mercredi 29 mai 2013

CAPES de Lettres Classiques : Les Langues Mortes Bougent Encore !

                                        Je me fiche de la politique, et je ne suis pas une "pétitionneuse" acharnée ; pourtant je vous invite aujourd'hui à prendre connaissance de la pétition (ici), que j'ai moi-même signée, lancée par Robert Delord, webmestre du site Latine Loquere et enseignant en lettres classiques au collège-lycée de Diois.

                                        A l'heure où la loi Fioraso, autorisant l'enseignement supérieur en langues étrangères, est en discussion à l'Assemblée nationale et fait l'objet d'un vif débat dans les milieux concernés, une autre polémique, plus confidentielle, agite depuis quelques semaines la toile et, bien que modestement, commence à être relayée dans les médias. Il souffle en effet un vent de révolte chez les enseignants en lettres classiques.


La réforme du CAPES.


                                        L'objet de leur colère, la réforme du CAPES de lettres classiques, annoncée par décret le 19 Avril dernier. Résumons brièvement les faits : jusqu'à présent, il existait un CAPES de Lettres Modernes et un CAPES de Lettres Classiques. Désormais, les deux seraient fusionnés en un seul  concours, et les étudiants choisiraient ensuite entre deux options distinctes - lettres classiques ou lettres modernes.

                                        Simple réforme à priori, et le ministère de l’Éducation nationale se défend, dans un communiqué, de vouloir jouer les fossoyeurs de l'enseignement des langues et cultures anciennes : "Le Capes de lettres classiques n’est en aucun cas remis en cause. [...] Au contraire, le nouveau Capes de lettres a conservé toute la part de lettres classiques à l’écrit comme à l’oral dans le cadre de l’option lettres classiques." Dans ce cas, on pourrait s'interroger sur la pertinence d'une  telle refonte... Mais passons.

                                        Car en réalité, cette réforme a priori anodine est bien plus lourde de conséquences qu'il n'y parait. Voilà déjà plusieurs décennies que le Latin et le Grec, relégués au rang de simples options en collège et lycée, sont malmenés par les gouvernements successifs - toute orientation politique mise à part. Étonnant quand on sait que nombreux sont les ministres de la Culture ou de l’Éducation qui, pourtant, ont eux-mêmes reçu une formation de Latiniste, comme par exemple Mme Audrey Fillipetti... Mais, entre des durées de cours réduites, des plages horaires inconfortables (Ah ! Le cours de Latin entre 12h et 14h, ou le Vendredi à 17h !), voire même une limitation du nombre d'élèves dans certains établissements, on en vient à se demander qui veut la peau du Latin et du Grec. Sans même mentionner la Dotation Horaire Globale (DHG), en diminution constante et qui, privilégiant le financement des matières obligatoires, n'accorde plus que des miettes aux enseignements optionnels...



                                        Il y a le feu à la maison "Lettres Classiques", mais cela fait donc bien longtemps que l'incendie s'est déclaré. Reste que la dilution du CAPES de Lettres Classiques dans un CAPES de lettres global allume un nouveau foyer. Pourquoi ? D'abord parce qu'en modifiant le statut des Lettres Classiques, qui passent de filière à simple option, on dévalorise les matières et leur fait perdre en visibilité. Pour reprendre les mots de la CNARELA (Coordination nationale des associations régionales des enseignants de langues anciennes) citée par Rue89, "si l’on veut que des jeunes se destinent à l’enseignement des langues et cultures de l’Antiquité, il faut cesser de leur rendre difficiles d’accès ces enseignements dans le secondaire comme dans le supérieur." J'irai plus loin : si l'on veut éviter que les jeunes ne se ferment à tout un pan de notre culture et de notre identité, il faut leur donner les moyens, l'envie et la motivation d'apprendre le Latin et le Grec.

                                        Le fait de créer deux options distinctes pose également la question du nombre de postes de professeurs de lettres classiques. En effet, l'arrêté stipule que les deux options de ce nouveau CAPES feront l'objet de deux classements distincts, mais omet de préciser s'il existera un nombre de postes précis pour chacune des deux filières, ou un chiffre global aux deux options. De plus, la filière "Lettres Classiques" reste enfermée dans son domaine ("Langues et cultures de l'Antiquité."), tandis que l'étudiant ayant opté pour les "Lettres Modernes" aura le choix entre plusieurs options (Français langue étrangère, littérature et langue françaises, cinéma, théâtre et... Latin pour lettres modernes !) Dans ce dernier cas, il paraît évident qu'un chef d'établissement sera plus enclin à choisir un enseignant susceptible d'assurer des cours de théâtre ou de FLE, plutôt qu'un prof de lettres classiques cantonné à une seule spécialité. Et quel étudiant, aussi motivé soit-il, sera prêt à sacrifier l'assurance d'un poste sur l'autel des langues anciennes ?

                                        On me rétorquera néanmoins que le concours conserve une option Latin dans le cursus "Lettres modernes". Une option, donc facultative, qui ne saurait se substituer à un enseignement spécifique et ne saurait, à mon avis, suffire à former des profs de Latin. Quant au Grec, il disparaît tout bonnement... Plus de prof, plus de cours en collège et lycée et, à terme, de moins en moins d'étudiants susceptibles de s'engager dans cette voie.

Pourquoi appendre le Grec et le Latin ?


                                        A ce stade, je subodore que nombre d'entre vous ne se sentent guère concernés par cette disparition programmée du Grec et du Latin, consécutive à cette dilution du CAPES de lettres classiques. Et quelque part, je peux le comprendre : langues "mortes", le Latin et le Grec passent souvent pour des matières "poussiéreuses", qui n'apportent finalement pas grand-chose dans la formation des élèves ou étudiants. C'est une grave et grossière erreur. J'ai déjà eu l'occasion d'expliquer pourquoi la maîtrise du Latin et du Grec demeuraient, à mon sens, des atouts majeurs à l'heure de comprendre le monde, nos modes de pensées, l'Histoire et la culture qui ont façonné les Hommes que nous sommes aujourd'hui, issus du brassage des civilisations millénaires qui nous ont précédés et nous ont construits. (Voir ici)




                                        Même de façon anecdotique, ces langues anciennes sont présentes dans notre vie quotidienne, qu'il s'agisse du vocabulaire médical, informatique, technique, ou comme source de la plupart des langues comme le Français, l'Allemand, l'Anglais, l'Espagnol, etc. Plus prosaïquement, nous sommes entourés d'allusions à l'Antiquité : nous naviguons sur des "forums" de discussion en buvant du lait Lactel, nous visitons le "Caesars Palace" à Las Vegas avant d'aller admirer le Capitole de Washington, nous plaçons "Spartacus" au panthéon de nos séries préférées en mangeant un Magnum... Autant de références qui démontrent la prégnance des cultures antiques dans notre société. Mais plus sérieusement et au-delà de cet aspect, dont je conviens de la futilité, laissez-moi citer ici le poète sénégalais Léopold Sedar Senghor :
"Les langues à flexion que sont le Grec et le Latin ont essentiellement une syntaxe de subordination, quand nos langues agglutinantes d'Afrique et d'Asie du Sud (...) ont par nature une syntaxe de juxtaposition et de coordination. (...) Ce qui définit le génie latin, c'est son besoin de rationalité et son souci d'efficacité. Rationalité, efficacité, ce sont précisément les exigences de la civilisation moderne."  (L.S. Senghor, "Les Humanités gréco-latines et la Civilisation de l'Universel", cité par le "Petit Dictionnaire Du Latin d'Aujourd'hui.")
Le Latin, donc, comme moyen d'apprendre à structurer la pensée, à se former aux exigences du marché du travail, de l'entreprise et de la société actuelle.

                                        Pour conclure, je me permets de préciser que je n'ai étudié le Latin qu'au collège, avant de l'abandonner au Lycée où, en raison des horaires des cours, il m'était impossible d'en poursuivre l'apprentissage. (C'était Langue vivante 2 ou Latin !) Des années après, en me passionnant pour l'Antiquité romaine, j'ai commencé à lire les traductions des auteurs antiques, et j'ai vite réalisé tout ce que je perdais en étant obligée de faire l'impasse sur les versions originales : la précision du terme, la musicalité de la langue, la structure de la pensée. J'ai donc entrepris de me remettre au Latin, toute seule dans mon coin et, malgré les difficultés, c'est un plaisir inépuisable que de se plonger dans des textes, tâcher d'en découvrir le sens, redécouvrir une pensée millénaire et pourtant toujours actuelle. Je ne suis pas prof, je n'ai aucun intérêt à hurler avec les loups ou à critiquer une initiative qui, finalement, ne me concerne même pas directement. Simplement, je voudrais que les élèves puissent avoir le choix, et qu'ils ne soient pas privés de la joie que me font ressentir Ovide, Martial, Tite-Live, Catulle ou Horace.


                                        C'est la raison pour laquelle j'ai signé la pétition lancée par Robert Delord. C'est une des raisons pour lesquelles vous pourriez la signer. Ou, plus prosaïquement, pour sauver des disciplines indispensables à la construction intellectuelle et sociale des jeunes, futurs acteurs du monde de demain...





LIENS UTILES : 


  • Dossier : La Métamorphose du Capes de Lettres Classiques par Robert Delord et Marjorie Lévêque - ici.
  • Arrêté du Ministère de l’Éducation Nationale : ici.
  • Détails du nouveau CAPES : ici.
  • Lettre ouverte de la CNARELA : ici.
  • Et toujours la site Latine Loquere : ici.

Et surtout, pétition lancée par Robert Delord : ICI.

dimanche 26 mai 2013

Religion Romaine : Le Grand Pontife.

                                       Empereur : un mot bien pratique pour désigner les dirigeants successifs de Rome à partir d'Auguste, dérivé en fait du titre d'Imperator qui n'était qu'une des fonctions, apparaissant dans la titulature officielle, accaparée par ces "empereurs". Ce n'était évidemment pas la seule et, entre autres, tous ou presque se sont auto-proclamés "Pontifex Maximus", Grand Pontife - c'est l'abréviation P.M. que l'on retrouve dans la titulature et sur les pièces de monnaie. Évidemment, voilà qui soulève quelques questions : qu'est-ce qu'un pontife ? Quel est son rôle ? A quoi correspond exactement cette fonction ? Et pourquoi diantre nos Empereurs, qui avaient déjà fort à faire, ont-ils jugé bons de s'octroyer ce titre ? 


L'Empereur Auguste en Grand Pontife. (Photo Mary Harrsch.)

Quelques généralités sur les pontifes.


                                       Étymologiquement, le mot pontife désigne "celui qui fait un pont". Reste qu'on peut l'interpréter de deux manières : soit dans un sens symbolique, qui fait du pontife l'homme responsable du lien entre les hommes et les Dieux ; soit dans un sens littéral, puisque les pontifes étaient peut-être chargés, aux origines de Rome, de l'entretien du pont sacré, le Sublicius. Il existe cependant d'autres hypothèses, selon lesquelles le mot serait une déformation de "pompifex" (chef de processions publiques), ou encore issu d'un mot étrusque ou sabin désignant un prêtre.

                                       Fondé par le deuxième roi de Rome, Numa Pompilius, le collège des Pontifes (Collegium Pontificum)  comptait à l'origine 3 ou 5 membres, et remplissait sans doute un rôle de conseil en matière religieuse. Les pontifes étaient alors élus pour cinq ans. Tite-Live raconte que Numa avait élaboré dans le détail les rituels religieux, du moment des sacrifices à la manière dont ils devaient être effectués, en passant par la surveillance des fonds, l'autorité de l’État sur les pratiques publiques et privées, l'instruction de la population ou l'expiation des prodiges. Numa Pompilius, qui a consacré le premier autel à Jupiter Elicius sur la colline de l'Aventin, passe pour le fondateur de la religion romaine : il aurait transmis ses instructions au premier Grand Pontife, Numa Marcius.

                                       Sacerdoce le plus important de l'antiquité romaine, le collège des pontifes a notablement évolué au fil du temps. Il était composé des Pontifes, du Rex Sacrorum (fonction créée à la chute de la monarchie en -510, pour remplacer le roi dans les offices religieux), des flamines affectés au culte d'un seul Dieu du panthéon romain et des Vestales.

                                       Au départ choisis exclusivement parmi les Patriciens - jusqu'à ce que la Lex Ogulnia (300 avant J.C.) n'ouvre la fonction aux plébéiens - les pontifes occupèrent bientôt la charge à vie. Ils siégeaient dans la Regia, qui faisait autrefois partie de l'ancien palais royal. Pendant de courtes périodes, ils ont été élus par les comices tributes mais, dans la plus grande partie de l'Histoire de Rome, ils étaient recrutés par cooptation. Leur nombre passa à 9 sous le Lex Ogulnia, puis 15 sous Sylla en 81 avant J.C. et 16 à l'époque de Jules César.


Denier de Jules César. Sur la droite figurent le Simpulum, l'aspergillum, la securis et l'apex.


                                       Sur les pièces de monnaie, les pontifes sont représentés avec divers insignes, figurant les instruments des cultes et sacrifices rituels : la plupart du temps, seul le simpulum (sorte de cuillère à long manche servant à puiser le vin lors des libations) apparaît, mais figurent aussi parfois le secespita (couteau à lame de fer), le securis, l'apex (bonnet de cuir), et une sorte de goupillon appelé ultérieurement l'aspergillum.



Le Simpulum.

Rôle des pontifes.


                                       Par rapport à l'idée que l'on se fait généralement des religions, celle pratiquée par les Romains avait ceci de particulier qu'elle consistait moins en un ensemble de croyances et de dogmes qu'en une série de prescriptions et de pratiques rituelles, indispensables à la bonne marche de la vie publique comme de la vie privée et garantes de la pax deorum, la paix entre les Dieux et les hommes. En un sens, la religion romaine tenait presque de la superstition, au point qu'on recommençait depuis le début le rituel ou la cérémonie, au moindre manquement lors de son exécution, et ce autant de fois que nécessaire. C'est dire si le rôle des pontifes était primordial, puisque leur tâche principale était justement de maintenir cette pax deorum. Pour résumer, ils étaient les représentants de toutes les divinités reconnues à Rome et veillaient à la bonne observance des pratiques religieuses dans toutes les cérémonies, publiques comme privées.

Monnaie à l'effigie de Tibère. (au revers, l'inscription "Pontif. Maxim.")

                                       Parmi les diverses fonctions qu'ils remplissaient, certaines étaient sacrificielles ou rituelles : ils consacraient les Temples et décidaient de la tenue des Jeux séculaires, par exemple. Cependant, leur véritable pouvoir résidait dans l'administration et l'interprétation du divinum jus ou droit religieux : les décisions des pontifes formaient un corpus qui résumait le dogme de la religion romaine, et affectait donc l'ensemble de la société. Les pontifes réglaient le culte public et ordonnaient les cérémonies sacrées; géraient le calendrier et déterminaient les jours néfastes ou fastes ; conseillaient le Sénat dans les affaires religieuses ; assistaient les magistrats dans leurs devoirs cultuels ; décidaient de la consultation des Livres Sibyllins et de la tenue de cérémonies expiatoires ; réglaient les différends en matière de religion; châtiaient les fautes contre les divinités adorées dans l'Empire; tenaient les archives en consignant les faits notables dans les Grandes Annales; surveillaient la morale publique, etc. 


Le grand pontife.


                                       Le collège des pontifes était présidé par le Pontifex Maximus (littéralement "Le plus grand pontife"), qui occupait le plus haut poste dans la religion d’État. Chargé de surveiller les activités des autres pontifes, il était au départ frappé par l'interdiction de quitter l'Italie, tabou sacré qui finit cependant par tomber. Il résidait dans la Domus Publica, entre la maison des Vestales et la Sacra Via , à proximité de la Regia sur le Forum . Il fut d'abord nommé à vie par ses pairs, puis élu par le peuple via l'assemblée des Comices. Cependant, les pontifes gardèrent toujours la main sur cette élection...


Vestale flagellée par le Grand pontife. (© Palazzo Milzetti - Faenza)

                                       Le grand pontife était beaucoup plus qu'un simple prêtre. Nous avons vu les immenses prérogatives détenues par les Pontifes : le premier d'entre eux exerçait certes une autorité religieuse (Il présidait les comices chargées d'élire les prêtres et les Vestales, nommait les flamines et le rex sacrorum, et détenait toute autorité sur l'ensemble du clergé.) mais aussi et surtout politique. Outre le fait qu'il pouvait cumuler le sacerdoce avec un mandat, un seul exemple suffira à s'en convaincre : le grand pontife était responsable du calendrier romain, auquel il pouvait ajouter des mois intercalaires afin de synchroniser l'année civile avec les saisons. Or, le mandat d'un magistrat correspondant justement à une année civile, un pontife avait la possibilité de prolonger l'année lorsque l'un de ses alliés politiques ou lui-même était au pouvoir, ou au contraire refuser de l'allonger lors du mandat d'un adversaire. On imagine aisément les abus possibles, et surtout l’intérêt que pouvait revêtir la charge eux yeux d'une personnalité de premier plan. Jules César, notamment, devint pontife en 73 avant J.C. et grand pontife dix ans plus tard - charge qu'il occupa jusqu'à sa mort.

Le grand pontife sous l'Empire.


                                       Suite à l'assassinat de Jules César en 44 avant J.C., son allié Lépide obtint la charge de grand pontife. Personnage falot, il tomba en disgrâce après la guerre entre Octave / Auguste et Marc Antoine mais, bien qu'exilé par le nouvel Empereur, il conserva la fonction sacerdotale jusqu'à sa mort en 13 avant J.C. Auguste fut alors choisi pour lui succéder. L'Empereur contrôlait donc la vie religieuse officielle et nommait les autres pontifes, de sorte que le bureau impérial avait désormais la main-mise sur l'ensemble de la religion romaine, et l'obtention de la charge et l'accession au sacré collège étaient considérées comme un signe de la faveur impériale.

L'Empereur Auguste procédant à un sacrifice.

                                       A la suite d'Auguste, la fonction de grand pontife échoira à tous les Empereurs, et perdra graduellement sa spécificité pour devenir un simple titre traduisant l'autorité impériale sur la religion et l'aspect sacré de ses droits et ses pouvoirs. Si, dans les premiers temps de l'Empire, l'attribution de la charge demeura une décision constitutionnelle postérieure et distincte de l'accession d'un homme à la Pourpre, l'Empereur recevra ensuite le titre dès son avènement, en même temps que le reste de ses pouvoirs. La fonction demeure indivisible et unique : en 161 par exemple, Marc Aurèle et Lucius Verus partagèrent le titre d’Empereur, mais seul le premier occupa la charge de grand pontife. En revanche, un promagister exerçait les fonctions de grand pontife en lieu et place des empereurs en leur absence. Il fallut attendre 238 pour que soient nommés deux grands pontifes en même temps : lorsque Balbin et Maxime Pupien devinrent empereurs, la charge et le titre leur furent attribués simultanément. Dès lors, il en fut de même au cours des derniers siècles de l'Empire. Par ailleurs, vers le milieu du III ème siècle après J.C., la diminution progressive des sénateurs païens candidats au collège des pontifes conduisit à un relâchement des règles, en permettant notamment à plusieurs membres d'une même gens d'accéder à la charge.


L'Empereur Gratien.

                                       Même les premiers empereurs chrétiens, comme Constantin Ier, continuèrent de porter le titre de grand pontife. Les dernières inscriptions faisant état d'empereurs assumant la charge concernent Valentinien I , Valens et Gratien. C'est ce dernier qui abandonna définitivement le titre en 376 ou 382, alors qu'il entendait lutter contre les religions païennes. Après lui, aucun Empereur ne le portera plus.

Du grand pontife au souverain pontife.


                                       En 381, le décret de Théodose Ier fit du christianisme la religion officielle de l' Empire romain. Le mot "pontife" devint alors un terme utilisé pour désigner les évêques chrétiens, y compris l'évêque de Rome. Le titre de "Pontifex Maximus" sera plus tard appliqué au Pape, en tant que "chef" des évêques.

                                       Selon l'Encyclopædia Britannica, le pape Léon Ier (440-461) serait le premier à avoir adopté le titre de "souverain pontife", afin de  mettre l'accent sur l'autorité civile de la Papauté et la continuité du pouvoir impérial. Pour d'autres, on devrait cette décision symbolique à Grégoire Ier (590-604), ou encore à Sirice (384-399).


Le Pape Jules III, avec le titre de "Pontifex Maximus".

                                       Aujourd'hui encore, le titre de Pontifex Maximus ou souverain pontife désigne le Pape, dont le  son règne est connu sous le mot de "pontificat". Bien que non inclus dans sa titulature officielle, il est utilisé dans certains documents (comme les encycliques) et apparaît sur des bâtiments ou  sur les monnaies papales.

Pièce de monnaie à l'effigie de Benoît XVI, ex-souverain pontife...

mercredi 22 mai 2013

Agenda : 3eme Forum Du Livre Peplum.

                                        Vous ai-je déjà parlé de mon amour pour les livres ? Oui, je me souviens vous avoir narré mes raids à la FNAC et dans les librairies, le péril auquel m'exposent mes bibliothèques surchargées (je crains toujours qu'elles s'effondrent sous le poids des volumes entreposés, m'étouffant sous une avalanche), mon addiction aux bouquins de toutes sortes... Quand cette obsession se conjugue à mon autre passion - à savoir l'Antiquité romaine - ma névrose atteint son paroxysme. C'est vous dire si je suis remontée à bloc, à l'approche de la troisième édition du "Forum Du Livre Péplum".





                                        Organisé par l'association Carpefeuch (dont j'ai l'honneur, le plaisir et l'avantage de faire partie), l'évènement se tiendra au collège Feuchères de Nîmes, le Samedi 1er Juin prochain. Comme son nom l'indique, il s'agit d'une journée consacrée aux livres ayant pour thème l'Antiquité (romaine en particulier), placée cette année sous l'égide de Néron, puisque la célèbre BD "Murena", qui met en scène l'inénarrable Empereur, sera en vedette. Vous pourrez donc y rencontrer l'un de ses auteurs, Philippe Delaby, ainsi que d'autres écrivains, historiens, etc. : Claude Aziza, Jean-Pierre Adam, Francis Dieulafait, Laurent Sieurac (voir ici la critique de son excellentissime "Arelate") et Eric Teyssier. Tous dédicaceront leurs ouvrages, mais seront aussi proposés à la vente de nombreux autres livres, en partenariat avec le Bédéphile, la librairie Siloë et la librairie Tessier.

                                        Il paraît toutefois que certains ne goûtent guère la lecture... Ça me dépasse mais, que voulez-vous? C'est ainsi. Ils ne sont pas oubliés pour autant : des démonstrations de combats de gladiateurs par l'association Ars Maiorum, des conférences éclectiques (voir programme ci-dessous), des jeux pour les enfants, des ventes de DVDs, une tombola... Largement de quoi passer une excellente journée ! Surtout, l'association Carpefeuch propose deux séances de cinéma, à ne surtout pas rater :
  • "Ben Hur" de William Wyler, en copie numérique restaurée, présenté par Claude Aziza. Au Cinéma le Forum du centre ville, Vendredi 31 Mai à 19H45.
  • "La Chute de l'Empire Romain" d'Antony Mann. Au Novotel Atria, Samedi 1er Juin à 20H00.

                                        Concernant "Ben-Hur", il s'agit d'une séance tout public, aux tarifs habituels. En revanche, l'entrée pour la projection de "La Chute de L'Empire Romain" est gratuite, mais vous devez contacter l'association Carpefeuch afin de réserver vos places. Tous les renseignements se trouvent à la fin de ce post.

En espérant vous voir nombreux et nombreuses à ce 3ème Forum du Livre Péplum... et au plaisir de vous y rencontrer !






3ème FORUM DU LIVRE PEPLUM - Entrée Libre.
Samedi 1er Juin 2013 de 9H00 à 18H30.
Collège Feuchères - 3 avenue Feuchères - 30000 Nîmes.

Contact :
Blog : http://association.carpefeuch.over-blog.com/
E-mail : association.carpefeuch@laposte.net

Séances de Cinéma :
"Ben-Hur" au cinéma Kinépolis Forum Centre Ville - 3 rue Poise , 30000 Nîmes - 04 66 67 29 94
Vendredi 31 Mai à 19H45.  Réservations à partir du 27 Mai.

"La Chute de L'Empire Romain" au Novotel Atria - 5 bd de Prague, 30000 Nîmes.
Samedi 1er Juin à 20H00. - Réservations auprès de Carpefeuch.

 

mercredi 15 mai 2013

Coup De Cœur : Les Lampes A Huile De Tigre.

                                       Il y a quelques temps, je vous ai proposé un article sur les lampes à huile. Mes connaissances en la matière ne se sont pas étoffées depuis, et je connais surtout le sujet à travers mes lectures, et grâce aux échanges avec des artisans passionnés, qui créent avec beaucoup de talent des reproductions de modèles antiques. Suite à ce billet, j'ai été contactée par quelques personnes, qui fabriquent elles-mêmes leurs propres lampes, selon les techniques millénaires, déjà utilisées par les artisans de la Rome antique.

                                       Parmi eux, il en est un dont la démarche atypique m'a vraiment séduite : Tigre,  jeune artisan autodidacte qui vit dans les Alpes-Maritimes. Certes, il s'inspire de ses confrères de l'Antiquité, dont il a assimilé la technique et les principes de base, avec un instinct surprenant. Mais ensuite, il a su exploiter ce savoir-faire et le mettre au service d'une créativité basée sur l'idée de fabriquer des objets "vivants", utilisables au quotidien, et donc en phase avec leur époque. Ses lampes à huile, basée sur des modèles antiques, sont donc résolument contemporaines - il respecte la forme, mais se paye le luxe de réinterpréter l'iconographie. Pin-up ou avions de chasse : au milieu des motifs plus traditionnels (comme les figures animales, très présentes dans ses créations), ces illustrations étonnent, mais séduisent aussi par leur culot et par leur parfaite réalisation. Car avant l'originalité, c'est bien la qualité qui prime pour Tigre : des modèles soignés, réalisés avec une maîtrise étonnante, une attention particulière portée à la symétrie et aux finitions...

                                       En discutant avec le jeune homme, on se rend vite compte que pour lui, il ne s'agit pas que d'une technique artisanale. Derrière son discours, on devine une véritable passion, un désir de mettre les mains "dans le cambouis" (ou dans l'argile, en l’occurrence) et d'échanger avec ceux qui, intéressés par le sujet, lui achètent ses créations. S'il n'est pas un professionnel au sens littéral, il donne pourtant tout son sens au mot "artisanat", en tant que travail d'art manuel, et avec tout ce que cela suppose de savoir-faire et d'engagement, mais aussi de proximité  et de partage. "Envie" est un autre mot qui me semble pertinent pour parler de Tigre : l'envie de créer, d'innover en bousculant des traditions tout en respectant les bases, mais aussi celle de faire plaisir, d'offrir un petit bout d'Antiquité.

                                       Avec une grande gentillesse, beaucoup de simplicité et une bonne dose d'humour, il a accepté de présenter son travail, et de répondre à quelques questions. Et même si je ne le connais pas depuis longtemps, je ne peux m'empêcher d'associer à cette phrase d'Yves Saint-Laurent : "Je ne suis pas un couturier, je suis un artisan, un fabricant de bonheur." Un fabricant de bonheur, à l'enthousiasme contagieux : voilà une jolie définition pour un autodidacte talentueux, à suivre avec attention...



Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? Êtes-vous artisan de formation ou vous consacrez-vous à la fabrication de lampes à huile durant votre temps libre ? Aimeriez-vous en faire votre métier ?

Je suis "TIGRE "  c'est en fait ma marque de fabrique, je n'ai eu aucune formation en poterie ou métier d'art,  je suis mécanicien, et je fabrique des lampes à huile romaines car c'est l'une de mes passions.  Je n'en ferai jamais mon métier, car ce n 'est pas du tout rentable, on ne peux pas vivre de ça de nos jours. Ça reste plus de l'art avant tout je pense.  mais ça fait plaisir de temps en temps que des personnes s'y intéressent ou achètent!



Comment vous est venue l'idée de fabriquer des lampes à huile ? Étiez-vous d'abord intéressé par l'Antiquité, ou plutôt par l'artisanat ? Aviez-vous envisagé d'autres formes artisanales ? (Céramique, mosaïque, tournage sur bois, etc.)

Ha alors la ça remonte à loin , c'est quand j'étais gosse, je devais avoir environs 12 ans, mes parents avaient acheté une véritable lampe à huile, à l'époque on pensait que c’était un objet préhistorique, en fait c’était une lampe toute basique sans décoration et fabriquée d'une manière grossière, mais j'avais trouvé l'objet fascinant ! Et quelques temps après je me suis mis à faire des objets, avec de la terre du jardin, mais je m'étais rendu compte que les objets que je fabriquais se fissuraient de partout! J'en avais conclu que la terre rétrécissait en séchant, contrairement aux impuretés, brindilles et cailloux qu'elle comportait. Et de là, je tamisais la terre, il y avait souvent des merdes de chat car ils allaient "caguer" dans la terre...  C'est à ces moments là que j'ai commencé mes toutes premières lampes à huile romaines, je n'en avais fait que deux,  une à la main et une en moulant de la terre dans un coquetier recouvert de papier plastique. Le principe c’était que la terre ne s'accroche pas au coquetier. Sans le savoir j'avais donc réfléchi à une sorte de  moulage déjà à l'époque!  Puis entre 14 et 15 ans j'ai remis ça , j'ai fabriqué quelques lampes à la main pour le plaisir.

Comment avez-vous appris la technique ?

A 27 ans vers fin 2010 j'ai appris la technique, en fait au départ j'avais lu sur internet que les lampes romaines se fabriquaient au moule et en série , sans avoir plus de détails... Et là j'ai cherché une solution : j'ai longuement réfléchi , au départ je pensais faire des moules en coulant de la résine chirurgicale, etc. puis au final, j'ai mis en place une technique pour les fabriquer, et différentes techniques pour l'assemblage, la fabrication des formes , des gravures de la lampe etc.. Mais au final je ne connais même pas la technique officielle.. Si ça se trouve c'est  différent de ce que j'utilise? (Remarque du blog : Bin... Non, en fait ! Comme quoi, l'instinct vaut parfois tous les manuels techniques !)



Pour ceux qui n'y connaissent rien, pouvez-vous expliquer brièvement comment on fabrique une lampe à huile ? Quels matériaux utilisez-vous, combien de temps faut-il pour fabriquer un exemplaire ? Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?

Pour fabriquer une lampe romaine , l'essentiel c'est de fabriquer un modèle mère, c'est une sorte de maquette, qui va représenter la forme définitive de la lampe, puis en suite il faut mouler cette maquette en deux parties, avec du plâtre, pour qu'il y est le récipient et le couvercle , et ensuite à partir de là on introduit de l'argile dans ces deux moules, on laisse sécher jusqu’à ce que ça se décolle des moules et on encolle les deux parties avec de la barbotine " boue".

Pour fabriquer un exemplaire de lampe une fois que le moule est prêt à l'emploi,  il faut bien une heure de travail ! En tout cas en ce qui me concerne il me faut ce temps la, car par la suite je passe pas mal de temps à soigner la finition.

 Les principales difficultés que je rencontre lors de la fabrication d'un modèle mère c'est la gravure du médaillon central, et aussi le fait de tailler le bon angle sur le modèle mère pour que le démoulage soit possible.



Vos lampes sont proches des modèles antiques : vous vous en inspirez sans pour autant fabriquer des reproductions. Pour quelle raison ? Qu'est-ce qui vous rapproche des artisans de l'Antiquité, et qu'est-ce qui vous en éloigne ?

Une lampe à huile ça reste quand même assez classique, ça reste toujours le même système , un réservoir, un bec, une poignée des fois...  Ça ne peut donc pas avoir une forme totalement inédite!  Après j'ai des préférences, je trouve que la lampe à bec triangulaire avec volutes c'est de très bon goût, et c'est pour ça que j'aime bien les fabriquer !  Ce que je n'aime pas faire c'est graver des êtres humains ou des scènes d'époque,  les combats de gladiateurs la violence etc, je préfère en règle générale faire des animaux, terrestres ou marin. Par exemple un aigle royal je trouve que c'est beau à représenter ! 

Comment choisissez-vous vos motifs, antiques (comme Pégase) ou modernes (la pin-up, par exemple) ? Est-ce que vous les dessinez vous-mêmes ?

Alors Pégase je l'ai choisi pour donner un look ancien à mes lampes et comme c'est un animal ça tombe bien!  Oui je dessine tout moi même ! Ça demande beaucoup d'entrainement ! Et la pin-up est dessinée d'après un  personnage de cinéma que j'aime bien.  (Remarque du blog : Moi, elle me fait un peu penser à Lara Croft !)

Lampe à huile en forme d'avion de chasse.

Vous êtes en quelque sorte à mi-chemin entre la reproduction artisanale historique et la création artistique. Vous reproduisez une technique antique, pour y appliquer des codes visuels contemporains. Avez-vous déjà envisagé d'exposer, en marge des collections d'un Musée par exemple, ou d'effectuer des démonstrations en collège ou lycée ?

^^ pas si sûr que ma technique soit vraiment antique haha !  Oui j'ai déjà pensé à exposer !  mais bon il faudrait déjà que je trouve un site qui soit intéressé par mes productions! Ha mais oui je me verrais bien faire formateur, pour apprendre aux gamins comment faire une lampe! Ils ont intérêt à être sérieux sinon ça risque d'aller très mal pour eux haha !

Vous vendez vos créations en ligne : qui sont vos clients ? Peut-on vous commander un motif précis, une forme particulière ?

Mes clients ? ce sont des êtres humains je pense.. haha !!!   Ce n'est pas possible de me commander un motif ou une forme précise , car je travaille par inspiration, et de plus le fait de fabriquer un modèle mère et un jeu de moules , pour au final vendre une seule lampe n'est pas raisonnable !

Finalement,qu'est-ce qui vous motive ? La création elle-même, l'échange avec des passionnés, l'expérimentation ?

Les 3 réponses ! C'est passionnant de fabriquer , de tester de nouvelles idées et aussi d'échanger avec des passionnés ! Ce serait vraiment déprimant de voir que ça n’intéresse absolument personne!

En guise de conclusion, que diriez-vous à un fabricant de lampes à huile de la Rome antique ?

Je lui dirais qu'il fait de vraies petites merveilles, mais qu'il fasse plus attention à la symétrie de ses lampes ^^ Et merci car grâce à lui j'ai trouvé la sympathique fanny ^^   

                                   
                                       Et moi, j'ai découvert un autodidacte passionné et talentueux, plein d'entrain et de bonne humeur, et vraiment chaleureux ! Un vrai coup de cœur pour sa démarche, comme pour sa personnalité. Faites-vous plaisir, allez jeter un œil au blog de Tigre et à sa boutique en ligne : les deux valent largement le détour.



La blog : http://tigre06110.skyrock.com/

La boutique :  http://fr.dawanda.com/shop/lampe-romaine

Toutes les photos : ©Tigre - Pas de copie sans autorisation de l'auteur.

dimanche 12 mai 2013

Caligula Etait-Il Fou ?


                                        Maintenant que nous avons découvert qui était Caligula - ou plus exactement le portrait qu'en dressent les historiographes antiques, au premier rang desquels Suétone - il est temps, je crois, de se poser LA question à un million de sesterces : Caligula était-il vraiment le fou, le dément qu'on nous dépeint ? Je l'ai précisé en introduction de mon précédent article : dès qu'on s'attaque au personnage, cette question est un serpent de mer. La version "officielle", c'est donc celle de Suétone, la plus hostile à l'Empereur. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'y va pas avec le dos de la cuillère ! Le Caligula qu'il nous décrit a tout du forcené psychopathe, jusqu'à la caricature. L'extrait qui suit est un peu long, mais tellement édifiant que je ne peux en faire l'économie :
"Caius avait la taille haute, le teint très pâle, le corps mal fait, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux enfoncés, les tempes creuses, le front large et menaçant, les cheveux rares, le sommet de la tête dégarni, le reste du corps velu. (...) Son visage était naturellement affreux et repoussant, et il le rendait plus horrible encore en s'étudiant devant son miroir à imprimer à sa physionomie tout ce qui pouvait inspirer la terreur et l'effroi. Il n'était sain ni de corps ni d'esprit. Épileptique dès son enfance, dans l'âge adulte il était quelquefois sujet à des défaillances subites au milieu de ses travaux; et alors il ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout, ni revenir à lui, ni se soutenir. (...)  Il était surtout en proie à l'insomnie; car il ne dormait pas plus de trois heures par nuit; encore ne jouissait-il pas d'un repos complet. Son sommeil était troublé par de bizarres fantômes. Une fois entre autres, il rêva qu'il avait un entretien avec la mer.  Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller ou d'être couché, tantôt il restait assis sur son lit, tantôt il parcourait de longs portiques, attendant et invoquant plusieurs fois le jour.  On pourrait avec raison imputer à une maladie mentale les vices les plus opposés du caractère de Caligula, une confiance extrême et une crainte excessive. Cet homme, qui méprisait tant les dieux, fermait les yeux et s'enveloppait la tête au moindre éclair, au plus léger coup de tonnerre; et, si ce bruit redoublait, il s'élançait de sa couche et se cachait sous son lit." (Suétone, "Vie de Caligula", L).
Portrait édifiant, stéréotype du taré congénital, en proie à des troubles physiques, psychiques et mentaux. Le genre de type que vous n'aimeriez pas croiser dans une ruelle sombre, la nuit. Ou même le jour, d'ailleurs.

Camée à l'effigie de Caligula. (©PeterJr1961 via Flickr.)

                                        Suétone ne fait jamais dans la subtilité mais, concernant Caligula, il noircit tellement le tableau qu'il en devient peu crédible. Sans doute y a-t-il du vrai dans ce qu'il nous raconte, mais les bribes de vérité sont noyées dans un fatras d'exagérations et probablement même d'inventions. Loin de moi l'idée de "réhabiliter" Caligula : tyrannique et cruel, il le fut certainement. De toute évidence, il n'était pas un modèle d'équilibre mental... Mais comment l'aurait-il été ?! Voilà un jeune homme, dont toute la famille a été massacrée sur ordre de son grand-père adoptif, qui n'a survécu à cette purge qu'en dissimulant ses sentiments et en jouant les hypocrites précisément devant le meurtrier de ses parents ; un jeune homme sans expérience politique ni militaire, qui n'a connu que la peur et la suspicion, et qui se retrouve du jour au lendemain propulsé à la tête de l'Empire, croulant sous les flatteries les plus viles. Franchement, on perdrait pied pour moins que ça ! Faut-il pour autant parler de "folie", au sens clinique du terme?


                                        Tout d'abord, signalons que plusieurs études minutieuses des actes politique de Caligula n'ont démontré aucun changement notable après la fameuse "maladie" de 37, et que ses décisions ne semblent pas particulièrement déraisonnables. De même, le "catalogue" de ses déviances et de ses crises de démence laisse songeur, mais ne résiste guère à l'examen. Passe encore pour l'élimination de Gemellus et des participants aux différents complots ourdis contre lui : le contraire eut justement été une preuve d'inconscience ! Du reste, les prédécesseurs de Caligula ne se sont pas privés de dézinguer joyeusement leurs opposants, et aucun n'a été taxé de folie furieuse.

                                        Une anecdote, citée par Dion Cassius, mérite par ailleurs qu'on s'y attarde :
"Un Gaulois l'ayant vu un jour rendre d'une haute tribune des oracles, sous la figure de Jupiter, se prit à rire. Caius le fit appeler et lui demanda : "Que penses-tu de moi ?" Celui-ci lui répondit (je rapporterai ses paroles mêmes) : "Que tu es en plein délire !". Le Gaulois n'eut aucune punition, car ce n'était qu'un cordonnier ; tant il est vrai que de pareils caractères supportent plus aisément la liberté de langage chez des gens du commun que chez des gens constitués en dignité. (Dion  Cassius, "Histoire Romaine", LIX-26.)

Voilà donc quelqu'un, qui se fiche ouvertement de la tête de Caligula - et qui n'est même pas inquiété ! N'y a-t-il pas de quoi s'étonner, quand on connaît la réputation de déglingué sociopathe de notre cher Caius ? Serait-il donc moins cruel, moins sadique que ce que l'on voudrait nous faire croire ? Dion suggère entre les lignes une ébauche d'explication: le brave Gaulois faisait partie des "gens du commun" et non pas des "gens constitués en dignité"... On rejoint ma propre hypothèse, avancée un peu plus loin, bien que j'envisage d'autres motifs.

                                        Dans le même ordre d'idée, les textes antiques fourmillent de détails et d'anecdotes proprement hallucinantes et parfaitement invraisemblables. A dire la vérité, il existe une autre grille de lecture... Supposons que Caligula ne soit pas fou ; supposons que, pour survivre à la cour de Tibère, il ait appris à dissimuler sa rancœur envers les patriciens, coupables à ses yeux d'avoir laissés condamner sa mère Agrippine et ses frères. Quelle serait la réaction de cet homme, fragilisé sur le plan psychique et  refoulant depuis son plus jeune âge sa colère et son ressentiment, une fois parvenu au pouvoir suprême, et donc en position de se venger ? Exactement. Caligula n'avait-il pas d'ailleurs signifié au Sénat, à son retour de Bretagne, qu'il entendait bien gouverner seul et qu'il les considérait comme ses ennemis ? Une telle puissance, concentrée entre les mains d'un être psychologiquement atteint dans sa tendre enfance, ne pouvait conduire qu'à la catastrophe. De provocations en humiliations, Caligula tenait sa revanche. Voilà sans doute son erreur :  en accusant le Sénat dans son ensemble, il s'aliénait tous les pères conscrits et, en répondant systématiquement par la violence, il suscitait de nouvelles conjurations. Se faisant, il mettait en marche un engrenage fatal : aux vexations continuelles répondaient des complots, que Caligula réprimait dans le sang, s'attirant la haine des Sénateurs, qui complotaient encore plus... Jusqu'à sa mort, inévitable.

L'assassinat de Caligula.


                                        Si l'on admet cette hypothèse, la plupart des "délires" de Caligula prennent un autre sens. Prenons quelques exemples, en commençant par l'histoire d'Incitatus, le cheval nommé Consul : premièrement, Suétone lui-même n'est pas affirmatif. "On dit que..." écrit-il. Pourquoi pas ? On peut bien raconter n'importe quoi ! Cependant, on peut envisager que Caligula ait "menacé" de faire un consul de la brave bête : vu les rapports hostiles qu'il entretenait avec l'auguste assemblée, voilà typiquement le genre de provocation qu'il aurait goûtée. Une manière de signifier, en substance : "Vous êtes une belle bande d'abrutis, tellement stupides et inutiles que même mon cheval pourrait vous remplacer !" De là à passer à l'acte...

Le célèbre portrait d'Incitatus, par Salvador Dali.


                                        Même chose en ce qui concerne la fameuse expédition en Bretagne, et la "pêche aux moules" imposées aux féroces légionnaires. Quelques années plus tard, l'Empereur Claude tentera - avec succès - une nouvelle expédition sur l'île. Il se heurtera toutefois à la réticence de ses soldats, effrayés à l'idée de se frotter aux monstres qui, disait-on, peuplaient la Bretagne. Il ne les convaincra d'embarquer qu'en leur dépêchant l'un de ses affranchis pour que les soldats, piqués au vif devant cet ancien esclave suffisamment courageux, lui, pour traverser la Manche, se décident à prendre la mer ! Si l'anecdote rapportée par Suétone est réelle (ce dont on peut largement douter), j'imagine très bien que, dans la même situation, Caligula disjoncte et, en se livrant à une des provocations qu'il apprécie tant, tente de provoquer un sursaut d'orgueil chez ses hommes : "Et bien, puisque vous tremblez comme des fillettes à l'idée de vous embarquer, ramassez donc des coquillages ! Ça vous fera les pieds, et c'est le seul exploit qui soit à la hauteur de votre courage !" Un tempérament colérique, une inclinaison certaine pour l'humiliation et le grotesque, et un sens de l'humour cruel - mais est-ce là de la démence ?


                                        Il est certain, en tous cas, que Caligula entendait rompre définitivement avec le Principat, tel que l'entendaient Auguste et Tibère. Le régime politique voulu par Auguste était par nature ambigu : concentrant entre les mains du Princeps tous les pouvoirs, il n'était cependant pas institutionnalisé, de sorte qu'il pouvait aussi bien cacher un régime totalitaire qu'une "monarchie parlementaire" s'appuyant sur le Sénat. Tout dépendait de la personnalité de l'Empereur. Or, Caligula inscrit ses pas dans ceux de son arrière-grand-père Marc Antoine et vise sans doute à transformer ce principat en une monarchie de type hellénistique, absolue et de droit divin. De plus, se prétendant l'égal d'un Dieu, Caligula se place au-dessus des Sénateurs et affirme ainsi ses prétentions à un pouvoir sans partage. Ceci expliquerait les rumeurs d'inceste avec sa sœur Drusilla (qui, toutefois, n'apparurent que plusieurs décennies plus tard et semblent donc suspectes), à l'imitation de ceux qui se pratiquaient par exemple chez les souverains d'Égypte. Cette hypothèse est renforcée par les usages que Caligula tente d'imposer, comme le baise-pied ou la proskynèse. Même chose pour cette curieuse manie qui consiste à déguster des perles dissoutes dans du vinaigre, qui renvoie directement à l'exemple de Cléopâtre, ou à la reconstruction d'un temple en l'honneur de la déesse Isis, dont le culte avait été banni par Auguste et Tibère.

Monnaie à l'effigie de Caligula et de ses trois sœurs.


                                        Par ailleurs, ce règne de démence dura tout de même la bagatelle de 4 ans. Le peuple et les soldats auraient-ils supporté si longtemps le règne d'un dément, d'un sadique, d'un pervers hystérique, sans broncher ?  Provoquant des émeutes, menaçant d'affamer les Romains, disjonctant lors des jeux, massacrant les citoyens innocents, Caligula ne serait pas resté populaire bien longtemps. Or, les Romains ne manifestèrent jamais le moindre signe d'exaspération, pas plus que les soldats. Au contraire, si l'on se fie au témoignage de Flavius Josèphe :
"Au théâtre, lorsque le bruit de la mort de Caius se répandit, il y eut de la stupeur et de l'incrédulité. Les uns, bien qu'accueillant cette perte avec beaucoup de joie et quoiqu'ils eussent donné beaucoup pour que ce bonheur arrivât, étaient incrédules par crainte. D'autres n'y croyaient pas du tout, parce qu'ils ne souhaitaient pas que rien de tel arrivât et ne voulaient pas accepter la vérité, jugeant impossible qu'un homme eût la force d'accomplir un pareil acte. C'étaient des femmes et de tout jeunes gens, les esclaves et quelques-uns des soldats. Ces derniers, en effet, recevaient leur solde de Caius, l'aidaient à exercer la tyrannie et, servant ses caprices injustes en tourmentant les plus puissants des citoyens, en tiraient à la fois des honneurs et. des profits. Quant aux femmes et aux jeunes gens, ils étaient séduits, comme c'est l'habitude de la populace, par les spectacles, les combats de gladiateurs, le plaisir de certaines distributions de vivres, toutes choses faites, disait-on, dans l'intérêt du peuple romain, en réalité pour satisfaire la folie et la cruauté de Caius. (...) Quant aux patriciens, même si certains trouvaient la nouvelle vraisemblable, les uns parce qu'ils avaient eu vent du complot, les autres parce qu'ils le souhaitaient, ils taisaient non seulement leur joie de la nouvelle, mais même leur opinion sur sa véracité. " (Flavius Josèphe, "Antiquités Juives", XIX - 1.)

Buste de Caligula. (Glyptothèque de Munich.)

                                        A l'en croire, si le peuple et l'armée ne nourrissaient aucun grief contre le fils de Germanicus (qui, preuve de sa cruauté nous dit-on, allait jusqu'à faire distribuer des vivres et rétribuer les militaires !), il n'en allait pas de même des sénateurs, tenus pour quantité négligeable. Mais pourquoi un tel acharnement contre cet Empereur, plutôt qu'un autre ? A mon sens, Caligula est décrit comme le "pire" des Empereurs parce qu'il est le précurseur d'un pouvoir de type monarchique, débarrassée des faux-semblants préservés par Auguste et Tibère. Le comportement de Caligula et le déclassement du Sénat sous son règne suffisent à expliquer que l'aristocratie ait ensuite exagéré ses caprices et ses débauches, voire ait inventé d'autres perversions, de manière à créer de toutes pièces le portrait d'un César tyrannique, sadique et tout simplement dément. Accusations que reprendront plus tard d'autres historiens, notoirement proches du pouvoir sénatorial et proches des "bons empereurs" de la dynastie des Antonins, dont ils noircirent les prédécesseurs.



John Hurt en Caligula dans "Moi Claude, Empereur" : encore plus flippant que M. McDowell. (si, si !)

                                        Force est de constater que cette image domine aujourd'hui encore, et vaut à Caligula d'être l'un des Empereurs romains les plus célèbres, en compagnie de Néron. Cette figure, qui n'a plus rien d'historique, se prête du reste à tous les fantasmes et toutes les interprétations. Albert Camus, par exemple, en fera dans sa pièce "Caligula ou le Malentendu", un existentialiste obsédé par l'absurdité de la vie, cherchant la liberté ultime dans la rage destructrice que lui permet l'exercice tyrannique du pouvoir. Tinto Brass, quant à lui, montrera dans son film éponyme un être devenu sadique et pervers sous l'influence d'un entourage lubrique et vicieux. En général, Caligula reste dans l'imaginaire populaire l'archétype de l'Empereur fou. On ne saura sans doute jamais si cette réputation est méritée. Paradoxalement, c'est finalement grâce au pamphlet de Suétone que Caligula est aujourd'hui si célèbre - belle ironie du sort, et ultime vengeance d'un Empereur qui, sans doute, aurait apprécié cette cruelle ironie.

mercredi 8 mai 2013

Caligula : L'Empereur-Fou. (Ou Pas.)


                                        Dans sa "Vie Des Douze Césars", l'historiographe Suétone n'épargne aucun des premiers Empereurs de Rome, et se déchaîne surtout sur les Julio-Claudiens. Ses biographies subjectives voire mensongères sont ponctuées d'analyses psychologiques aussi subtiles qu'un coup de pied au c..., et il énumère complaisamment les ragots et les accusations sans fondement, se délectant spécialement des mœurs sexuelles, forcément dépravées, de nos chers Césars. Or, parmi ces premiers Empereurs, il en est un sur lequel Suétone s'est particulièrement acharné, ne nous épargnant aucun de ses vices et de ses délires supposés : j'ai nommé Caligula. Au point que ce n'est plus une biographie, c'est une compilation de dépravations et d'horreurs, à faire passer le film éponyme de Tinto Brass pour une aimable bluette. Le problème, c'est que ce texte est l'une des rares sources dont nous disposions concernant le malheureux Caligula. Ajoutez à cela le talent de l'auteur qui, il faut bien le reconnaître, a du style et de la verve, et vous comprendrez pourquoi on a longtemps pris pour argent comptant l'atroce portrait qu'il nous a dressé du jeune homme. Aujourd'hui encore, le nom de Caligula reste empreint de soufre et évoque pour beaucoup l'archétype de l'Empereur fou, bien plus encore que celui de Néron qui, pourtant, ne fut guère épargné par la postérité.

Buste de Caligula.

                                       Depuis quelques années pourtant, des voix s'élèvent pour tenter de réhabiliter le troisième Empereur romain. Passant d'un excès à l'autre, certains historiens font de lui une malheureuse victime dont le seul crime aurait été de brider le pouvoir et l'influence des sénateurs, au profit d'une orientalisation du régime, tendant vers une monarchie absolue. La vérité, très probablement, se situe quelque part entre les deux... En règle générale, une biographie se contente d'exposer les faits et, éventuellement, de sonder les motivations et les ressorts psychologiques d'un personnage. Tout est plus compliqué avec Caligula, d'abord à cause de la rareté et de la subjectivité des sources, mais aussi parce que toute tentative de biographie sera fatalement traversée par une question récurrente : Caligula était-il fou ? Interrogation centrale en ce qu'elle modifie de façon radicale la perception et l'interprétation que l'on peut faire des grands évènements de sa vie et de son règne. Or, comme on nous présente d'emblée Caligula comme un malade mental, on a tendance à voir dans le moindre de ses actes la marque de cette folie supposée. Dès lors, difficile de séparer la vérité historique de la légende. Voyons donc, pour commencer, comment les historiographes - au premier rang desquels Suétone - nous présentent la vie de Caligula.

CALIGULA : C’ÉTAIT POURTANT BIEN PARTI...



                                        Caligula, Caius Iulius Caesar Germanicus, voit le jour le 31 Août 12 à Antium (actuelle Anzio). Il est le fils de Germanicus (neveu et fils adoptif de l'Empereur Tibère), général immensément populaire et vénéré par ses soldats - au point que ceux-ci tenteront de le porter au pouvoir à la mort d'Auguste. Sa mère, Agrippine l'Aînée, est d'ailleurs la petite-fille de ce même Auguste et, par sa grand-mère Antonia, Caligula est aussi l'arrière-petit-fils de Marc Antoine, le vaincu d'Actium. Cette illustre ascendance contribuera grandement à la popularité de Caligula. Pourtant, à sa naissance, il est bien loin dans l'ordre successoral : il a quatre frères (deux morts avant sa naissance, et Néron - rien à voir avec le futur Empereur - et Drusus III) et trois sœurs (Drusilla, Agrippine la Jeune et Julia Livilla) qu'il aime tendrement. Voire même davantage, mais nous y reviendrons.

                                        Sa petite enfance, Caligula la passe auprès des siens, dans les camps militaires de la frontière rhénane où son père s'emploie à repousser les Germains. En effet, Agrippine accompagne son époux lors des campagnes, avec toute sa petite famille sous le bras. Bébé Caius, alors âgé de 2 ans, suit  ses parents et arpente les camps, habillé d'un costume militaire à sa taille et chaussé de petites bottines - les caligulae - qui lui vaudront le surnom dont l'affubleront les légionnaires, sous le charme de ce mini-soldat si attendrissant.  Ce sobriquet, sous lequel il est resté célèbre, Caius finira par le détester.

LA VERSION ROMAINE DES ATRIDES.



"La Mort De Germanicus" (Toile de Nicolas Poussin.)

                                        Hélas, les choses se gâtent vite, et l'enfance de Caligula est marquée par une succession de tragédies frappant l'un après l'autre les membres de sa famille. Tout commence avec la mort de son père : envoyé par Tibère en Orient, Germanicus décède en 19 à Antioche, dans des circonstances troubles. A-t-il été assassiné, empoisonné sur ordre d'un Tibère jaloux et inquiet de sa popularité grandissante ? Ou est-il mort de maladie ? Les sources antiques et les faits eux-mêmes ne permettent pas d'être catégorique mais, de manière générale, les historiens ne croient pas à la thèse du meurtre : le corps de Germanicus ne présentait aucun signe d'empoisonnement et, surtout, Tibère n'avait aucun intérêt à la mort de son fils adoptif et neveu, auquel il était plus attaché qu'à son  propre fils Drusus. Mais peu importe : s'inscrivant ici dans le récit de la vie de Caligula, la question en elle-même est accessoire et ce qui compte, ce ne sont pas tant les faits que la manière dont le futur Empereur les a vécus, et les conclusions qu'il en a tirées. En l’occurrence sa mère Agrippine n'avait, elle, pas le moindre doute : Tibère et sa harpie de mère, Livie, avaient ordonné le meurtre de son époux !

"Agrippine Avec Les Cendres De Germanicus." (Toile de L. Alma Tadema)

                                        Les accusations sont graves, mais Agrippine oublie toute prudence et se répand en imprécations contre Tibère à travers tout Rome. Profitant de l'immense chagrin suscité dans le peuple par la mort de son mari, elle fait ainsi de lui un martyr et place ses propres fils en position de recours possible au cas où Tibère, de plus en plus impopulaire du fait même de ces accusations, viendrait à être renversé. Elle se rapproche aussi des Sénateurs et de personnages en vue, mécontents de l'action du princeps. Malheureusement pour elle, la matrone enragée choisit mal ses amis, et elle se lie avec le préfet du prétoire, Séjan - un homme machiavélique, aussi dévoré d'ambition que dénué de scrupules. Par d'habiles manœuvres, il parvient à exacerber les tensions entre les deux ennemis, et s'emploie à éliminer méthodiquement tous les héritiers du vieil Empereur. Après son fils, empoisonné en 23, il ne lui reste plus qu'à neutraliser les autres membres de la famille impériale qui se dressent encore entre la Pourpre et lui : les rejetons d'Agrippine. C'est chose faite au cours des années 30 : Tibère, convaincu que son hystérique de belle-fille veut sa peau, finit par la condamner, ainsi que ses fils aînés. Les trois gêneurs sont déclarés "ennemis publics" : Agrippine est exilée sur l'île de Pandateria et y meurt en 33 ; son fils Néron se suicide en 31 ; Drusus III est emprisonné à Rome et meurt en 33.


                                        Orphelin de père et de mère, privé de ses deux frères sur décision de son grand-père adoptif, le jeune Caligula survit pourtant à l'éradication systématique de sa petite famille. Il faut dire que depuis quelques temps, il ne vivait plus aux côtés des siens et, sur décision impériale, il avait été confié à  la garde de Livie, son arrière-grand-mère. Tibère se méfiait de l'effet que les récriminations continuelles de cette virago d'Agrippine pouvaient avoir sur le jeune Caligula et, sans doute soucieux de se garder un héritier sous le coude, il l'avait soustrait à l'autorité maternelle. A la mort de Livie, Caligula emménage chez sa grand-mère paternelle Antonia (fille du Marc Antoine). Sans doute est-ce la raison pour laquelle le jeune homme, tenu éloigné des manœuvres politiques, fut épargné par la purge opérée sur la maison Germanicus.

Buste de Tibère. (Glyptothèque de Munich.)

                                        Toujours plus misanthrope et paranoïaque, le vieux Tibère se méfie de tous. Ayant enfin vu clair dans le jeu de son "ami" Séjan, il l'a fait exécuter et a nommé à sa place Macron, un individu aussi peu recommandable que son prédécesseur. Caligula est sommé de rejoindre son impérial grand-père à Capri, où celui-ci vit en reclus, laissant Macron faire régner la terreur à Rome. L'île a beau offrir de superbes paysages et un climat des plus agréables, Caligula est en fait tombé dans un véritable nid de vipères, où il vit en liberté surveillée. Éloigné de toute responsabilité, il est en outre épié par ses ennemis et le moindre de ses gestes et la moindre de ses paroles sont rapportés à son grand-père, qu'on devine chatouilleux question loyauté... Mais Caligula semble se désintéresser totalement de la politique, et il se rapproche de Tibère, à qui il ne semble pas tenir rigueur du traitement infligé aux siens.
" Il n’y eut sorte de pièges qu’on ne lui tendît pour lui arracher des plaintes ; mais il ne s’y laissa jamais prendre. Il ne parut pas s’apercevoir du malheur des siens, comme s’il ne leur fut jamais rien arrivé, et dévorait ses propres affronts avec une dissimulation incroyable. Sa complaisance pour Tibère et pour ceux qui l’entouraient était telle, que l’on a dit de lui, avec raison, qu’il n’y avait point eu de meilleur valet ni de plus méchant maître." (Suétone, "Vie de Caligula", X )
En réalité, le jeune homme a su tirer les leçons du destin tragique de ses parents et de ses frères, et il a bien compris que, pour survivre, il devait cultiver l'hypocrisie et la flatterie, et paraître aussi insignifiant que possible. Comme quoi, à cette époque, Caligula n'est pas encore aussi fou que ça. Sans avoir l'air d'y toucher, il se lie d'amitié avec l'ignoble Macron. Suétone prétend même que celui-ci, afin de s'insinuer dans les bonnes grâces de celui en qui il voyait le futur César, lui aurait complaisamment "prêté" son épouse...

SUCCESSION DE TIBÈRE ET AVÈNEMENT DE CALIGULA.



                                        Sa succession justement, Tibère commence à y penser. Il nomme héritiers à parts égales son petit-fils Gemellus et Caligula. A ce stade, on est en droit de se demander si Tibère avait encore toute sa tête : le vieil homme devait bien se douter que deux prétendants au trône, c'était un de trop ! Quant au choix de Caligula, il soulève une autre question : Tibère avait-il bien conscience de la personnalité de celui qu'il avait désigné pour lui succéder ? Pour Suétone, c'est évident : ce sadique de Tibère avait parfaitement percé à jour son dingo de petit-fils adoptif et l'aurait précisément désigné pour se venger de ces abrutis de Romains, déclarant même qu'il "nourrissait en son sein un serpent qui dévorerait le peuple romain". Mais on peut aussi envisager que Tibère se soit laissé berner par le double-jeu de Caligula. La confiance qu'il avait accordée à Séjan d'abord, à Macron ensuite, laisse supposer que le brave homme n'excellait pas dans l'art de juger les hommes. Dernière hypothèse, sans doute la plus évidente : lors de son séjour à Capri, Caligula était encore sain d'esprit. Ce ne serait que quelques mois après son accession au trône que sa santé mentale se serait dégradée.

Gemellus, petit-fils de Tibère.

                                        Quoi qu'il en soit, Caligula fait donc partie des héritiers lorsque Tibère meurt en 37. Suétone et Tacite prétendent que Caligula et / ou Macron auraient "hâté" le trépas du malheureux, qui ne se décidait pas à mourir. Tentant en vain de retirer l'anneau impérial auquel s'accrochait le mourant, ils auraient fini par l'étouffer avec un oreiller. Ce qui paraît peu crédible, puisque tout était déjà plié et qu'on voit mal ce que Caligula avait à y gagner. Mais peu importe : Tibère mort, Caligula accède enfin au pouvoir, avec l'appui de Macron et de ses féroces cohortes prétoriennes.


                                        Dans l'entourage immédiat du pouvoir, personne ne moufte. Au contraire, le Sénat et le peuple de Rome (selon la formule consacrée) accueillent avec allégresse l'avènement du nouveau Princeps.
"En montant ainsi sur le trône, il combla les vœux du peuple romain ou plutôt de l’univers. Il était cher aux provinces et aux armées qui l’avaient vu enfant, et cher à tous les habitants de Rome qui honoraient en lui le fils de Germanicus et plaignaient les malheurs d’une famille presque éteinte. Aussi, dès qu’il sortit de Misène, quoiqu’il suivît le convoi de Tibère en habit de deuil, il s’avança au milieu des autels, des victimes et des flambeaux, escorté d’une foule immense et remplie d’allégresse, qui se pressait à sa rencontre. Tous lui donnaient les noms les plus flatteurs, et l’appelaient leur astre, leur petit, leur élève, leur nourrisson." (Suétone, "Vie De Caligula", XIII.)

"Caligula Dépose Les Cendres De Sa Mère Et De Son Frère Dans La Tombe De Ses Ancêtres" (Toile d'E. Le Sueur.)

Après le règne sanglant de Tibère, marqué par les exécutions et les délations, ils placent un immense espoir en la personne de ce jeune homme, fils du regretté Germanicus. Le 18 Mars 37, le Sénat confie le pouvoir à Caligula. L'un de ces premiers actes en tant qu'Empereur consiste à aller recueillir les cendres de sa mère et de ses frères, qu'il souhaite faire inhumer dignement dans le mausolée d'Auguste. Puis il prononce l'éloge de son prédécesseur. Il déclare vouloir partager le pouvoir avec Gemellus (qu'il adopte), son oncle Claude est nommé consul, et sa grand-mère Antonia obtient les mêmes honneurs que Livie, excepté le titre d'Augusta, qu'elle refuse. Pourtant, cette belle harmonie familiale n'a qu'un temps : Caligula ne s'entend guère avec sa grand-mère et lorsqu'elle meurt, quelques semaines plus tard, on murmure qu'on l'a forcée à se suicider.


                                        Mais ce léger différend familial ne suffit pas à assombrir un début de règne éclatant : Caligula prend le contre-pied de la politique de Tibère, promet de gouverner conjointement avec le Sénat et met un terme aux procès pour trahison, brûlant même publiquement les lettres de délation. Il restaure en partie le pouvoir des magistrats, réduit les impôts et se montre clément. Organisant de grandes fêtes, il distribue de fortes sommes d'argent au peuple et à la garde prétorienne, qui l'a aidé à accéder à la Pourpre. Empereur équanime, humble et juste, le nouvel Empereur est adoré des Romains et il s'annonce comme le digne descendant de son père, le grand Germanicus.

DOCTEUR CAIUS ET MISTER CALIGULA.



                                        Et puis, patatras ! A l'automne 37, six mois après son intronisation, Caligula tombe malade. De quoi souffre-t-il exactement ? Mystère : une maladie physique, une dépression nerveuse... On évoque aussi une tentative d'empoisonnement (L'historien Suétone évoque un "philtre que lui donna Cæsonia [son épouse] et qui n'eut d'autre effet que de le rendre furieux"), ou encore les suites de crises d'épilepsie. Bref, personne n'en sait rien ! De l'avis général, Caligula ne fut plus jamais le même après cette mystérieuse atteinte : une fois guéri, il était devenu complètement siphonné. Le peuple entier tremble pour son jeune Empereur, et implore les Dieux de l'épargner ; un patricien fait même le vœu de sacrifier sa vie contre sa guérison. Première manifestation du changement de caractère radical de Caligula après son rétablissement, il somme le malheureux courtisan d'honorer sa promesse. Comme celui-ci rechigne, il est arrêté et jeté du haut de la roche tarpéienne. La suite du règne sera à l'avenant : en rupture totale avec les premiers mois, ce ne sera plus qu'une longue succession de délires, de perversions, de débauches, de crimes et de fureur.

Buste de Caligula. (©Sebastia Giralt via Flicker.)

                                        Remis de sa mystérieuse maladie, Caligula a donc complètement perdu la boule et s'est transformé en tyran sanguinaire. Il commence par s'en prendre à Gemellus qui, on s'en souvient, avait été nommé co-héritier par Tibère :  le jeune homme est exécuté, sous le prétexte d'un obscur complot. Vient ensuite le tour de Macron. A la tête de la garde prétorienne, il est devenu trop puissant et il est contraint au suicide. (Voir ici pour plus de détails sur ce sulfureux personnage). On songe forcément au précédent "Séjan", qui ne voulait rien moins que renverser Tibère et prendre sa place. Caligula n'attend pas d'en arriver là, et il préfère prendre les devants.


                                        L'année 38 est marquée par le décès de Drusilla - la sœur avec laquelle Caligula aurait entretenu des relations incestueuses. Certains historiens valident cette rumeur, y voyant une volonté d'imitation des mariages consanguins, courants en Orient. Pourquoi pas ? Toujours est-il que Drusilla est la sœur préférée du jeune homme. Terriblement affecté par sa mort, survenue le 10 Juin, il ordonne sa divination et décrète une période de deuil public, avant de fuir Rome pour un périple qui le mène jusqu'en Sicile.

Caligula et sa sœur Drusilla.

                                        A partir de ce moment-là, la "folie" de Caligula n'a plus de limites. Imprévisible et dangereux, il est sujet à des colères meurtrières et des accès de jalousie au cours desquelles il livre aux lions les patriciens plus beaux ou plus intelligents que lui ; il s'adonne à une débauche effrénée, couchant avec quasiment tout ce qui porte stola et forçant les épouses des sénateurs à se prostituer. Il fait même installer un bordel directement dans le palais impérial, afin d'augmenter ses revenus. Côté mariages, il a déjà convolé en 33 avec Junia Claudilla (morte en couches), et il épouse en 37 Livia Orestilla dans des circonstances qui choquent les Romains puisqu'il l'enlève à son fiancé en pleine cérémonie de mariage ! Il divorce deux mois plus tard, et se remarie ensuite avec Lollia Paulina, dont il se sépare tout aussi vite. Sa quatrième et dernière épouse, Milonia Caesonia (celle qui manque de l'empoisonner en 37), tiendra plus longtemps : plus âgée que lui, elle est déjà sa maitresse depuis plusieurs années. Marié en 39, le couple aura une fille, Julia Drusilla. Malgré tous ses vices - réels ou supposés - Caligula est profondément attaché à son épouse et à sa fille, bien que (ou peut-être parce que) l'impérial rejeton soit déjà aussi détraqué que son papa :
"Il la nomma Julia Drusilla, la promena dans les temples de toutes les déesses, et la déposa sur les genoux de Minerve qu’il chargea du soin de la nourrir et de l’élever. Il ne croyait pas qu’il y eût de plus sûr indice de sa paternité que la cruauté, de sa fille, cruauté déjà poussée à un tel point, que de ses doigts elle attaquait avec fureur le visage et les yeux des enfants qui jouaient avec elle." (Suétone, "Vie De Caligula", XXV.)
Bon - ou mauvais - sang ne saurait mentir...

UN DANGEREUX MALADE MENTAL.



                                        Sur le plan politique, si Caligula renforce les pouvoirs des chevaliers, il est ouvertement hostile aux Sénateurs et multiplie les provocations à leur encontre. A cet égard, notons que l'Empereur, passionné de courses de chars, prend fait et cause pour la faction des Verts - traditionnellement soutenus par le peuple, alors que les aristocrates supportent les Bleus... Voilà qui en dit long sur son état d'esprit vis-à-vis des patriciens ! En réalité, on dirait qu'il prend un malin plaisir à humilier les Sénateurs : il leur tend son pied à baiser, les fait courir en toge à côté de sa voiture, ou les oblige à rester debout pendant qu'il dîne. L'une des anecdotes les plus célèbres concerne son cheval favori, Incitatus. L'animal mène une vie luxueuse dans des écuries de marbre, possède une mangeoire en ivoire, des colliers de pierres précieuses, et même ses propres esclaves. Des diners sont donnés en son nom et lui-même est convié à banqueter à la table de l'Empereur. La veille des jeux du cirque, on impose même le silence au voisinage pour ne pas troubler le repos du canasson. "On dit même qu'il voulait le faire consul." ajoute Suétone

Caligula Dînant Avec Son Cheval.

                                        Parmi ses autres délires, notre Empereur a l'habitude de boire des perles dissoutes dans du vinaigre et de faire construire des bateaux incrustés de pierres précieuses pour naviguer le long des côtes. Féru de spectacles et de jeux, il adore assister à toutes sortes de représentations. Mais ce ne sont que des fadaises bien inoffensives, compte tenu de  son comportement durant les jeux en question. Quelques exemples :
" Au milieu d’un spectacle de gladiateurs, il ordonnait tout à coup qu’on retirât les toiles qui garantissaient l’assemblée des ardeurs du soleil, et défendait que personne ne sortît. Au lieu des combats ordinaires, il faisait entrer dans le cirque des bêtes épuisées, les gladiateurs les plus vieux et les plus abjects, et même des gladiateurs de rebut, ainsi que des pères de famille connus, mais affligés de quelque infirmité. (...) Comme on achetait fort cher les animaux qui servaient de nourriture aux bêtes destinées au spectacle, il leur fit livrer les criminels. À cet effet, il visita lui-même les prisons, et, sans examiner la cause de la détention de chacun des prisonniers, il se tint sous le portique, et condamna aux bêtes tous ceux qui y étaient renfermés. (...) Il condamna aux mines, ou aux travaux des chemins, ou aux bêtes, une foule de citoyens distingués, après les avoir flétris d’un fer brûlant. Il y en eut qu’il enferma dans des cages où ils étaient obligés de se tenir à quatre pattes ; il en fit scier d’autres par le milieu du corps. Et pourtant ce n’était pas pour des motifs graves : les uns avaient été mécontents d’un de ses spectacles, les autres n’avaient jamais juré par son génie." (Suétone, "Vie De Caligula", XXVI - XXVII.)

                                        Plusieurs de ses saillies sont passées à la postérité : il agonit le peuple d'injures lorsque celui-ci ne va pas dans son sens lors des Jeux et s'exclame : "J'aimerais que le peuple romain n'ait qu'un seul cou !" Apparemment obsédé par la décapitation, il répète fréquemment, lorsqu'il embrasse une femme dans le cou : "Une si jolie nuque sera tranchée dès que j’en donnerai l’ordre." Lors d'un festin, il éclate de rire et explique aux convives, qui l'interrogent sur les raisons de cette hilarité soudaine : "Quand je pense que sur un seul geste de moi vous pouvez tous être égorgés!" Autre phrase restée célèbre, celle dont Caligula fait sa devise : "Oderint, dum metuant" - "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent" - empruntée à une tragédie de Lucius Accius. Tibère avait déjà adapté la sentence en "Oderint, dum probent" - "Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils m'approuvent". On appréciera la nuance...

Statue De Caligula, reconstitution 3D - ©The Digital Sculpture Project.

                                        Pour que la tableau soit complet, on raconte aussi qu'il aime à déclarer que les greniers à blé de Rome sont vides - ce qui n'est évidemment pas le cas - simplement pour jouir du spectacle des émeutes créées par les mouvements de panique. Et encore, ce ne sont là que quelques unes des aimables fredaines de notre jeune ami !


                                        Tibère était peut-être un vieux grognon misanthrope, mais il avait au moins eu le mérite de laisser les caisses pleines. Hélas, il doit se retourner dans sa tombe en voyant la manière dont son successeur dilapide les 3000 millions de sesterces qu'il lui a légués ! Le trésor à sec, il faut faire rentrer du cash et, pour se faire, Caligula se livre à l'extorsion et à la confiscation. Il instaure de nouveaux impôts (dont un sur les prostituées) et organise des ventes aux enchères, auxquelles les sénateurs sont vivement encouragés à participer en versant des sommes exorbitantes. Mais cela ne suffit pas, et Caligula accapare alors les héritages des uns et des autres, de façon pas toujours légale...

CONJURATIONS, EXÉCUTIONS ET... COQUILLAGES.



                                        C'est évident, Caligula mérite davantage la camisole de force que la Pourpre impériale ! Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que les relations entre l'Empereur et le Sénat se dégradent. En 39, Caligula prononce un discours édifiant, accusant les pères conscrits d'avoir été complices des exécutions sous le règne de Tibère, et les désignant donc comme responsables de la mort de sa mère et de ses frères. Et voilà qu'il ressort les fameux dossiers, qu'il prétendait avoir brûlés lors de son intronisation ! Il va jusqu'à affirmer que lui-même ne se sent pas à l'abri : "D'ailleurs de vous, je ne dois moi non plus rien attendre de bon.", balance-t-il à la face des sénateurs.
"A la suite de ces paroles, il introduisit Tibère, qui lui disait : "Tout ce que tu as dit est juste et vrai ; ainsi donc, point d'amitié, point de compassion pour aucun d'eux. Tous te haïssent, tous souhaitent ta mort ; ils te tueront, s'ils le peuvent. Ne songe pas non plus à rien faire pour leur être agréable, et ne t'inquiète pas de leurs propos ; regarde ton plaisir et ta sûreté comme la suprême justice. De la sorte, tu n'éprouveras aucun mal et tu jouiras de tous les plaisirs ; en outre, tu seras honoré d'eux, qu'ils le veuillent ou qu'ils ne le veuillent pas. Si tu agis autrement, il ne t'en reviendra rien en réalité ; tu recueilleras, en apparence, une vaine gloire qui ne te procurera aucun avantage, et tu périras ignominieusement victime de leurs complots. Aucun homme, en effet, ne se laisse volontairement commander : tant qu'il craint, il révère celui qui est plus fort que lui ; croit-il que son chef est le plus faible, il se venge de lui". Caius, après avoir, par ce discours, ramené la coutume des accusations de lèse-majesté, le fit aussitôt graver sur une plaque de bronze, et sortit précipitamment de la curie ; puis, le même jour, il se retira dans la région suburbaine. Quant au sénat et au peuple, ils furent dans une grande crainte, se souvenant des injures qu'ils avaient, en bien des circonstances, proférées contre Tibère, et songeant quelles paroles ils venaient d'entendre dans la bouche du prince et quels discours ils entendaient auparavant. " (Dion Cassius, "Histoire Romaine", LIX - 16.)
Les premiers troubles sérieux surviennent la même année, lorsque les deux consuls sont destitués, au prétexte qu'ils auraient commémoré la bataille d'Actium - soit la défaite de Marc Antoine, arrière-grand-père du Princeps, face à Auguste. Toutefois, celui-ci précise, sans rire, qu'ils auraient aussi été destitués s'ils avaient omis de célébrer cet anniversaire puisque Auguste était aussi son arrière-grand-père ! En réalité, il s'agit sans doute d'un faux prétexte et on peut supposer que les deux consuls payent pour une première conspiration, visant à renverser Caligula. Un premier complot donc, mais pas le dernier.


                                        En effet, une vaste conspiration est découverte peu de temps après. Elle réunit rien moins que les deux sœurs survivantes de Caligula (Agrippine et Livilla) ainsi que le veuf de Drusilla, Marcus Aemilius Lepidus. Les deux premières sont exilées sur les îles Ponziane, tandis que Lepidus est exécuté.

Adlocutio de Caligula aux armées.

                                        Une troisième conjuration est déjouée la même année : elle est menée par Cornelius Lentulus Gaetulicus, le commandant de l'Armée du Rhin. Accusé de trahison, il est exécuté en Octobre. Caligula est alors à Lyon, et il se rend sur la frontière rhénane au début de l'année suivante. Le futur Empereur Galba est nommé en remplacement de Gaetulicus. Caligula en profite pour entreprendre une expédition militaire en Germanie et en Bretagne. Malgré la levée de deux nouvelles légions, ces deux campagnes sont des échecs complets.
"On s'accorde à penser que Caligula songeait à s'introduire en Bretagne, mais, versatile, il abandonna ce projet après avoir échoué dans ses tentatives démesurées d'envahir la Germanie " (Tacite, "Vie d'Agricola", XIII - 1)
Les Romains ne rapportent aucune victoire significative face aux Germains, et Caligula doit abandonner son projet de conquête de la Bretagne, sans doute trop risqué. Si l'on en croit Suétone, la campagne tourne même à la farce pure et simple : il se contente d'ordonner à ses soldats de... ramasser des coquillages sur les rives de la Manche, pour les exhiber lors de son triomphe comme "dépouilles de l'océan" ! Et l'Empereur d'organiser à Rome un triomphe burlesque, au cours duquel il fait passer des Gaulois recrutés pour la circonstance pour des Germains vaincus. Bref, la santé mentale de ce brave Caligula ne s'améliore pas. Lorsqu'il revient à Rome, l'Empereur est accueilli par une délégation de sénateurs. Il les avertit, en désignant l'épée qu'il a dégainée : "Je reviendrai, et elle sera avec moi." Voilà qui n'augure rien de bon.


LE DIEU EST TOMBE SUR LA TÊTE.



                                        Au cours des derniers mois de son règne, Caligula gravit un échelon supplémentaire dans la démence : voilà qu'il se prend pour un Dieu ! Vous m'objecterez que le culte impérial n'est pas une nouveauté, et vous aurez raison. A ceci près que, jusqu'ici, ce n'était pas l'Empereur que l'on vénérait, mais son "génie" - nuance subtile, mais nuance tout de même - et surtout ce culte se pratiquait dans les provinces. Or, non seulement Caligula érige un Temple, dédié à lui-même, sur le Palatin, mais il oblige en plus les citoyens les plus riches à lui verser des sommes colossales, en échange de l'insigne honneur de devenir un de ses prêtres. Pire, nous dit Suétone : il se prend VRAIMENT pour un Dieu !
"Les nuits de pleine lune, il l'invitait fréquemment à venir l'embrasser et partager sa couche, et le jour il causait secrètement avec Jupiter Capitolin, tantôt en chuchotant et prêtant l'oreille à son tour, tantôt à voix plus haute et  non sans le quereller. On l'entendit, en effet, menacer Jupiter en criant : "Enlève-moi, ou c'est moi qui t'enlèverai." Enfin selon son expression, il se laissa fléchir ; et, invité par Jupiter à venir loger chez lui, il établit un pont par-dessus le temple d’Auguste, du mont Palatin jusqu’au Capitole. Bientôt, pour être encore plus voisin, il fit jeter les fondements d’un nouveau palais sur la place même du Capitole. " (Suétone, "Vie De Caligula", XII.)
Caligula Adoré Comme Un Dieu Entre Les Statues De Castor Et Pollux.


                                        Ces aspirations divines ne vont pas sans causer quelques problèmes, notamment en Judée où Caligula se met en tête de transformer le temple de Jérusalem en sanctuaire impérial et d'y faire ériger un statue à son effigie, ce qui provoque des émeutes. Il faudra l'intervention du subtil Hérode Agrippa (ami d'enfance de Caligula qui l'avait lui-même élevé au trône de Roi de Batanée, Galilée et de Pérée - voir ici pour plus de détails.) pour persuader l'Empereur de renoncer au projet.


                                        A la fin de l'année 40, les rapports entre Caligula et le sénat se tendent encore un peu plus : un énième complot est découvert et réprimé, plusieurs sénateurs sont exécutés. En 41, une dernière conjuration éclate, beaucoup plus étendue : elle est menée par deux officiers de la garde prétorienne, Cassius Chaerea et Cornelius Sabinius. Suétone rapporte que Chaerea haïssait l'Empereur, parce que celui-ci ne cessait de le railler et de se moquer de ses mœurs efféminées, le surnommant Vénus, Cupidon ou encore Priape.... Peut-être, mais ce sont en fait des sénateurs, de plus en plus effrayés par les sautes d'humeur et la cruauté de Caligula, qui tirent les ficelles.

MORT D'UN TYRAN.

"Mort De Caligula." (Toile de L. Alma-Tadema)


                                        Le 24 janvier 41 l'empereur assiste aux Jeux Palatins. Il a pour habitude de s’absenter vers midi, pour aller se sustenter. En gros, l'idée est de se jeter sur lui alors qu'il quitte le théâtre. Manque de chance, Caligula souffre ce jour-là de maux d'estomac, et il retarde sa sortie. Des sénateurs complices le persuadent finalement de partir, au prétexte qu'une troupe de comédiens l'attend devant le théâtre pour lui présenter un spectacle. Alors qu'il s'engage dans un cryptoportique, Caligula se retrouve soudain entouré de soldats armés jusqu'aux dents. Chaerea passe à l'action, et c'est la curée :
"Chærea l'avait grièvement blessé à la nuque du tranchant de son glaive, en criant : "À moi !", qu'aussitôt Cornelius Sabinus, le second des tribuns conjurés, lui avait percé le cœur. D'autres prétendent que Sabinus, ayant fait écarter la foule par des centurions qui étaient du complot, lui avait, selon l'usage militaire, demandé le mot d'ordre, et que Caius ayant répondu "Jupiter", Chærea s'était écrié : "Le voici !" et, comme le prince se retournait, il lui avait brisé la mâchoire. Renversé par terre et se repliant sur lui-même, il criait qu'il vivait encore ; mais les autres conjurés lui portèrent trente coups, selon le mot de ralliement : "Redouble". Quelques-uns lui enfoncèrent l'épée dans les parties honteuses" (Suétone, "Vie de Caligula", LVIII).

                                        Dans la foulée, les prétoriens assassinent son épouse Caesonia et brisent le crâne de sa fille. Ainsi meurt Caligula, à l'âge de 29 ans, après un peu moins de 4 ans de règne. Son oncle Claude, pourtant considéré comme un simple d'esprit, lui succède - mais c'est une autre histoire.