dimanche 19 avril 2015

Publilius Syrus : auteur oublié, citations connues.


                                        Des auteurs latins, vous en connaissez : même si vous ne les avez jamais lus, les noms d'Horace, Ovide ou Virgile vous sont familiers. Il est pourtant un auteur latin dont vous n'avez sans doute jamais entendu parler... Et pourtant, vous le citez au cours de la conversation, sans même le savoir. Il se nomme Publilius Syrus (ou Publius Syrus), et il est à l'origine de nombreuses maximes qui, sous une forme plus ou moins fidèle, sont passées dans notre langage courant.

                                        Contemporain de Cicéron, cet esclave syrien (d'où le nom de Syrus) est emmené en Italie où son maître, séduit par sa beauté et son esprit, lui fait donner une éducation soignée avant de l'affranchir. Dès lors, Syrus prend le cognonem de son maître, Publilius, et se consacre au théâtre. Plus précisément, il s'attelle à la composition de mimes, comédies burlesques très appréciées des Romains, qui lui valent un vif succès. Sa renommée gagne rapidement toute l'Italie,  au point que Jules César le fait venir à Rome en 45 avant J.C., afin qu'il participe aux fêtes célébrant sa victoire sur l'armée de Pompée.

Scène de théâtre. (Pompéi - ©Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Luciano Pedicini.)


                                        Macrobe se souvient d'une anecdote qu'il raconte dans ses "Saturnales": au cours des célébrations données en l'honneur de César, on organise divers jeux et concours, et notamment une compétition littéraire opposant plusieurs auteurs et poètes. Parmi ceux qui sont invités à improviser et à jouer leurs mimes, on trouve évidemment Publilius, mais aussi son principal rival, un partisan des Républicains nommé Laberius. Celui-ci n'épargne pas César, qui a fortement insisté pour qu'il se produise sur scène.
"Dans cette même pièce Laberius se vengeait comme il le pouvait, dans le rôle d'un Syrien battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait 'Désormais, Romains, nous avons perdu la liberté !'. Et il ajoutait peu après 'Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui que beaucoup de gens craignent.' A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans l'impuissance de repousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur transporta ses faveurs à Publius." (Macrobe, "Saturnales", II-7.)

Ainsi, si César a parfaitement saisi l'allusion, il n'en montre rien mais octroie finalement la victoire à notre ami Publilius. Macrobe ajoute que Publius, remportant la palme, lance à Laberius : "Sois favorable, comme spectateur, à celui que tu as combattu comme écrivain."

                                        Il semble que Publilius Syrus ait poursuivi sa carrière après la mort de César, se produisant sur scène avec un succès jamais démenti. Mais nous ne connaissons finalement que peu de choses sur la vie de cet auteur, qui était avant tout acteur et improvisateur. Seuls quelques fragments de deux œuvres nous sont parvenus, et il serait certainement tombé dans l'oubli sans la compilation, dès l'Antiquité, de plusieurs citations de ses pièces.

                                        En effet, de nombreux vers ont été extraits des pièces de Publilius et réunis en un livre d'aphorismes nommé les Sententiae. Certaines sources affirment que l'ouvrage a été composé par l'auteur lui-même, quand d'autres avancent que ces maximes ont été compilées par des lettrés, à peine deux siècles après sa mort. Elles marquèrent en tous cas les esprits, au point d'être paraphrasées par d'autres écrivains (comme Martial ou Pétrone), citées en exemple par Sénèque, et plus tard prisées des savants du moyen-âge et de la Renaissance. Progressivement enrichi, le recueil rassemble traditionnellement près de 700 vers iambiques ou trochaïques - pour la plupart apocryphes. On y trouve même la citation de Laberius mentionnée plus haut - celle-là même qui valut sa défaite au rival malheureux !


Portrait de Sénèque. (Lucas Vorsterman, XVIIème s., ©Harvard Art Museums/Fogg Museum.)

                                         Mais que contiennent exactement ces aphorismes ? Il s'agit de courtes phrases en vers, où alternent l'humour et le sérieux. Fortement empreintes de stoïcisme, elles ont le plus souvent valeur de conseil, indiquant le comportement le plus moral et reflétant sans doute la sagesse populaire de l'époque. Sénèque souligne qu'elles apportaient en quelque sorte un contrepoint au grotesque du mime dans lequel elles apparaissaient :
"Quand Publilius veut abandonner ses farces ineptes, bonnes tout au plus pour les spectateurs des derniers rangs, il a plus d’énergie que tous les poètes tragiques et comiques. Dans une foule de pensées, il s’élève non seulement au-dessus de la scène mimique, mais du cothurne même." (Sénèque, "De la tranquillité", IX.)
                                        Certaines sont aujourd'hui devenues proverbiales dans de nombreuses langues, sous une forme identique ou au minimum approchante, y compris en Français. D'autres sont tout simplement irrésistibles, même si elles ne sont pas passées dans le langage courant. En voici quelques-unes, à titre d'exemple - à vous de voir celles que vous reconnaissez :

  • Bonne renommée est un second patrimoine.
  • Certains remèdes sont pires que le mal.
  • Il faut se préparer pour chaque jour comme s’il était le dernier. 
  • Le lendemain vaut toujours moins que le jour présent.
  • La fortune ôte l’esprit à ceux qu’elle veut perdre.
  • Qui avoue sa faute se place près de l’innocent. 
  • Qui prétend faire deux choses à la fois ne fait bien ni l’une ni l’autre.
  • Vous ne pouvez bien jouer de la lyre ? Prenez la flûte.
  • Le chameau, en voulant avoir des cornes, a perdu ses oreilles.
  • La colère est la pire de tous les conseillers.
  • Il faut battre le fer quand il est rouge au feu.
  • C’est dans l’arène même que le gladiateur décide ce qu’il doit faire.
  • Le coq est roi sur son fumier.
  • Mieux vaut exciter l’envie que la pitié.
  • Quand le lion est mort, les lièvres l’insultent.
  • Qui poursuit deux lièvres à la fois n’attrape ni l’un ni l’autre.
  • La pierre que l’on roule, ne se couvre pas de mousse.
  • Ne promettez pas plus que vous ne pouvez tenir.
  • Si vous voulez des poires, allez-en chercher sur le poirier, et non sur l’orme.
  • Mieux vaut tard que jamais.
  • La faute du père ne doit jamais nuire au fils.
  • Attends-toi à recevoir des autres ce que tu auras fait à autrui.
  • Celui qui fait un second naufrage accuse Neptune à tort.
  • La violence est l'arme des faibles.
  • Il faut préparer en temps de paix ce qui est indispensable en temps de guerre.
  • La prospérité fait abonder les amis ; l’adversité les jauge et les passe au tamis.
  • Lorsque la cause est bonne, la manière importe peu.
  • Rien ne reste quand l'honneur est perdu.
  • On ne saurait être sage quand on aime, ni aimer quand on est sage.
  • Où le feu a brûlé longtemps, il ne manque jamais de fumée.

Interprète de pantomime. (©Historical Pictures Service, Chicago)


                                        Et pourtant, bien que nous ayons adopté plusieurs de ces maximes, leur auteur est bel et bien tombé dans l'anonymat. C'est ce que Laberius avait pressenti... Après sa confrontation malheureuse avec Publilius, il ouvrit son mime suivant par ces paroles :
"On ne peut pas toujours occuper le premier rang. Lorsque tu seras parvenu au dernier degré de l'illustration, tu t'arrêteras avec douleur; et tu tomberas, avant d'avoir songé à descendre. Je suis tombé; celui qui me succède tombera aussi : la gloire est une propriété publique."

Revanche mesquine, mais prophétique...






dimanche 5 avril 2015

Courses de chars : sport, fric et politique.


                                        Si vous vous intéressez à l'actualité, vous savez bien que les mêmes sujets ressortent régulièrement, déclenchant les mêmes commentaires et les mêmes réactions. Tel est le cas des salaires perçus par les sportifs, qui suscitent des polémiques récurrentes. Je pense évidemment aux footballeurs - les sommes perçues par Zlatan Ibrahimovic et autres footballeurs défrayant souvent la chronique. Mais même ces champions, avec leurs rémunérations de plusieurs millions d'euros, font presque pitié si l'on compare leurs revenus à ceux perçus par les stars du Circus Maximus.

Course de chars. (Mosaïque, Musée gallo-romain de Lyon-Fourvière, IIIème siècle.)

Gaius Appuleius Dioclès : champion toutes catégories.


                                        Le professeur de lettres classiques Peter Struck, de l'Université de Chicago, s'est penché il y a quelques années sur le cas d'un cocher du IIème siècle, un certain Gaius Appuleius Dioclès. Au cours de ses 24 ans de carrière (il prend sa retraite dans une petite ville du Praeneste à l'âge de 42 ans, 7 mois et 23 jours exactement), il aurait amassé la coquette somme de 35 863 120 sesterces - soit, si l'on tente la comparaison, l'équivalent de 10,7 milliards d'euros ! La somme nous est connue grâce à une inscription monumentale érigée l'année de sa mort, en 146, par ses concurrents (et néanmoins amis) et ses supporters.

"La Course de Chars" (Alexander Von Wagner.)


                                        Une somme étourdissante, plus importante que l'héritage laissé par Néron. Équivalant à cinq fois le revenu des gouverneurs de province les mieux payés, elle aurait permis à cet ancien esclave espagnol illettré de nourrir toute la population romaine en blé pendant un an, ou de payer les salaires de l'ensemble de l'armée impériale pendant plus de deux mois. Rapporté aux forces armées américaines actuelles, ce chiffre correspondrait à 15 milliards de dollars ! Sans compter que Dioclès devait se passer des lucratifs contrats publicitaires que perçoivent aujourd'hui les sportifs...

                                        Né en 104 dans la province de Lusitania, Dioclès débute sa carrière d'aurige  à l'âge de 18 ans, dans l'écurie des Blancs (voir ci-dessous). Il remporte sa première course à 24 ans, et s'engage ensuite auprès des Verts avant de rejoindre l'équipe des Rouges, avec laquelle il accomplit tout le reste de sa carrière et remporte ses plus grandes victoires. Au total, il gagne 1 462 courses sur 4 257 disputées, et arrive 861 fois en deuxième position. Au terme de sa carrière, il reçoit le titre de "Meilleur aurige de l'Histoire". Considéré comme le plus grand champion de sa discipline, Dioclès n'est pourtant pas celui qui a inscrit le plus souvent son nom au palmarès, puisqu'un certain Pompeius Musclosus aurait, lui, accumulé 3 599 victoires.

Aurige défilant pendant la pompa. (Mosaïque de la Piazza Armerina, IVème siècle.)

Les courses de char à Rome : origine et équipes.


                                        Ce sont probablement les Grecs qui, les premiers, ont organisé des courses de chars. Par l'intermédiaire des Étrusques, les Romains ont adopté la discipline, en en modifiant légèrement les règles. Selon la légende, Romulus l'aurait introduite à Rome afin de détourner l'attention des Sabins, alors qu'il projetait d'enlever leurs femmes et filles (voir ici). Les courses de chars se tiennent à l'origine lors des cérémonies funéraires, puis lors de fêtes religieuses et, dans l'Antiquité tardive, les dignitaires de l'Église chrétienne les considèrent comme une pratique païenne, à laquelle les chrétiens doivent s'abstenir de participer ou même d'assister.

Bas-relief étrusque d'une course de chars. (Musée de Palerme - ©vroma.org)


                                        Les courses de chars sont l'un des divertissements les plus populaires à Rome, dans toutes les classes sociales puisque le public réunit l'ensemble de la population, depuis les esclaves jusqu'à l'Empereur lui-même. Un engouement général certainement exacerbé par les paris privés auxquels donnent lieu les courses, illégaux en théorie mais fréquents en pratique.

Mosaïque représentant les 4 factions. (Palazzo Massimo, IIIème siècle.)


                                        Les auriges sont affiliés à des équipes - un peu comme les écuries de formule 1 - qui investissent de fortes sommes dans leur formation et dans l'acquisition des chevaux et de l'équipement. Sponsorisées par de riches citoyens, ces factions (factiones) sont au nombre de 4, connues par les couleurs portées par leurs conducteurs : les Rouges (russata), les Blancs (albata), les Bleus (veneta) et les Verts (prasina). Domitien crée deux nouvelles factions, les Pourpres et les Or vifs, mais elles disparaissent peu de temps après sa mort. Selon Tertullien, il n'y a que deux équipes à l'origine - les Blancs et les Rouges, représentant symboliquement l'hiver et l'été - mais devant l'essor de la discipline et l'engouement qu'elle suscite, on leur adjoint les Verts et les Bleus. D'autres sources racontent que les Blancs apparaissent sous le règne d'Auguste, et les Verts quelques années plus tard. Au cours du IIIème siècle, les Verts et les Blancs fusionnent, tandis que les Rouges en font autant avec les Bleus, chaque spectateur prenant le parti d'une des deux factions.
"C'est ce qui redouble l'étonnement où je suis, que tant de milliers d'hommes aient la puérile passion de revoir de temps en temps des chevaux qui courent, et des hommes qui conduisent des chariots. Encore s'ils prenaient plaisir à la vitesse des chevaux ou à l'adresse des hommes, il y aurait quelque raison. Mais on ne s'attache aujourd'hui qu'à la couleur des habits de ceux qui combattent; on ne regarde, on n'aime que cette couleur. Si, dans le milieu de la course ou du combat, on faisait passer d'un côté la même couleur qui est de l'autre, on verrait, dans le moment, leur inclination et leurs vœux suivre cette même couleur, et abandonner les hommes et les chevaux qu'ils connaissaient de loin , qu'ils appelaient par leurs noms; tant une vile casaque fait d'impression, je ne dis pas sur le petit peuple, plus vil encore que ces casaques; je dis même sur de fort honnêtes gens. (Pline le Jeune, "Lettres", IX - 6.)
Cheval de course et supporters. (Lampe à huile, ©British Museum.)


                                        Les supporteurs s'attachent en effet à l'une des équipes, se proclamant "partisans des Bleus", tout comme l'on se définit aujourd'hui comme supporter de l'OM ou du PSG.  Les rivalités entre factions dépassent largement le cadre sportif, et revêtent même souvent une signification politique. Chaque classe sociale soutient traditionnellement une couleur précise : le peuple est pour les Verts, le Sénat et les patriciens pour les Bleus. Comme à Manchester, où les plus aisés soutiennent United et les Lads, Man City ! La préférence de l'Empereur (à Rome hein, pas à Manchester...) n'est d'ailleurs pas innocente : Néron, Commode ou Caligula (qui ne rate pas une occasion d'enquiquiner le Sénat) prennent fait et cause pour les Verts, équipe fétiche de la Plèbe, alors que selon Pierre Grimal, Vitellius fait exécuter ces mêmes Verts, qui ont osé huer son équipe, les Bleus... Cette tendance s'accentuera dans l'Empire byzantin, où les Bleus et les Verts deviendront de véritable partis politiques doublés de milices armées - au point qu'en 532, l'Empereur Justinien manquera de peu d'être renversé suite à une révolte menée par les Verts !

Mosaïque de la Basilique de Junius Bassius. (Palazzo Massimo, IVème siècle, ©vroma.org)

Aurige : un métier à risques.


                                        Dans l'Empire romain, les quatre équipes en compétition se livrent à une lutte acharnée pour s'offrir les services des meilleurs conducteurs de chars, dont la popularité dépasse probablement celle des plus grands sportifs modernes. Le plus souvent issus des classes inférieures de la société - en général des esclaves - se sont de véritables rock stars, qui adoptent souvent un style "à la grecque" : cheveux longs et bouclés, rubans et bijoux.


Statuette en bronze d'un aurige. (Mainz Landesmuseum, ©vroma.org.)


Petit garçon jouant les auriges. (Mosaïque, Piazza Armerina, IVème siècle.)


Ils sont représentés sur de nombreux objets du quotidien (vaisselle, lampes à huile, jouets pour enfants, etc.) mais on érige aussi en leur honneur des statues et des inscriptions commémorant leurs exploits - comme celle dédiée à notre ami Dioclès. Toutefois, la carrière de ce dernier est exceptionnellement longue, et les auriges meurent généralement très jeunes : Fuscus à 24 ans, Crescens à 22, Aurelius Mollicius à 20 ans. L'un des auriges les plus célèbres, un dénommé Scorpus qui avait remporté plus de 2000 courses, meurt à 27 ans suite à une collision lors d'une course. Voici l'épitaphe rédigée par le poète Martial
"Je suis ce Scorpus, la gloire du Cirque aux mille voix, qui fut, ô Rome, l'objet de tes applaudissements et fit un instant tes délices. La Parque jalouse, quand elle me ravit au bout de trois fois neuf ans, pensa, en comptant mes victoires, que j'étais déjà vieux." (Martial, "Épigrammes", X - 53.)
Inscription en l'honneur de Crescens. (Via forumromanum.org.)


                                        Cette faible espérance de vie s'explique : Dioclès et ses amis mettent régulièrement leur vie en danger. L'équipement d'un conducteur de char consiste simplement en une courte tunique de la couleur de son équipe, des bandes de cuir autour de la poitrine, les bras et les jambes, une protection pectorale, un casque en cuir et un fouet. Dans la pratique, les cochers enroulent étroitement les rênes autour de leur taille, afin de pouvoir utiliser tout le poids de leur corps pour contrôler les chevaux - ce qui est extrêmement dangereux. En cas d'accident, et notamment dans les virages lorsque les roues heurtent les bornes ou le mur central, le char risque de se renverser et le cocher, traîné sur le sol, est bien souvent piétiné par les montures des autres concurrents... Les auriges portent donc toujours sur eux un poignard, afin de pouvoir sectionner les rênes et se libérer.

Quadrige. (Lampe à huile, 40-70, ©British Museum.)


                                        Les chars eux-mêmes différent sensiblement des chars militaires : simples caisses de bois montées sur deux roues, ils sont conçus pour être aussi légers et petits que possible et n'offrent aucune protection au conducteur. Ils sont en général tirés par deux ou quatre chevaux (bigae ou quadrigae) - bien qu'il existe aussi des "trigae", "sejuges" ou "septemjuges" (trois, six et sept chevaux), moins fréquents. À l'époque de Néron, on mentionne même des attelages de dix chevaux, et on prétend que l'Empereur lui-même aurait conduit l'un de ces "Decemjugis" lors des Jeux olympiques. Néron aurait également tenté de remplacer les chevaux par des chameaux, tandis que l'Empereur Héliogabale leur préférait les éléphants... Louables tentatives pour donner un peu d'originalité aux courses de chars, mais en vain : les Romains préfèrent les chevaux, qui connaissent aussi leur heure de gloire puisqu'on note scrupuleusement les noms, races et pedigrees des plus illustres. Parmi les montures favorites de Dioclès, on a ainsi retenu les noms de Abigeius, Lucidus, Pompeianus, Cotynus et Galata, qui franchissent à eux cinq 445 fois la ligne d'arrivée en première position.

Les chevaux Diomedes et Arcides. (Tunis, Musée du Bardo.)

Déroulement d'une course de char.


Circus Maximus. (Maquette du Museo della civilta romana.)
 
Les courses de chars se déroulent dans les cirques. Le plus célèbre est évidemment le Circus Maximus de Rome, situé entre les collines du Palatin et de l'Aventin. Sensé dater de l'époque archaïque, il a été reconstruit par Jules César autour de 50 avant J.C. Il peut accueillir 250.000 personnes, avec environ 650 m de long pour 125 m de large. La loge impériale, appelée le pulvinar, est directement reliée au palais.





Le pulvinar. (Musée du Vatican, IIIème s., ©vroma.org.)


                                        Les épreuves, se tenant donc dans un cadre religieux (mais de plus en plus, au fil du temps, comme simple divertissement), sont précédées par un défilé (pompa circensis - illustrée plus haut) animé par des musiciens et des danseurs costumés, au cours duquel on exhibe les chars, ainsi que des représentations des Dieux. Concrètement, le signal du départ est donné par le magistrat présidant les jeux, qui lâche depuis la tribune un linge blanc (la mappa), ou par des trompettes.


Magistrat lançant la mappa. (Centrale Montemartini, IVème siècle.)

Sur la piste se trouvent plusieurs portes à ressort (carceres), légèrement décalées entre elles, derrière lesquelles attendent les chars, et qui sont ouvertes dès le signal du départ.
Bas-relief montrant les carceres. (British Museum, via vroma.org.)

"Enfin le son de la trompette retentissante appelle les quadriges impatients, et déjà les chars roulent dans l’arène. La foudre impétueuse, la flèche lancée par le Scythe, le sillon que forme un astre en sa chute, la balle agitée dans une fronde par un archer des îles Baléares, ne traversent point les plaines de l’air avec autant de rapidité. Les roues sillonnent le cirque, la poussière s’élève et obscurcit les cieux. Tous à la fois les conducteurs des chars, la poitrine penchée en avant, et jetés, pour ainsi dire, hors de leurs sièges, pressent à coups redoublés leurs coursiers et les frappent au-delà des flancs; on ne peut distinguer bientôt s’ils sont portés par les timons ou par les chars." (Sidoine Apollinaire, "Poésies", 23.)
                                         Une course comporte sept tours (soit environ 7,5 km), en référence aux sept planètes du système de Ptolémée (la lune, Mercure, Vénus, le soleil, Mars, Jupiter et Saturne). Toutefois, les courses sont parfois plus courtes - sans doute afin de pouvoir organiser davantage d'épreuves au cours d'une journée.
"Celui-là dans le cirque est couronné vainqueur / Dont le char par sept fois touche au but sans malheur." (Properce, "Élégies", XXVI.)
                                        Pour effectuer le décompte des tours, on ôte à chaque fois un des œufs ou dauphins de marbre, placés sur le mur divisant le cirque dans le sens de la longueur (la spina). Au fil du temps, la spina devient de plus en plus décorée, ornée de statues élaborées et d'obélisques - mais ces décorations sont abandonnées car elles sont si nombreuses et imposantes qu'elles obstruent la vue des spectateurs placés dans les tribunes inférieures ! A chaque extrémité de la spina se trouve un grande colonne (la meta), marquant le virage.  Un arbitre, monté sur un cheval, est chargé de veiller au respect du règlement.


Bas-relief montrant la meta (Ier siècle, ©British Museum.)


                                        Chacune des factions peut aligner jusqu'à trois chars par course, ce qui permet d'élaborer des stratégies collectives, les attelages coopérant entre eux, par exemple en se liguant contre les adversaires en les forçant à quitter l'intérieur de la piste. Les auriges s'efforcent de se maintenir à la corde, au risque de heurter la spina (voir ci-dessus).
"Ne le vois-tu pas, quand précipités à l'envi dans la plaine les chars dévorent l'espace et se ruent hors de la barrière ? Quand l'espoir tend les jeunes gens et que les pulsations de la peur font battre leurs cœurs palpitants ? Ils enlèvent leur attelage d'un coup de fouet, et, penchés en avant, lâchent les guides; l'essieu vole enflammé de l'effort; ils semblent tantôt se baisser, tantôt se dresser dans l'espace, emportés par le vide de l'air, et monter à l'assaut des brises. Point de trêve, point de relâche ! Un nuage de poussière fauve s'élève; ils sont mouillés de l'écume et du souffle de ceux qui les suivent tant l'amour de la gloire est grand, tant ils ont la victoire à cœur !" (Virgile, "Les Géorgiques", III - 103.)
Détail d'un bas-relief illustrant un accident. (Berlin, Musée de Pergame, IVème siècle.)

                                        La compétition atteint son paroxysme lors du dernier tour, encore exacerbée par l'agitation des tribunes, où les spectateurs manifestent violemment leur soutien à leur équipe préférée. Ils ne se contentent pas d'encourager leurs favoris depuis les gradins : les recherches archéologiques prouvent que l'on jette aux adversaires, sur la piste, des "amulettes de malédiction"... garnies de clous ! Les accidents (appelés "naufrages") impliquant plusieurs cochers (la chute de l'un entraînant celle de l'autre) sont alors nombreux, mettant d'autant plus en danger la vie des auriges que les chevaux sont lancés à pleine vitesse.  
"Un de tes concurrents serre de près la borne pour abréger sa course, tu parviens à le pousser adroitement, et son char, une fois emporté, ne peut se replier au bout de la carrière, il t’avait devancé sans art, et c’est en restant habilement en arrière que tu le dépassas. Un autre, ébloui par les applaudissements, se laisse emporter trop vite hors de la voie; il prend une direction oblique, et s’amuse trop tard à exciter l’ardeur de ses coursiers; pendant qu’il se rejette ainsi de côté, tu le devances, en ne t’éloignant pas. Un troisième rival, par lequel tu es atteint et qui se promet de te dépasser, heurte imprudemment ton char; les coursiers s’abattent, leurs jambes s’embarrassent dans les roues, les douze rayons se resserrent, se remplissent, et le char, en fuyant, brise les pieds des chevaux; lui-même, renversé, tombe de son siège, et, le visage tout couvert de sang, il vient accroître ces malheureux débris." (Sidoine Apollinaire, "Poésies", 23.)

Aurige recevant les palmes. (Piazza Armerina, IVème siècle.)

                                        Le vainqueur de la course reçoit une couronne de feuilles de laurier et une somme d'argent, grâce à laquelle il peut espérer, au terme de nombreuses victoires, racheter sa liberté.
"L’empereur, dans sa justice, ordonne aussitôt que l’on joigne des bandelettes de soie aux palmes, des couronnes aux colliers, et que l’on récompense le vainqueur; il fait ensuite distribuer aux vaincus des tapis de différentes couleurs." (Sidoine Apollinaire, "Poésies", 23.)

Statue d'un aurige. (©vroma.org)


Aurige en ivoire portant la palme. (©British Museum.)
Et éventuellement devenir célèbre : voir son nom ou son portrait "tagué" par des fans sur les murs de la ville, ses exploits célébrés par des statues ou des inscriptions gravées dans le marbre, être loué par les plus grands poètes et écrivains... Et passer ainsi à la postérité.

C'est ainsi que Gaius Appelius Dioclès est cité sur mon blog, quelques 2000 ans après la fin de sa grande carrière. Qui sait si, dans deux millénaires, un passionné de la civilisation du XXIème siècle ne consacrera pas un article à Thierry Henry, Rafael Nadal ou Jenson Button ?! Ami supporter du PSG, gardez précieusement votre maillot floqué "Ibrahimovic" : ce sera peut-être un jour la pièce-phare d'un musée archéologique !