ainsi des singes, animaux rares et très onéreux, dressés pour leur amusement. Certaines sources mentionnent ainsi des singes habillés en soldats, conduisant des chars tirés par des chèvres ! Mais les enfants attellent de la même manière des souris, qui tractent des petits wagons de la taille de boîtes d'allumettes... Ce n'est jamais que le même procédé, avec des animaux plus gros !

Mais la palme revient quand même à l'empereur Valentinien Ier (364-375). Outre son excentricité, je vous laisse juger de sa cruauté : on prétend qu'il gardait enchaînés, près de sa chambre, deux énormes ours bruns. De temps en temps, l'empereur leur donnait en pâture un criminel, et s'amusait à les regarder déchirer et dévorer leur proie.

L'empereur Valentinien Ier.

CONCLUSION.


                                       Dans les rues de Rome, sur les pièces de monnaie, sur des céramiques, des mosaïques, peints sur les murs des maisons : les animaux étaient omniprésents dans la vie quotidienne sous la Rome antique. Il est facile de déduire de cette profusion de représentations que les Romains aimaient véritablement leurs animaux, et ne les considéraient pas seulement du point de vue utilitaire.

Mosaïque aux colombes. (Photo Mary Harrsch)

Les sculptures, en particulier, retiennent l'attention : le soin apporté aux détails - ailes déployées, texture du poil, brillance des écailles, expressivité du regard - suggère l'attention accordée à ces bêtes. Les statues de chiens, ou celles d'enfants s'amusant avec leurs animaux témoignent plus encore d'une affection et d'une tendresse bien éloignée du stéréotype du Romain cruel, fervent spectateur des massacres de l'arène.

Enfant jouant avec une oie. (Photo Hannah Swithinbank)
 
Et pourtant, les deux images ne sont pas incompatibles : sans doute le même Romain, qui avait vigoureusement applaudi au massacre d'une panthère lors d'une venatio sanglante, flatte-t-il son mastiff en rentrant chez lui, ou savoure-t-il les trilles joyeuses de son rossignol, à l'ombre de son péristyle...