mercredi 28 novembre 2012

A La Télé : "Le Destin De Rome".

                                        Vous commencez à en avoir l'habitude : je vous propose régulièrement dans ces pages des idées de lecture, tant de magazines que de livres, tous en lien avec l'antiquité romaine. Et bien cette fois, c'est d'un programme télévisé que je vais vous parler : "Le Destin De Rome",  de Fabrice Hourlier, diffusé sur ARTE le Samedi 1er Décembre prochain. Ou plutôt "rediffusé", puisque ce documentaire était déjà passé à l'antenne en Juin 2011, avant de sortir en DVD. Comme d'habitude, vous trouverez toutes les références à la fin de ce billet.

                                        Alors, qu'est-ce que "Le Destin De Rome" ? Un docu-fiction en deux parties, qui couvre la même période que la saison 2 de la série "Rome" de HBO, et qui retrace donc la rivalité entre Octave et Marc Antoine, depuis le mort de César jusqu'à la victoire définitive du premier sur le second, après la bataille d'Actium. Je sais, je sais : je vous dévoile le dénouement de l'intrigue, mais ce n'est pas exactement comme si je vous révélais l'identité de Kaiser Sauze dans "Usual Suspects" !! Marc Antoine et Octave : et oui, encore ! Mais l'originalité du documentaire tient à la reconstitution spectaculaire des décors d'époque et des batailles de Philippes et d'Actium, autant qu'aux langues utilisées puisque le documentaire a été tourné en Latin et en Grec. Avec la louable ambition de se rapprocher au plus près de la vérité historique.


Antoine (Pawel Delag) et Octave (Andy Gillet)

                                        Reprenons brièvement les évènements relatés dans la première partie, "Venger César". En 44 avant J.C., Jules César concentre tous les pouvoirs entre ses mains, et il se murmure qu'il serait sur le point de se faire proclamer Roi. Il est alors assassiné par un groupe de sénateurs hostiles, emmenés par Brutus et Cassius, républicains qui se veulent les défenseurs de la patrie. Mais les conjurés, n'ayant rien prévu pour faire suite à cet assassinat, sont complètement pris de court. Marc Antoine, le bras droit de César, et Octave, son petit-neveu et héritier, saisissent l'opportunité pour retourner la situation en leur faveur : mettant leur rivalité de côté, ils prennent le pouvoir et en appellent à la vengeance. Brutus et Cassius gagnent alors la Grèce afin de lever une armée. En 42 avant J.C., Antoine et Octave se portent à leur rencontre et les affrontent lors de la bataille de Philippes. Le choc entre Césariens et républicains est d'une rare violence : sur les 200 000 soldats engagés, 30 000 trouvent la mort. Cassius et Brutus sont tués et Marc Antoine, artisan de la victoire, voit son prestige accru. Il est désormais l'homme fort de Rome.

Cléopâtre (Laëticia Eïdo) et Antoine (Pawel Delag)

                                        Le second volet, "Rêves d'Empire", reprend l'action là où nous l'avions laissée. Les vainqueurs de Philippes se sont partagés le territoire dominé par Rome : à Octave l'Italie, tandis que Marc Antoine se rend en Asie. Alors que le premier assoit son autorité et gagne de l'influence en Occident, le second s'éprend de Cléopâtre, autrefois maîtresse de César et mère de son fils Césarion, et se laisse griser par les plaisirs faciles d'une vie de débauche à Alexandrie. Octave et Antoine nourrissent cependant tous deux l'ambition de devenir le seul détenteur du pouvoir, en éliminant l'autre... L'antagonisme ne fait que croître, et le rusé Octave prend le prétexte de l'alliance entre Antoine et Cléopâtre pour déclarer la guerre à la Reine d’Égypte. Les deux factions s'affrontent lors de la bataille navale d'Actium, en 31 avant J.C. : vaincus, Antoine et Cléopâtre prennent la fuite pour tenter de mettre à l'abri leur trésor de guerre et regagnent Alexandrie. Ils s'y suicident quelques mois plus tard. Débarrassé de ses ennemis, Octave devient, 4 ans plus tard, le premier Empereur de Rome sous le nom d'Auguste.

Reconstitution de la bataille d'Actium.

                                        Voilà pour le fond, que je reconnais avoir ici grossièrement résumé puisque c'est davantage la forme du documentaire qui m'intéresse aujourd'hui. Spectaculaires, les deux films le sont assurément : le recours à la technologie, via images de synthèse, affranchit le réalisateur de toutes les limites, en lui permettant de composer des décors grandioses, de "cloner" ses figurants, d'accumuler les navires et les légionnaires. Pour être totalement honnête, ce genre de procédé me laisse en général assez sceptique : l'aspect virtuel ressort nettement et ça ne fait pas "vrai", tout simplement. Or, j'admets que cette fois, j'ai trouvé le résultat assez bluffant et qu'à de rares exceptions près (les vues générales d'Alexandrie par exemple, ou certains décors un peu froids), on y croit vraiment. Les batailles de Philippes et d'Actium sont réellement époustouflantes, plus réalistes qu'épiques. De ce point de vue, c'est une belle réussite.

Reconstitution du forum romain.
Les auteurs du "Destin De Rome" ont également tenté de rompre avec l'image "officielle", véhiculée par exemple par Plutarque. On sait bien que l'Histoire est écrite par les vainqueurs, et Octave / Auguste a bien veillé à ne conserver que des écrits à sa propre gloire. Il y est généralement décrit comme un fin politique, aussi roué qu'intelligent. Antoine, quant à lui, est dépeint comme un ivrogne débauché, esclave de sa passion pour la putain égyptienne, et non comme l'excellent militaire et l'homme d'état partisan d'une symbiose entre Rome et l'Orient hellénistique, à l'image de celle dont César lui-même rêvait peut-être. "Le Destin De Rome" évite donc cet écueil et remet en question les sources généralement consultées, pour tenter de se rapprocher de la psychologie des protagonistes. L'effort est louable, bien qu'il laisse une légère impression de malaise : car comment prétendre cerner la complexité des caractères et les motivations, 2000 ans après les faits ? Sans compter que le récit des évènements tend à une dramatisation romanesque du récit, appuyée par une vision finalement assez manichéenne, avec un Octave plutôt antipathique et un couple Antoine - Cléopâtre qui n'échappe pas aux clichés romantiques. Ce qui n'empêche pas de saluer les efforts des auteurs, et la crédibilité historique de leur remarquable travail, en particulier concernant les manœuvres militaires et stratégiques.

                                        Qu'en est-il du parti pris audacieux d'un film tourné entièrement en Latin et en Grec ? Si j'ai fait référence à la saison 2 de "Rome", ce n'est pas totalement gratuit puisque, outre la ressemblance entre les acteurs choisis pour incarner Antoine et Octave dans les deux versions,  Fabrice Hourlier, le réalisateur du "Destin De Rome" confie avoir été impressionné par la série de HBO, à un détail près : la langue. "Entendre César parler anglais, ça m'a fait bizarre", a-t-il avoué à Télérama. Dont acte : rendons à César ce qui appartient à César, et le Latin à nos braves Romains ! Pour se faire, l'équipe s'est basée sur les graffiti d'époque, écrits phonétiquement par des ouvriers ou des gens du peuple. Quant au Grec, langue des élites romaines et omniprésente en Orient, il leur a fallu se contenter du Grec moderne, la prononciation de la langue en vigueur au Ier siècle avant J.C. n'étant pas connue. Sur le papier, l'idée est séduisante. Mais dans la réalité, je ne suis pas certaine que ça apporte grand-chose au spectateur, qui se retrouvera le plus souvent à lire des sous-titres français traduisant du Latin ou du Grec au lieu d'Anglais...


Brutus (Cédric Brenner) et Cassius (Olivier Neveux) sous-titrés, puisque parlant Latin...

                                        Pour couronner le tout, les spécialistes se crêpent joyeusement le chignon quant à la crédibilité de ces dialogues antiquisants ! Paul-Marius Martin, professeur émérite de langue et littérature latines à l'université Montpellier-III, et qui a supervisé les traductions du documentaire, est enchanté par les recherches effectuées pour les textes en Latin, et se dit convaincu par l'exactitude des intonations ; en revanche, il est plus mesuré quant à l'emploi du Grec moderne, assez éloigné du Grec ancien selon lui. Tout au contraire, Claude Aziza, agrégé de Lettres classiques et maître de conférences honoraire de latin à l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle, se montre plutôt indulgent vis-à-vis des textes en Grec, mais fustige les tentatives de reconstitution du Latin antique et notamment les "risibles roucoulades dans les r", qu'aucun élément ne permet d'étayer.  (Revue "Histoire" 365.)

                                        Loin de moi l'idée de jouer les arbitres dans ce débat d'érudits, pour lequel je ne suis pas compétente. Au-delà de la question légitime de la fiabilité de la reconstitution linguistique, encore faut-il voir ce que les acteurs en ont fait, et il faut bien admettre que leurs performances sont inégales : si Cléopâtre (Laëticia Eïdo) s'en tire relativement bien (quoiqu'elle ânonne un peu), d'autres déclament avec une emphase cicéronienne peu naturelle. Quant à Octave (Andy Gillet) , on a parfois l'impression qu'il manque d'assurance et qu'il s'apprête à nous réciter ses déclinaisons (rosa rosa rosam...) ! Antoine (Pawel Delag) est sans doute celui qui s'en sort le mieux, tant au niveau du jeu que de la diction.

Extrait du making of : galope, brave Cassius !

                                        Pour autant, j'ai parfaitement conscience du défi relevé par ces comédiens, qui ont réussi à redonner vie à des langues mortes. A leur décharge, leur tâche n'a pas été aisée : en plus de devoir apprendre leurs dialogues en phonétique, à l'aide de baladeurs numériques sur lesquels ils étaient enregistrés, les pauvres se sont vus contraints de gesticuler sur un fond vert puisque tout, des décors à la masse des figurants, était ajouté en surimpression! Privés de repères visuels et sans texte concret auquel se raccrocher, on imagine combien ils ont dû en baver... Vu sous cet angle, ils n'ont pas démérité.

                                        Reste que l'utilisation du Latin et du Grec a une autre vertu puisque, contre toute attente, elle a permis au projet d'atteindre une ampleur internationale. Diffusé au Japon, en Italie, aux États-Unis, en Grèce, en Belgique, au Portugal, en Chine, en Slovénie, en Australie, etc., le documentaire a partout connu un franc succès, autant critique que public. Pour ma part, en dépit des réserves exposées ici, j'ai finalement apprécié ces deux films : convaincants sur le plan historique, d'une grande qualité esthétique grâce à des reconstitutions magistrales, des acteurs kamikazes qui ne s'en tirent pas si mal que ça... Quant au choix du Latin et du Grec, et quelle que soit l'opinion éclairée des linguistes, force est de reconnaître qu'il fallait un sacré cran pour oser un tel pari ! Il en ressort un documentaire passionnant, qui a le mérite de dépoussiérer le genre et d'instruire tout en divertissant. Ce n'est pas la moindre de ses qualités, une autre étant, j'espère, d'éveiller la curiosité et d'inciter le spectateur à approfondir le sujet à travers la lecture de biographies, d'études ou même des textes antiques... Une émission à voir, ne serait-ce que par curiosité, et surtout parce qu'on passe un agréable moment. Après tout, c'est bien là l'essentiel !


© Chiloe Productions

"LE DESTIN DE ROME" de Fabrice Hourlier et Stéphanie Houville.
"Venger César" et "Rêves d'Empire" : 2 X 52''.
 Coproduction : ARTE France, Docside Production, Indigènes

Disponible en DVD chez Chiloe Productions - 33 € - lien ici.
 

Diffusion sur ARTE le 1er Décembre 2012 à 20h45 et le 5 Décembre 2012 à 10h30. 

Sauf mention contraire, toutes les photos © Docside / Indigènes.

dimanche 25 novembre 2012

Peinture à fresque : technique et aperçu.

                                        Je vous ai récemment parlé de la mosaïque, ici. C'est un des aspects de l'art domestique romain, mais ce n'est évidemment pas le seul. Ceux d'entre vous qui ont eu la chance de visiter le site de Pompéi, par exemple, n'ont pu qu'être frappés par les sublimes fresques qui ornent les vestiges : qu'il s'agisse de celles de la Maison du Faune ou bien de celles de la Villa des Mystères, on reste forcément stupéfait devant la somptuosité de la décoration murale. Il va de soi que le sujet m'intéresse (vous savez que, dès que j'entends parler de romanité, je suis au garde-à-vous), mais je préfère être claire : la peinture a fresco m'est à peu près aussi familière que la part de l'agriculture dans le PIB de la Mongolie occidentale dans les années 30. C’est-à-dire : pas des masses.

                                        Mais ça (comme dit la pub) c'était avant : heureusement pour moi, le Musée Archéologique de la ville de Nîmes a eu la bonne idée de convier Isabelle Rolet pour une conférence intitulée : "La fresque, une technique pas comme les autres." Peintre en décor du Patrimoine, fresquiste et restauratrice à l’École d'Avignon, cette spécialiste a su nous faire partager sa passion, tout au long d'un exposé de plus de deux heures (d'après ma montre. Mais je jurerais que c'était beaucoup plus court, tellement c'était intéressant.) Et c'est donc l'occasion pour moi d'aborder le sujet sur mon blog, forte de mes connaissances toutes neuves ! (Et de plusieurs pages de notes, quand même...)

Isabelle Rolet. (Photo via la Ville de Nîmes)

La peinture à fresque : de l'art... et de la chimie.


                                        En toute logique, commençons par définir la fresque : il s'agit d'une technique de peinture essentiellement murale qui consiste en l'application de couleurs sur un enduit humide, constitué d'un mortier poreux à base de chaux éteinte. Le mot fresque de l'expression italienne "dipingere a fresco" (peindre à frais), par opposition à "dipingere a secco" (peindre à sec). Le fait de peindre sur un support frais permet notamment d'utiliser comme coloration un mélange de pigments et d'eau, sans addition d'un liant : les pigments pénètrent dans l'enduit et s'incorporent au mur. La peinture à fresque est ainsi particulièrement résistante.

                                        Bon, accrochez-vous : on va faire un peu de chimie ! Si les couleurs se fixent ainsi dans l'enduit, c'est grâce à une réaction appelée la carbonatation. Lors de l'évaporation de l'eau contenue dans l'enduit, l'hydroxyde de calcium de la chaux se combine au gaz carbonique de l'air et se cristallise en une pellicule de carbonate de calcium, appelée le calcin. Durant la séchage, le calcin migre vers la surface et, en se superposant à la peinture, forme une couche protectrice. C'est d'ailleurs le calcin qui a protégé les fresques pariétales des grottes préhistoriques... Mais ce processus chimique implique, du même coup, que l'exécution d'une fresque doit être rapide, avant le séchage complet de l'enduit, et précis puisque toute correction est impossible.

Cycle de la chaux. (Schéma © Guilde des métiers de la chaux)

Certains l'aiment chaux : chaux aérienne et chaux hydraulique.


                                        Avant tout, une petite digression s'impose : vous ne manquerez pas de la trouver utile si, comme moi, vous n'êtes guère familier des matériaux de maçonnerie... La technique de la fresque impose l'emploi de deux types de chaux distinctes :

  • La chaux grasse ou aérienne, qui se présente sous forme d'une pâte presque liquide, d'un blanc lumineux. A partir de calcaire cuit à 700° dans un four, elle se transforme alors en chaux vive puis, trempée d'eau, en chaux éteinte. On obtient alors la fameuse pâte qui servira de base au gâchage et qui, au contact de l'air, retournera à l'état de calcaire par le processus de carbonatation décrite ci-dessus. On appelle l'ensemble de ce processus le cycle de la chaux. A prise lente et légèrement soluble à l'eau, la chaux aérienne est facile à travailler - d'autant plus qu'elle sera tirée de calcaire pur, comportant une faible proportion d'argile. (- 5%)
Chaux grasse.

  • La chaux hydraulique, en poudre, obtenue à partir de calcaire argileux (de 5 à 20 %) : insoluble à l'eau au contact de laquelle elle durcit, elle prend en quelques heures en se cristallisant et présente une teinte grisâtre.  
Chaux hydraulique.


Préparation du support.


                                        Ces précisions apportées, voyons sur quel support s'applique une fresque. Le mur lui-même doit être épais, poreux et souple. La technique est donc particulièrement adaptée au bâti ancien, construit à partir de matériaux locaux et donc très variés, caractérisés par leur porosité et leur souplesse (la brique, la terre crue ou cuite, la pierre, etc.), au contraire des matériaux modernes étanches et rigides (parpaing, béton, ciment). Concrètement, on peint la fresque sur une superposition de couches distinctes :

  1. Au contact du mur, la première couche est une couche d'accroche : l'arriccio ("je frise"). C'est une sorte de crépi de mortier rugueux, à base de chaux hydraulique et d'un agrégat d'argile, de bris de tuiles, de sable, etc. Bien que Vitruve recommande d'appliquer 7 couches d'enduit successives, on se contente en général de trois couches. Chaque pose demande un temps de séchage de plusieurs heures, et ce crépi doit rester rugueux pour que l'enduit à peindre s'y accroche parfaitement.
  2. La seconde couche correspond au support de la fresque elle-même, qui recevra les tons de couleurs : c'est l'intonaco. Cette couche fine (environ 5 mm d'épaisseur) est appliquée sur l'arriccio. Elle est constituée de chaux grasse aérienne, lissée à la truelle.
  3. Vient enfin la fresque elle-même, dont les couleurs,  posées sur la surface de l'intonaco, seront fixées dans le calcin (voir ci-dessus).


On distingue nettement le mur (1), l'arriccio (2) et l'intonaco. (3)


La peinture.


Sinopia, abbaye de San Galgano.
                                        Le dessin est appliqué à l'aide d'un carton préparatoire, criblé de trous le long de ses contours, que l'on trace alors sur l'enduit à l'aide d'un pigment rouge d'oxyde de fer, la sinopia - qui donne son nom à l'ébauche de la fresque. Lorsque celle-ci est de dimensions trop importantes pour être réalisée en une seule fois, on divise la sinopia en plusieurs parties, chacune étant peinte au cours d'une séance. On désigne ces différentes zones par le mot de giornata ("journée"). Les joints ou raccords sont souvent visibles, et permettent de déduire la rapidité et la progression des séances de travail.



Le Baiser de Judas (Giotto). Les lignes blanches montrent les démarcations correspondant à chaque giornata.

                                        La peinture est préparée à l'aide de pigments naturels (minéraux comme la terres de Sienne ou oxydes métalliques) délayés dans de l'eau. Les pigments employés dans la peinture a secco ne conviennent pas forcément à la technique à fresque : les pigments végétaux ou organiques notamment (cochenille par exemple), sont "brûlés" par la chaux. (Pour plus de détails sur les pigments, vous pouvez jeter un œil ici, dans mon billet consacré à la polychromie dans les sculptures antiques.)
                                 
                                        Le mortier doit encore être humide sans "coller", afin que la peinture le recouvre sans trop le pénétrer, au risque de perdre de son intensité. On commence par peindre le panneau de fond de la fresque, et on travaille en partant de l'angle supérieur droit, afin d'éviter que les coulures ne détériorent le travail déjà effectué. Ce n'est qu'ensuite que l'on réalisera les personnages et les détails, en couches successives. Une autre technique, moins onéreuse, consiste à rechampir - c'est-à-dire à peindre les contours des personnages au lieu de les peindre par-dessus la couleur. Elle est employée principalement lorsque la teinte utilisée en fond est onéreuse : cinabre, bleu d'Alexandrie, etc.

Ouvriers travaillant avec gabarit et tampon. (©Isabelle Rolet)

                                        A partir du moment où le mortier présente la consistance idéale, la réaction de carbonatation décrite plus haut exige du peintre un travail rapide et précis : une fois l'enduit sec, les pigments ne pourront plus s'y fixer, et toute erreur est irrémédiable. Pour prolonger la fraîcheur de l'enduit, les peintres doivent parfois mouiller le mur avec de l'eau ou de l'eau de chaux. La même nécessité d'un travail rapide conduit les peintres à utiliser des outils leur permettant d’œuvrer plus vite : des tampons pour reporter des motifs récurrents , des gabarits, etc. En dernière étape, on cire la fresque après la carbonatation afin de la protéger et de la rendre plus brillante.

La vitesse d'exécution donne un ton presque impressioniste. (Maison des Dioscures, Pompéi.)


Fresques romaines : les quatre styles pompéiens.


                                        Les fresques les plus anciennes dateraient de 6000 avant J.C., et auraient été réalisées dans l'actuelle çatal höyük, en Turquie. Cependant, la pratique semble s'être étendue de façon empirique, dans toutes les civilisations : elle est utilisée dès 1800 avant J.C. par les mésopotamiens ou les Égyptiens. Plus proches des Romains, les Étrusques en ornaient leurs tombes : l'enduit reste grossier, le sable mélangé à la chaux du mortier affleurant en surface, et le traitement des sujets représentés est assez synthétique et se résume le plus souvent à des contours remplis d’aplats de couleur.

Fresque étrusque de Tarquinia.

                                        Mais la peinture a fresque connaît surtout son essor chez les Grecs et les Romains. Les fresques romaines apparaissent le plus souvent dans les pièces de réception, comme le triclinium, où elles démontrent la richesse du propriétaire des lieux. Cet art pictural est généralement divisé en quatre groupes ou styles, qui se sont succédé dans le temps. On doit cette distinction à l'archéologue August Mau, qui s’est essentiellement basé sur les découvertes de Pompéi et sur les ouvrages de Vitruve. On peut certes supposer que l'évolution n'a pas été homogène à travers l'ensemble de l'Empire, et que des variations ont pu surgir selon les régions ; cependant, cette classification fait encore autorité aujourd'hui.

Le 1er style, qui s'étend du milieu du II ème siècle jusqu'en 80 avant J.C., se caractérise par une division de la paroi en trois parties (plinthe, panneau central et corniche) et l'utilisation de couleurs vives et une évocation du bois, du marbre ou de la pierre en relief. Découpés dans le mortier, ces faux éléments sont ensuite peints et lissés.

Exemple du 1er style.

Le 2ème style apparaît en 100 avant J.C. et s'achève au début du règne d'Auguste. Il n'y a plus d'élément en relief, c'est un style entièrement peint. On retrouve la division tripartite de l'espace, mais le relief est suggéré en trompe-l’œil, et les fresques représentent une architecture illusionniste et symétrique inspirée de décors fastueux du théâtre, s'ouvrant sur des arrières plans composés de bâtiments, de villes, de ciel, de jardins, etc., comme vus depuis une fenêtre. Ce style évolue progressivement, et les décors se réduisent et se font plus austères, pour laisser une place plus importante à des peintures souvent mythologiques.

Exemple du 2ème style. (Villa Fannius Synistor, Boscoreale)

Le 3ème style naît en 20 avant J.C. et disparaît sous le règne de claude. En réaction à l'opulence du 2ème style, les parois se ferment et les décors se simplifient, des traits horizontaux et verticaux de couleur pure délimitent les zones du mur. L'effet chromatique est mis en valeur par des architectures en trompe-l’œil d'une grande subtilité, des pilastres fins et des candélabres multiples. Il se caractérise surtout par l'apparition d'un grand tableau central, à l'intérieur d'un édicule flanqué de panneaux ornés de vues champêtres ou figuratives. La rapidité d’exécution exigée par la technique de la fresque amène les peintres à esquisser le motif de façon quasi impressionniste, quelques traits suffisant à suggérer une silhouette ou une forme.

Exemple du 3ème style. (Villa de Marcus Lucretius Fronto, Pompéi.)


Le 4ème style enfin, de 45 à 90 environ, abandonne la division de l'espace en trois parties, mais synthétise des éléments des styles précédents. Complexe et sophistiqué, il présente des lignes de fuite multiples, des perspectives en 3 ou 4 points, des décors en trompe-l’œil en 3 dimensions, des plinthes présentant des tableaux très détaillés et parfois surchargés. On y retrouve les décors illusionnistes et les effets d'ouverture, mais aussi les reliefs en stuc, des dorures, des médaillons, des candélabres, etc. Les thèmes sont variés : toujours des scènes mythologiques, mais aussi des natures mortes, des portraits, des scènes de la vie quotidienne.

Exemple du 4ème style. (Maison des Vettii, Pompéi.)

Fresquistes de l'antiquité.


                                        Tout comme les mosaïstes, les fresquistes de l'antiquité romaine ne signaient pas leurs oeuvres : une seule fresque, dans toute l'Italie, comporte le nom de son auteur. Etaient-ils considérés comme des artistes, ou comme des artisans ? Difficile à dire. Il existe une autre similitude entre fresquistes et mosaïques : l'organisation des ateliers, où chaque employé a un rôle déterminé :

  • Le tector prépare et applique les enduits, et peint le panneau de fond ;
  • Le pictor parietarius réalise les moulures et les décors simples ou répétitifs ;
  • Le pictor imaginarius, chef de l'atelier, gère l'ensemble et peint les éléments principaux et les plus délicats.

Fresquistes en train de peindre et d'appliquer l'intonaco. (©Isabelle Rolet)



Conclusion.


Isabelle Rolet à l’œuvre...
Travail minutieux et délicat, la peinture sur fresque présente néanmoins l'avantage d'être beaucoup plus résistante que la peinture murale. A quelques exceptions près : l’infiltration, due au contact des fondations avec le sol, peut par exemple provoquer des remontées capillaires et la détérioration des parties inférieures de la fresque. En revanche, la technique a permis à de nombreuses œuvres de traverser les siècles pour parvenir jusqu'à nous. Pour en revenir à Pompéi, la cire déposée après la carbonatation a protégé les fresques de la calcination lors de l'éruption du Vésuve : en fondant, la cire a pénétré dans la fresque, l'incrustant encore plus profondément dans l'enduit... Malheureusement, il semble bien que nous soyons sur le point de réussir là où le Volcan a échoué, les fresques en question ayant été détériorées depuis leur mise au jour - autant par manque de moyens qu'à cause de l'incompétence de leurs premiers découvreurs.



                                        Mais ceci est une autre histoire - tout comme l'évolution de la peinture a fresco au Moyen-Age et surtout à la Renaissance. Des noms comme Giotto, Raphaël ou Michel-Ange sauront alors porter la technique à son apogée, avec un savoir-faire et une maestria qui ne cessent d'éblouir, et qui feront d'eux les dignes successeurs des artistes anonymes de la Rome Antique.

Après, c'est sûr, faut quand même un minimum de talent... ("La création d'Adam" - Michel-Ange.)

                                        Quant à moi, je ne vais pas vous mentir : pour une novice telle que moi, cette conférence fut une belle découverte, mais ce n'est pas demain la veille que je redécorerai mon petit appartement en peignant une grande fresque mythologique dans le salon ! Et pourtant, Diane Chasseresse au-dessus du canapé, ça aurait une sacrée gueule...


Mes remerciements à Isabelle Rolet pour son intervention passionnante, pour m'avoir permis de reproduire sur cette page les schémas et photos de sa conférence et - last but not least ! - pour les corrections qu'elle a gentiment apporté à cet article.

mercredi 21 novembre 2012

Agenda Et Bonne Lecture : "Arelate".


                                        Un court billet pour vous signaler une belle initiative, qui aura lieu le Samedi 8 Décembre prochain en Arles, à la Boutique Historique de l'Espace Van Gogh (adresse en fin d'article).

                                        Tout d'abord, vous pourrez y goûter les saveurs romaines concoctées par Mireille Chérubini, de la Taberna Romana. Je vous ai déjà parlé de cette jeune femme passionnée ici, et des remarquables produits qu'elle propose. A cette occasion, vous pourrez déguster ses préparations et découvrir des coffrets qui, à n'en pas douter, trouveront leur place sur les tables de fin d'année, voire sous le sapin. Comme la dernière fois, je vous invite à jeter un œil sur son site : www.taberna-romana.com

                                        Dans un second temps, la boutique organise une rencontre avec Alain Genot et Laurent Sieurac, auteurs de la bande dessinée "Arelate", à l'occasion de la réédition du premier tome ("Vitalis") et la sortie du second ("Auctoratus"). Suivra une séance de dédicaces, de 14h30 à 18h30.


© 2012 Cleopas / Sieurac / Genot.

Un mot sur la B.D. en question, publiée pour la première fois en Août 2009 : elle est donc l’œuvre de Laurent Sieurac, l'auteur de la série "L'Assassin Royal", et d'Alain Genot, archéologue passionné qui apporte sa caution scientifique au projet. L'histoire se déroule dans la ville d'Arles à l'époque Gallo-romaine et s'attache aux destins de deux personnages, dont les trajectoires vont se croiser.  Vitalis et Neiko. Le premier est un tailleur de pierres, et un joueur de dés compulsif, prompt à user de ses poings : son vice et son caractère emporté le perdront, lui coûtant son emploi et sa réputation. Sa situation semble critique : alors que sa femme est enceinte, il ne trouve plus un seul engagement et ses créanciers se font de plus en plus menaçants. C'est alors qu'un dénommé Atticus lui propose de rejoindre l'école de gladiateurs de son maître, et de descendre dans l'arène pour rembourser ses dettes et subvenir aux besoins de sa famille... Neiko, quant à lui, est un adolescent. Élève peu assidu, il ne rêve que de s'embarquer pour le grand large, au grand dam de sa mère et de son père pourtant naute sur le Rhône. Deux personnages que, a priori, rien ne prédispose à se rencontrer. Et pourtant...
                                 



© 2012 Cleopas / Sieurac / Genot.

On retrouve dans le second volet les mêmes personnages : Vitalis poursuit sa formation en commençant par l'armatura de provocator, tandis que son épouse vient d'accoucher. Hélas, le beau-père du gladiateur a manœuvré pour obtenir le divorce de sa fille, afin d'éviter que son petit-fils ne naisse esclave, comme l'est Vitalis. Entre ses problèmes familiaux et ses premiers pas peu concluants dans l'arène, notre héros a bien besoin du soutien d'Atticus, son mentor. Mais voilà que celui-ci, ancien rétiaire, se voit contraint de combattre à nouveau lors de l'inauguration de l'amphithéâtre, en échange de sa liberté. Quant à Neiko, il honore le marché passé avec son père : il étudie et suit consciencieusement ses cours, et obtient en échange un premier engagement à bord d'un navire sur le Rhône. Mais, alors qu'il devient un homme et prend la toge virile, Neiko découvre que son père lui a trouvé une épouse...   





                                        Je ne suis pas un fana de B.D., même si je fais volontiers une exception lorsque le 9ème art se pique d'Antiquité. "Murena", "Cassio", "Les Aigles De Rome"... Et maintenant, "Arelate" ! L'attelage d'un dessinateur talentueux et d'un historien passionné fonctionne à merveille, et donne naissance à un scénario prenant, avec des personnages aussi touchants que crédibles, dans un cadre historique remarquablement reconstitué. La ville et ses monuments sont bien rendus, tout comme les détails de la vie quotidienne, et l'intrigue elle-même est plus que vraisemblable. Le dessin, d'une grande finesse, a quelque chose de cinématographique, les techniques audacieuses utilisées conférant une remarquable fluidité au récit, notamment dans la transition entre les vignettes. Une vraie réussite, qui plonge le lecteur dans une atmosphère qui n'a rien d'empruntée, et qui permet d'apprendre et de découvrir un lieu et une époque, sans jamais verser dans l'ouvrage pédagogique pesant. Le tout augmenté dans chaque tome d'un dossier historique très intéressant, qui complète à merveille la fiction et en souligne quelques clins d’œil malicieux (Ah, le couteau retrouvé dans les vestiges des Thermes !). On regrettera peut-être que les ouvrages soient en noir et blanc, mais les passionnés d'Histoire et de BD y trouveront néanmoins leur compte. Une jolie découverte !

ARELATE - Laurent Sieurac / Alain Genot :
Tome 1 : Vitalis - 64 pages - 14 € 85
Tome 2 : Auctoratus - 64 pages - 14 € 85
Éditions Cleopas : lien ici.


LA BOUTIQUE HISTORIQUE
Espace Van Gogh
4, place Félix Rey
13200 Arles

Tél : 04.90.96.43.65

http://www.boutique-historique.fr



Samedi 8 Décembre 2012.
Dégustation romaine : 11h00 à 13h00.
Rencontre et dédicaces avec A. Genot et L. Sieurac : 14h30 à 18h30.

dimanche 18 novembre 2012

Alea Jacta Est ! (Bis Repetita Placent)




Jules César franchissant le Rubicon. (Source : carte Liebig.)


                                         Lorsque j'ai inauguré mon blog, j'ai intitulé mon premier billet "Alea Jacta Est !" (Ou "Iacta alea est" chez Suétone.) Latiniste ou non, passionné d'antiquité romaine ou pas, vous connaissez certainement cette phrase passée depuis longtemps à la postérité. Son auteur ? Jules César, dit-on. Car en réalité, ce n'est pas si simple - nous allons en reparler. Si ce brave Jules était quand même un spécialiste des petites phrases ("Veni Vidi Vici" ou "Tu quoque, fili" pour ne citer que les plus célèbres), il faut bien admettre que celle qui nous intéresse aujourd'hui  occupe une place prépondérante dans sa biographie, et même dans l'Histoire. Je vous propose donc de nous pencher sur les circonstances dans lesquelles auraient été prononcées ces paroles.


Buste de César. (Musée archéo. de Naples)





Buste de Pompée.
Revenons en 53 avant J.C. Jusqu'à cette date, le pouvoir à Rome est détenu par un triumvirat formé de Crassus, Pompée et César. Officiellement, le Sénat dirige la république mais, dans les faits, ce sont bien ces trois hommes qui font la pluie et le beau temps, grâce à leur puissance militaire ou leur fortune. Or en 53 avant J.C., Crassus est tué alors qu'il mène la guerre contre les Parthes. Entre César et Pompée, les relations n'avaient jamais été très cordiales, et un an auparavant, le décès de Julia, la fille de César mariée à Pompée, avait déjà sérieusement affaibli leur alliance. La mort de leur collègue marque une nette dégradation dans leurs rapports. Tandis que César parachève la conquête de la Gaule, Pompée s'allie au Sénat, et Rome sombre dans l'anarchie : les bandes armées de Milon et Clodius, respectivement partisans de Pompée et de César, se livrent à de véritables combats de rues, provoquant des émeutes. En 52 avant J.C., Clodius est assassiné par les sbires de Milon et le peuple, furieux, incendie la Curie. Aux abois, le Sénat donne les pleins pouvoirs à Pompée, le chargeant de rétablir l'ordre. Pompée, soucieux du prestige que César a acquis en soumettant la Gaule et du pouvoir que lui confère son ascendant sur ses légions, formées d'hommes âpres au combat et qui lui sont entièrement dévoués, profite de la situation pour faire passer toute une série de lois défavorables à son rival. En particulier, le proconsulat que détient César sur la Gaule Cisalpine touchant à sa fin, celui-ci souhaite à nouveau poser sa candidature pour obtenir la prorogation de sa charge... Or le Sénat, à l'instigation de Pompée, lui ordonne de rentrer à Rome pour poser sa candidature, et donc de déposer son commandement et de licencier ses légions. César sait parfaitement qu'en obtempérant, il se mettrait à la merci de ses ennemis, et il communique donc son refus au Sénat, par l'intermédiaire de Marc Antoine. Pompée et les sénateurs lui opposent une fin de non-recevoir et maintiennent leurs exigences.


Le célèbre Rubicon.



Dans la nuit du 11 au 12 janvier 49 avant J.C., Jules César, à la tête de la XIIIème légion, arrive devant le Rubicon. (Certains historiens avancent qu'il y aurait eu confusion et qu'il s'agirait du cours voisin du Pisciatello. Sans prendre parti, je préfère ici en rester au Rubicon...) Ce modeste cours d'eau, à l'Est de la plaine du Pô, marque alors la frontière entre l'Italie romaine et la Gaule Cisalpine. Or, la législation de la République romaine est très claire : afin d'éviter que les ambitions d'un chef militaire ne se retournent contre Rome et pour protéger la république des menaces intestines, il est interdit de pénétrer sur le territoire avec une armée. Si César franchit le ruisseau, il deviendra hors-la-loi. Voilà comment Suétone rapporte la scène :
"Là il s'arrêta quelques instants, et, supputant la grandeur de son entreprise, il se tourna vers ceux qui l'accompagnaient : « Maintenant encore, dit-il, nous pouvons revenir sur nos pas ; mais, si nous passons ce petit pont, le sort des armes décidera de tout.  » Il balançait encore, lorsque eut lieu le prodige suivant. Un homme d'une taille et d'une beauté remarquables apparut soudain, assis tout près et jouant du chalumeau. Outre les bergers, un grand nombre de soldats des postes voisins était accouru pour l'entendre, et, entre autres, des trompettes. Il saisit la trompette de l'un d'eux, s'élança d'un bond vers le fleuve, et sonnant une fanfare avec une force extraordinaire, il se dirigea vers l'autre rive. Alors César : «Allons, dit-il, où nous appellent les prodiges des dieux et l'iniquité de nos ennemis ! Le sort en est jeté. » (Suétone, "Vie De César", XI-XII.)


Le passage du Rubicon par Jules César. (Enluminure de Jacques Fouquet)
 
                                        Cet acte symbolique est une véritable déclaration de guerre contre Pompée et le Sénat. A l'instar de Suétone, Plutarque présente l'épisode en insistant sur les scrupules et les hésitations de César :
"Lorsqu'il fut sur les bords du Rubicon, fleuve qui sépare la Gaule cisalpine du reste de l'Italie, frappé tout à coup des réflexions que lui inspirait l'approche du danger, et qui lui montrèrent de plus près la grandeur et l'audace de son entreprise, il s'arrêta ; et, fixé longtemps à la même place, il pesa, dans un profond silence, les différentes résolutions qui s'offraient à son esprit, balança tour à tour les partis contraires, et changea plusieurs fois d'avis. Il en conféra longtemps avec ceux de ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels était Asinius Pollion. Il se représenta tous les maux dont le passage de ce fleuve allait être suivi, et tous les jugements qu'on porterait de lui dans la postérité. Enfin, n'écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se précipiter aveuglément dans l'avenir, il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : «Le sort en est jeté ! » et, passant le Rubicon, il marcha avec tant de diligence qu'il arriva le lendemain à Ariminium avant le jour et s'empara de la ville. " (Plutarque, "Vie Des Hommes Illustres", XXXVII)

Source : www.iletaitunehistoire.com
Voilà qui ne ressemble guère à César ! En réalité, il semble évident qu'il n'agit pas sur un coup de tête, et que la décision a été mûrement réfléchie. César sait parfaitement que la République est instable, que Pompée le sous-estime et, plus grave, surestime ses propres capacités : ne fanfaronne-t-il pas, devant les Sénateurs inquiets, en proclamant "Je n'ai qu'à frapper la terre du pied et il en sortira des légions !" ?! En fait de légions sorties de terre, notre Général hors-la-loi trouve une Rome déserte : Pompée et les Sénateurs se sont enfuis, dans la panique la plus totale ! César a donc tout le temps de conquérir l'Italie puis d'attaquer les soldats de Pompée cantonnés en Espagne. Pompée et ses partisans, pendant ce temps, ont gagné la Grèce pour tenter de lever une armée, mais César les y rattrape : les Pompéiens sont écrasés lors de la bataille de Pharsale, en 48 avant J.C. Pompée se rend alors en Égypte, afin de demander le secours du roi Ptolémée XIII, qui le fait assassiner dans l'espoir de s'attirer les bonnes grâces de César... Fin de l'histoire - du moins en ce qui concerne la guerre civile et ce pauvre Pompée.

                                        Revenons un instant sur cette fameuse phrase, "Alea jacta est." César l'aurait citée en Grec (langue de l'élite de l'époque), d'après un vers du poète Grec Ménandre, son auteur préféré : "ἀνερρίφθω κύϐος" ("Anerrifthô Kubos"). Certains linguistes et historiens, contestant la traduction de Suétone "Iacta Alea Est", soulignent qu'en réalité il faudrait comprendre "Que le dé soit jeté." et non pas "Le dé est jeté." Si cette nuance parait anecdotique, elle change pourtant radicalement le sens de l'expression : fataliste dans le second cas, elle souligne la caractère aléatoire (justement!) du sort et l'impuissance de l'individu face aux évènements ; dans le premier au contraire, le protagoniste prend bel et bien l'initiative, choisissant volontairement de risquer le tout pour le tout, quelle que soit la part du hasard.

                                        Mais au fond, tout cela n'a peut-être pas grande importance, puisque rien ne prouve que César ait réellement prononcé cette phrase - ni en Latin, ni en Grec, ni en Quechua ! Seules trois sources antiques en font mention : Suétone donc, mais aussi Appien et Plutarque. Aucun autre historien ne s'en fait l'écho... pas plus que César lui-même, dans ses "Guerres Civiles" ! Il est à noter que César ne consacre d'ailleurs pas la moindre ligne au passage du Rubicon : lors de la rédaction de ces commentaires, il veut apparaître comme celui qui a ramené la paix à Rome et unifié une cité déchirée par des affrontements dont il n'a aucun intérêt à être tenu pour responsable - et non plus comme le Général hors-la-loi qui s'est opposé à Pompée et qui, en franchissant le Rubicon, a précipité le déclenchement de la guerre civile.

Le mot de la fin pour Jules... (Vignette extraite de : "Astérix Légionnaire")

                                        Peu importe, après tout ! Cet évènement a marqué l'Histoire et l'inconscient collectif, au point de passer à la postérité (et dans de nombreuses vignettes d'Astérix !) et de donner naissance à l'expression "franchir le Rubicon", pour évoquer une entreprise risquée, dans laquelle on se lance en dépit de son caractère hasardeux. De quoi rebondir en confirmant, en guise de conclusion, que ce sont bien les petits ruisseaux qui font les grandes rivières...



mercredi 14 novembre 2012

Nouveau roman : "Le Spectre Du Centurion".


                                        J'ai déjà eu l'occasion de chroniquer sur ces pages plusieurs livres, toujours en rapport avec l'antiquité romaine. Des ouvrages que j'ai lus et que j'ai appréciés - parce que je ne vois pas pourquoi je vous présenterais des romans ou des essais auxquels je n'ai pas trouvé un minimum d'intérêt. Pourtant, je déroge aujourd'hui à cette règle, afin de vous parler brièvement d'un livre que je n'ai pas  eu entre les mains.

                                        Il se trouve que mon blog ne me permet pas seulement de laisser libre cours à mon obsession pour l'Histoire romaine, mais qu'il m'a également offert l'opportunité d'entrer en contact avec d'autres passionnés - spécialistes ou amateurs comme moi. Et récemment, j'ai été contactée depuis le Canada par une jeune femme, Claire St-Cyr, qui a publié cette année son premier roman : "Le Spectre Du Centurion".

                                        Il n'est malheureusement pas disponible en France, mais j'ai pourtant eu envie de vous le signaler. D'abord, parce que les statistiques de mon site montrent que j'ai des lecteurs outre-Atlantique (bonjour à vous, en passant !), et ensuite parce qu'il m'a semblé important de donner un petit coup de pouce à quelqu'un qui, en marge d'une profession qui n'a rien à voir avec l'antiquité, l'Histoire, ou même l'écriture, a nourri une motivation et un intérêt suffisants pour se consacrer à l'élaboration d'un roman historique, sans ménager sa peine. Entre antiquisants, la solidarité est de mise !

                                        Claire St-Cyr a travaillé d'arrache-pied à ce roman, auquel elle a consacré plus de dix ans. Elle a repris ses études, passé un certificat en littérature à l'Université, et a accumulé les recherches en Italie, parcourant les sites antiques et les musées. Elle s'est aussi documentée grâce à de nombreuses rencontres et entretiens, avec des spécialistes de tous horizons et nationalités : des archéologues, des historiens, des passionnés de reconstitution venant du Canada, des États-Unis, de Belgique, d'Italie, etc. Autant de sources, conjuguées à une curiosité insatiable, qui ne peuvent que conférer à son intrigue l'atmosphère de véracité historique nécessaire à sa crédibilité.



                                        A la base, l'auteure envisageait d'écrire sur la seconde guerre mondiale, un sujet que l'expérience de son père, vétéran, rendait particulièrement cher à ses yeux. Au final, elle lui a préféré la latitude et la mise à distance qu'offrait la période romaine, et a donc choisi de se concentrer sur cette époque, où elle situe son roman historique.

                                        Je parle depuis le début d'un roman "historique", mais il semble que l'ouvrage soit davantage que cela. L'histoire, telle que je la connais, met en scène Clara, une archéologue québécoise envoyée en Italie après qu'un séisme a mis au jour la tombe d'un soldat romain. Dotée de facultés médiumniques, elle entre en contact avec l'esprit du centurion, qui lui fait découvrir la Rome antique en lui racontant sa vie, passée au service de la grandeur de Rome, mais aussi ses doutes et ses errances, et les tourments d'une conscience que les exactions commises au nom de l'Empire ne laissent pas en paix. Un résumé qui m'intrigue et me paraît prometteur.

                                        Sorti aux Éditions du Trèfle A Quatre Feuilles en Août dernier, le livre n'est donc pas disponible partout. Pour plus de renseignements, vous pouvez toutefois contacter Claire St-Cyr elle-même, par courriel à l'adresse : Claire.Stcyr@hotmail.com

Un article lui a par ailleurs été consacré sur le site du "Messager De Verdun", à retrouver ici.

Et si, de l'autre côté de l'Atlantique, vous avez eu l'occasion de parcourir le livre, n'hésitez pas à laisser un commentaire ou à me contacter directement : je serais ravie de répercuter votre avis !


"Le Spectre Du Centurion" de Claire St-Cyr.
Éditions  du Trèfle A Quatre Feuilles
253 pages, 25 $ canadiens.

lundi 12 novembre 2012

Cincinnatus, le dictateur - laboureur.

                                        Parmi les grandes figures de l'Histoire romaine, il en est une qui a durablement marqué les Romains, et en particulier la classe patricienne aristocratique, qui le tenait pour l'un des héros de la République, un modèle de vertu et de simplicité. Comme l'écrit Joël Schmidt : "Dans l'histoire de la République romaine, Cincinnatus a, comme Coriolan et comme Lucrèce, une valeur de symbole ; il représente le modèle du Romain aux vertus traditionnelles menant une vie simple et capable de se dévouer à la cause de sa patrie." ("Encyclopédie Universalis") A ce titre, ce personnage pourtant méconnu du grand public, méritait bien que je lui consacre quelques lignes... Il s'agit de Lucius Quinctius Cincinnatus (520 av. J.C. - 430 av. J.C.), aristocrate et homme politique ruiné suite à la condamnation de son fils, implacable opposant au parti plébéien, qui servit comme consul, puis deux fois comme dictateur à la demande du Sénat, lors des invasions des tribus rivales, avant de démissionner et de déposer tous ses pouvoirs pour retourner dans son champ. Cette attitude, interprétée comme une preuve de civisme, d'absence d'ambition et de modestie, a laissé une profonde impression sur les Romains, qui évoqueront son exemple à plusieurs reprises au cours de leur histoire - par exemple, lorsque Sylla déposera ses pouvoirs en 79 avant J.C., ou lors de la démission de Dioclétien en 305.

Statue de Cincinnatus à... Cincinnati, Ohio.



                                        Cincinnatus est peut-être le frère de Titus Quinctius Capitolinus Barbatus, six fois consul (nous le retrouverons plus loin), et peut-être porte-t-il ce cognonem à cause de ses cheveux bouclés. (cincinnatus ayant précisément cette signification.) Il se pourrait aussi que Cincinnatus ait été un dictateur tusculan, les historiens romains amalgamant ultérieurement les faits de l'époque pour les associer à l'Histoire de Rome, et y mêlant une bonne part de légende... Malgré les doutes relatifs à notre personnage, on peut néanmoins assurer qu'il apparait pour la première fois dans les textes lors du procès de son fils, Lucius Quinctius Caeso (dit Céson Quinctius), en 461 avant J.C. Tout commence lorsque les tribuns de la plèbe avancent un projet de loi, visant à limiter le pouvoir des consuls et à améliorer la situation juridique de la plèbe - la Lex Terentilia - au grand dam des patriciens. A leur tête, Céson Quinctus, qui s'oppose vigoureusement aux tribuns, et en particulier à Aulus Verginius, et dont Tite-Live parle en ces termes :
"Il y avait là Céson Quinctiusjeune homme fier de la noblesse de son origine, de sa taille, de sa force. Ces qualités, qu'il devait aux dieux, il les avait rehaussées lui-même par une foule d'actions d'éclat, et par ses succès à la tribune; nul n'était plus éloquent, nul plus intrépide dans Rome. Debout au milieu de la troupe des patriciens, que sa taille dominait, et comme s'il eût porté toutes les dictatures, tous les consulats dans sa voix et dans la force de son corps; seul, il suffisait aux attaques tribunitiennes et aux tempêtes populaires. Souvent, à la tête des siens, il chassa du Forum les tribuns, il dispersa et mit en fuite la populace. Quiconque tombait sous sa main s'en allait le corps meurtri, les habits en lambeaux, et il était facile de voir que, si l'on autorisait une pareille conduite, c'en était fait de la loi." (Tite-Live, "Histoire Romaine", III - 11.)

Aulus Verginius lui intente un procès, arguant que les menées de Céson Quinctius empêchent le Sénat de prendre une décision formelle. Il parvient ainsi à le rendre responsable aux yeux du peuple des obstacles rencontrés pour faire voter la loi.
"Aulus Verginius répétait au peuple : "Eh quoi ! Romains, ne sentez-vous pas que vous ne pouvez à la fois avoir Céson pour concitoyen, et la loi que vous désirez  ? Mais que parlé-je de la loi ? il entrave la liberté : par son arrogance il efface tous les Tarquins. Attendez qu'il devienne consul ou dictateur, ce simple citoyen qui règne déjà par l'effet seul de sa force et de son audace." Une foule de gens appuyaient ces discours, se plaignant d'avoir été maltraités, et poussaient à l'envi le tribun à poursuivre son accusation."  (Tite-Live, Ibid.)
 Malgré l'appui et les témoignages d'anciens consuls favorables au jeune homme,  celui-ci est condamné. Mais, libéré sous caution, il s'est enfui en Étrurie, et son père doit alors payer une amende colossale, ce qui l'oblige à vendre la plupart de ses terres.
 " Renvoyé du forum, Céson, la nuit suivante, s'exila chez les Étrusques. Le jour du jugement on allégua qu'il ne s'était éloigné que pour aller en exil. Verginius néanmoins s'obstinait à tenir les comices; on eut recours à ses collègues qui congédièrent l'assemblée. L'argent promis fut exigé du père avec tant de rigueur qu'il vendit tous ses biens, se retira comme un banni, au-delà du Tibre, et y vécut quelque temps dans une chaumière écartée. "   (Tite-Live, Ibid.)

Cincinnatus à la charrue, XVème siècle. (Source : Metropolitan Museum)
  
Ruiné, il se retire avec sa famille sur un modeste domaine, vivant dans une petite ferme et cultivant de leurs mains les quelques terres qui leur restent et qui suffisent à assurer leur subsistance. Cependant, l'historien Aurelius Victor avance une autre explication, et prétend que le père aurait lui-même "chassé de sa famille son fils Céson, à cause de la violence de son caractère." (Aurelius Victor, "De Viris Illustribus", XVII)

                                        L'année suivante, en 460 avant J.C., Cincinnatus est élu consul suffect. Alors que Rome est en guerre contre le peuple voisin des Volsques, il poursuit le combat mené par son fils en s'opposant aux tribuns de la plèbe, qui tentent de profiter de la confusion et de la menace que font peser les ennemis pour faire passer une série de réformes au profit des paysans et des prolétaires. La lutte politique est acharné, Cincinnatus critiquant violemment ses opposants. Finalement, des senatus consultes sont votés d'un commun accord, et l'on décide que les tribuns ne présenteront pas leur loi sous cette magistrature, et que les magistrats comme les tribuns n'exerceront que durant une année. Malgré cette décision, les tribuns sont réélus, et les patriciens exigent alors que Cincinnatus exerce à nouveau le consulat pour mener l'opposition. Mais ce dernier préfère respecter la loi et il refuse, arguant "qu'aucun citoyen ne doit porter Lucius Quinctius au consulat ; si quelqu'un le fait, on annulera son suffrage". (Tite-Live, "Histoire Romaine", III - 21.) Et Cincinnatus regagne son champ...

Statue de Cincinnatus, Jardin des Tuileries. (Photo :Denis Foyatier.)


                                        Pendant qu'il est occupé à cultiver ses terres, la lutte autour de la Lex Terentilia continue, consuls et tribuns de la plèbe se livrant une lutte acharnée. De plus, les Eques et les Sabins ont déclaré la guerre à Rome et, conduits par Appius Herdonius, ils ont même réussi à prendre le Capitole par surprise ! Si l'un des deux consuls, Caius Nautius Rutilus, parvient à repousser l'ennemi et ravage le territoire sabin, son collègue Lucius Minucius Esquilinus Augurinus ne connaît pas le même succès, et il se retrouve assiégé dans son camp par les Eques. Un cavalier Romain parvient à s'enfuir et à regagner Rome, pour informer le Sénat de la situation. Vent de panique chez les Sénateurs ! Affolés et pris de court, les pères conscrits décident de nommer un dictateur (458 av. J.C.) : leur choix se porte sur Cincinnatus, à qui ils accordent un mandat de 6 mois.
"Une nuée de Sabins vint presque sous les murs de Rome porter le fer et le ravage : la désolation régnait dans les champs, la terreur dans la ville. Cette fois, plus docile, le peuple prit les armes; les tribuns se récriaient en vain, on enrôla deux grandes armées.  L'une, sous Nautius, marcha contre les Sabins. Campé auprès d'Érétum, ce général, avec de petits corps détachés, et le plus souvent par des courses nocturnes, prit si bien sa revanche en ravageant le territoire des Sabins, que celui de Rome avait l'air intact en comparaison. Minucius n'eut point la même fortune ni la même vigueur de caractère dans la conduite de son expédition; car, ayant placé son camp non loin de l'ennemi, sans avoir éprouvé d'échec notable, il se tenait enfermé dans ses lignes. L'ennemi s'en aperçoit; cette timidité, comme il arrive d'ordinaire, augmente son audace, et, la nuit, il attaque le camp; mais ses efforts ayant obtenu peu de succès, le lendemain il l'enveloppe d'une ligne extérieure. Avant que les retranchements ennemis eussent fermé toute issue, cinq cavaliers s'élancent au travers des postes ennemis, et vont apprendre à Rome que le consul et son armée se trouvent assiégés.

Rien de plus surprenant, rien de moins attendu ne pouvait arriver; aussi, la crainte, la terreur furent telles qu'on eût dit que c'était la ville et non l'armée que l'on assiégeait. Le consul Nautius est rappelé; mais, comme cet appui parut insuffisant, on songea à créer un dictateur pour soutenir l'état ébranlé. Lucius Quinctius Cincinnatus réunit tous les suffrages. Qu'ils sachent apprécier une telle leçon ! ceux pour qui toutes les choses humaines ne sont, au prix des richesses, qu'un objet de mépris, et qui s'imaginent que les grandes dignités et la vertu ne sauraient trouver place qu'au sein de l'opulence."(Tite-Live, "Histoire Romaine", III - 26.)

Cincinnatus recevant les envoyés du Sénat romain. (Tableau de Léon Bénouville.)

                                        Reste à en informer le principal intéressé : un petit groupe de sénateurs est donc envoyé en délégation à Cincinnatus, avec pour mission de le convaincre d'accepter le mandat qui lui a été confié. Et ils le trouvent dans son champ, en train de labourer ses terres. Cincinnatus n'hésite pas une seconde : oui, il veut bien quitter son domaine et laisser tomber sa charrue pour tenter de sauver la République, mais il refuse de s'engager pour une durée de 6 mois, au motif que sa famille, déjà si pauvre, ne pourrait pas assurer les récoltes sans lui. Et là-dessus, il enfile sa toge, traverse le Tibre sur un bateau fourni par le Sénat, et débarque à Rome où l'attendent les licteurs qui le précéderont dans sa fonction. Les Patriciens sont enthousiastes, et ont toute confiance en Cincinnatus pour rétablir l'ordre, au contraire du peuple qui "était loin d'éprouver, à la vue de Quinctius, une joie égale à celle des patriciens : il jugeait le pouvoir trop grand, et que l'homme qui allait l'exercer s'y montrerait trop dur." (Tite-Live, Ibid.)

 
                                        C'est mal connaître notre héros : en seize jours à peine, il rétablit l'ordre en exigeant une trêve immédiate entre les patriciens et les Plébéiens, rassemble l'armée sur le Champ de Mars, libère le consul assiégé, bat les Èques à la bataille du mont Algide en menant lui-même l'infanterie, obtient la reddition de leur chef, célèbre son triomphe, et licencie son armée. Voilà deux semaines bien remplies ! Puis il abdique, déposant tous ses pouvoirs pour s'en retourner cultiver sa ferme, sans rien demander à personne. Voyons le récit expéditif que fait Aurelius Victor de l'épisode :
"Les envoyés du sénat le trouvèrent nu et labourant au-delà du Tibre : il prit aussitôt les insignes de sa dignité, et délivra le consul investi. Aussi Minucius et ses légions lui donnèrent-ils une couronne d'or et une couronne obsidionale. Il vainquit les ennemis, reçut la soumission de leur chef, et le fit marcher devant son char, le jour de son triomphe. Il déposa la dictature seize jours après l'avoir acceptée, et retourna cultiver son champ." (Aurelius Victor, Ibid.)

Le Devoir ou Cincinnatus, musée des Beaux-Arts,  Dôle. (Statue de A. E. Gaudez)

                                       Après cet épisode, Cincinnatus disparaît à nouveau des textes ; Tite-Live ne le mentionne qu'une seule fois jusqu'à sa deuxième dictature, pour signaler que comme Titus Quinctius Capitolinus Barbatus - son possible frère - il est écarté lors du choix des membres du décemvirat.

                                        En 444 av. J.C., l'affrontement politique reprend de plus belle entre patriciens et plébéiens. Le tribun de la plèbe Caius Canuleius propose une loi accordant aux plébéiens l'accès au consulat, et il bloque toute mobilisation de l'armée, jusqu'à ce que sa loi soit votée. Les patriciens sont donc devant un dilemme : céder aux plébéiens pour pouvoir lever une armée afin de faire face aux menaces qui continuent de peser sur Rome, ou camper sur leur position au risque de voir le territoire de la République livré aux pillages. Au Sénat, le débat fait rage - au point que certains proposent même d'armer les consuls contre les tribuns de la plèbe ! Au final, un compromis est trouvé : la création des tribuns militaires choisis parmi les patriciens ou les plébéiens, à pouvoir consulaire.

                                        Mais un certain Spurius Maelius profite de la confusion : ce riche plébéien achète du blé pour nourrir le peuple, s'assurant ainsi une popularité grandissante. De fait, son influence sur la foule devient telle que, dit-on, il aspirerait à la royauté. Cela, le Sénat ne peut le supporter. Le consul en charge est justement le frère hypothétique de Cincinnatus, ce Titus Quinctius Capitolinus Barbatus que nous avons déjà rencontré. C'est tout naturellement qu'il se tourne vers l'ancien dictateur, pour reprendre ce mandat en 439 avant J.C. et mater la révolte de la plèbe, qui a pris le parti de Spurius Maelius. Sans doute est-il pertinent de rappeler que les magistrats sont tenus par les lois, ce qui n'est pas le cas d'un dictateur, qui détient tous les pouvoirs et n'a pas à répondre de ses actes... A plus de 80 ans, Cincinnatus reprend donc du service, et envoie son maître de cavalerie avec, officiellement, l'ordre d'arrêter Maelius et de le traduire en justice - et officieusement de le tuer. Le coup d'état est étouffé dans l’œuf, et Cincinnatus donne à nouveau sa démission.

Cincinnatus quittant sa charrue pour dicter les lois de Rome. (Tableau de Juan Antonio Ribera y Fernandez)

                                        De son vivant, Cincinnatus jouissait déjà d'un immense prestige aux yeux des Romains. Deux fois porté au pouvoir suprême, il ne l'a accepté que dans l’intérêt de la République, avant d'y renoncer sans revendiquer aucune récompense. Une anecdote est assez révélatrice de la popularité et du profond respect que nourrissait le peuple envers Cincinnatus : vers la fin de sa vie, un de ses fils fut jugé pour incompétence militaire. L'avocat de celui-ci demanda simplement au jury qui se chargerait de rapporter la nouvelle à son père, si toutefois l'accusé était reconnu coupable... Le fils fut acquitté, les jurés ne pouvant se résoudre à briser le cœur du vieil homme. Il mourra quelques années plus tard,  à l'âge vénérable de 90 ans, vraisemblablement vers 430 avant J.-C.


Statue de George Washington, Philadelphie.


Décoration de la Société des Cincinnati.
En lisant cet article, peut-être avez-vous pensé à la ville américaine de Cincinnati, dans l'Ohio. Et bien, vous avez eu raison, puisque c'est précisément en l'honneur du dictateur romain que la ville a été nommée. Pour être exacte, ce nom dérive de la société des Cincinnati, fondée en 1783 par George Washington et destinée à réunir les vétérans de la guerre d'indépendance et à affirmer les idéaux des officiers au sein de la nouvelle confédération américaine. On comptait parmi ses membres, entre autres, Montesquieu, le Marquis de Lafayette et même Louis XVI ! La médaille de cette société représente Cincinnatus, tirant sa charrue. De fait, les Américains rapprochent souvent George Washington de notre Romain : lui-même propriétaire terrien désargenté, il n'exerça que deux mandats après la fin de la guerre et renonça à se représenter pour se retirer sur son domaine. Enfin, pour être complète, je citerai également la ville de Cincinnato, dans le Latium : après tout, il est bien naturel que les Italiens aient, eux aussi, rendu hommage à leur illustre ancêtre, si injustement méconnu aujourd'hui !