jeudi 12 juillet 2012

Fulvia.

                                        Lorsqu'on évoque l'Histoire de Rome, les noms et les visages qui surgissent sont généralement masculins : César, Néron, Marc Aurèle, Hadrien, Cicéron... On pense plus rarement aux femmes, et celles qui nous viennent spontanément à l'esprit sont forcément Agrippine et Messaline, plus connues pour leur moralité douteuse et l'image qu'ont laissé d'elles les auteurs antiques (la meurtrière et la nymphomane, grosso modo) que pour l'influence qu'elles ont pu exercer. Encore convient-il de nuancer pour Agrippine, souvent présentée comme la séductrice perverse ayant manipulé Claude pour porter son fils Néron au pouvoir... ce qui n'est pas forcément inexact ! Pourtant, les femmes influentes n'ont pas manqué, tout au long de l'Antiquité romaine : outre celles que je viens de citer, on pourrait ajouter Livie, Cornelia, Fausta, etc. Et je n'ai pas mentionné les ennemies de Rome qui, comme Cléopâtre VII, Zénobie ou Boudicca, ont bien failli faire vaciller l'Empire.

Pièce de monnaie à l'effigie de Fulvia.

                                        Parmi ces femmes, il en est une qui a toute ma sympathie, et dont j'ai décidé de vous parler aujourd'hui : il s'agit de Fulvia, principalement connue en tant qu'épouse de Marc Antoine, et accessoirement la première femme à avoir eu son effigie sur des pièces de monnaie. Découvrons-la ensemble...

ORIGINES FAMILIALES ET PREMIER MARIAGE.


                                        Les lieux et dates de naissance de Fulvia Flacca Bambula ne sont pas connus précisément : on retient généralement l'an 83 avant J.C. et la ville de Rome. Certaines sources, cependant, avancent qu'elle serait née à Tusculum, principalement car il s'agit du berceau de la gens Fulvia. La lignée ne manque pas de prestige : du côté maternel, Fulvia descend directement de Scipion l’Africain, dont elle est l'arrière-arrière-petite-fille, mais elle est également liée à la gens Claudia et aux Gracques. Les Fulvii, bien qu'issus de la plèbe, font donc partie de la noblesse romaine, et la famille peut se vanter d'avoir fourni à la République plusieurs consuls et sénateurs.

Buste de Scipion l'Africain. (Musée archéologique de Naples.)


                                        Aux alentours de 62 avant J.C., Fulvia épouse Publius Clodius Pulcher, dont elle aura deux enfants : un garçon portant le même nom que son père (Publius Clodius Pulcher) et une fille, Clodia Pulchra, future épouse éphémère d'Octave / Auguste. De Clodius, on retient surtout l'épisode rocambolesque du scandale de la Bona Dea, en 62 avant J.C., qui mérite qu'on lui accorde quelques lignes. Alors que s'y déroulait la cérémonie de la Bona Dea, culte secret réservé aux femmes, Clodius s'était travesti et avait pénétré dans la maison de Jules César (alors Pontifex Maximus) afin, dit-on, d'y retrouver l'épouse de ce dernier. Démasqué par une esclave et à moitié lynché par les participantes de la cérémonie, il fut ensuite accusé d'incestum (acte violant la pureté religieuse), et se défendit en prétendant avoir été absent de Rome ce soir-là. L'alibi fut démonté par Cicéron, qui ne se priva pas de l'attaquer publiquement. Clodius fut acquitté - selon Cicéron parce qu'il avait corrompu les jurés. Inutile de dire que cela n'améliora pas les relations entre les deux hommes, déjà passablement tendues.


Publius Clodius Pulcher.

                                        Malgré l'incident relaté ci-dessus, Clodius reste proche de César, qui favorise son passage dans les rangs de la plèbe, pour lui permettre de briguer le tribunat en 58 avant J.C. Dès son accession à la magistrature, Clodius s'oppose au Sénat, revenant sur des décisions prises par l'assemblée. Il peut de plus compter sur des bandes armées à ses ordres, des partisans chargés de faire le coup de poing face à ses opposants. Le Sénat décide de combattre le mal par le mal, et prend alors le parti de Titus Annius Milo (francisé en Milon), à qui il confie la mission de contrer Clodius. Les escarmouches dégénèrent en véritables émeutes et, en 52 avant J.C., Clodius trouve la mort sur la voie Apienne, assassiné par les séides de Milon.

Le corps de Clodius exposé au Forum. (source : University of Texas.)

                                        C'est à l'occasion de sa mort que Fulvia apparaît pour la première fois dans les écrits : veuve éplorée, elle traîne le corps de son mari à travers Rome, et hurle sa colère et son désespoir, soulevant les partisans de Clodius afin de venger sa mort dans le sang de ses meurtriers. Le spectacle pathétique et l'immense popularité du défunt provoquent la fureur de la foule, qui s'empare du cadavre et le brûle devant le Sénat. Présente durant le procès de Milon, Fulvia est la dernière à témoigner contre l'accusé : son récit est déterminant, et envoie Milon en exil. 

DEUXIÈME MARIAGE.


                                        Nous l'avons vu : Clodius avait à ses ordres plusieurs bandes de redoutables sbires, un véritable gang qui, à sa mort, se range derrière Fulvia. Veuve de Clodius, mère de ses enfants, dépositaire du souvenir d'un homme adoré par la plèbe, elle a désormais la main sur des bandes armées qui lui sont fidèles. Son influence, sa naissance et son intelligence en font un parti des plus convoités.

                                        Peu après les dix mois de veuvage traditionnels, Fulvia se remarie avec Caius Scribonius Curio (Curion). S'il est issu d'une famille moins prestigieuse que celle de Clodius, il s'avère qu'il est aussi beaucoup plus riche... Et, tout comme Clodius, Curion est un homme aimé des plébéiens. Alors qu'il faisait jusqu'ici partie des Optimates, il se range du côté des Populares peu après son mariage, et poursuit la politique engagée par le premier époux de Fulvia, soutenant à son tour Jules César. En 50 avant J.C., il est élu tribun, mais est tué un an plus tard en Afrique du Nord, en combattant les troupes de Juba Ier, roi de Numidie, aux côtés de l'Imperator.

                                        Pendant la guerre civile opposant César à Pompée, Fulvie reste vraisemblablement à Rome. Elle est désormais l'une des femmes les plus influentes de Rome : toujours liée à la clientèle de Clodius et obéie par ses milices, elle est désormais l'héritière de la fortune de Curion.

TROISIÈME MARIAGE.


                                        Quelques années après la mort de ce dernier, en 47 ou 46 avant J.C., Fulvie se marie une troisième et dernière fois. Elle épouse cette fois-ci Marcus Antonius Marci Filius Marci Nepos (Marc Antoine). Mais si l'on en croit Cicéron, leur relation aurait débuté plusieurs années auparavant, alors que Fulvia était encore l'épouse de Clodius. Il suggère également que le futur triumvir l'aurait épousée pour son argent... Pourtant, le fait est que, pour elle, Marc Antoine quitte sa maîtresse, l'actrice Cytheris, qu'il fréquentait depuis longtemps. A cette époque, Antoine est déjà un homme politique établi : il est l'homme de confiance de César, qui l'a nommé son Maître de Cavalerie, il a déjà été tribun de la plèbe, et c'est un militaire aguerri et réputé, adoré par ses hommes et dont la vaillance n'est plus à prouver. Ce mariage scelle l'union de deux forces politiques majeures, pouvant compter sur l'appui d'une partie de l'armée, du peuple, sur les fameux hommes de Clodius et, qui plus est, sur l'argent légué par Curion... Ensemble, Antoine et Fulvia auront deux fils : Marcus Antonius Antyllus et Iullus Antonius.

Marc Antoine.

                                        Selon Plutarque, Fulvia aurait eu une influence non négligeable sur son troisième mari. Certes impliquée dans la vie politique, elle aurait également attisé la haine qu'Antoine vouait à Cicéron. Étant donné que l'orateur avait condamné le beau-père de Marc Antoine à mort quelques années plus tôt, je ne pense pas qu'elle ait eu beaucoup de difficultés ! Il faut également reconnaître que Cicéron n'a jamais ménagé les époux successifs de Fulvia - et l'inimitié l'opposant à Antoine, qu'il tenait pour un homme vulgaire et une brute épaisse, n'allait pas améliorer les choses. Fulvia prit toujours le parti de son époux et lui apporta un soutien inconditionnel - comme nous allons le voir.

Pièce représentant Fulvia. Au revers : un lion et les mots "Antoni Imperator".

                                        Après l'assassinat de César, Marc Antoine devient l'homme le plus puissant de Rome. Alors consul, il s'impose comme le leader du parti des Césariens, notamment en retournant la foule contre les conjurés, lors des funérailles. S'étant emparé des papiers de César, il les utilise à son avantage, afin de faire passer des lois qui lui sont profitables et qui lui permettent d'accroître sa fortune tout autant que son pouvoir - et, du même coup, ceux de Fulvia. Mais le Sénat demeure hostile à Antoine et, contre lui, décide de jouer la seule carte possible : il mise sur Octave, petit-neveu et fils adoptif de César. Lorsque Antoine assiège, en toute illégalité, un des Césaricides à Modène, il s'attire la colère de Cicéron, qui prononce la première de ses "Philippiques." - série de discours violents et insultants, ainsi nommés en référence à ceux que prononça Démosthène contre Philippe II de Macédoine. En 41 avant J.C., Cicéron fait annuler les mesures prises sous le consulat d'Antoine, et le fait déclarer ennemi public (hostis), malgré les vaines tentatives de Fulvia, qui s'efforce de mobiliser les soutiens de son mari.

                                        Mais Octave, qui ne trouve pas auprès du Sénat le soutien qu'il avait espéré, finit par signer la paix avec Antoine : c'est la formation du triumvirat, qui lie Antoine, Octave et Lépide (qui, disons-le tout de suite, compte pour du beurre...). Pour entériner cette alliance, la fille de Fulvia, Clodia, est alors mariée au jeune Octave. L'accord entre les trois hommes débouche sur les proscriptions, chacun d'eux livrant, en signe de bonne volonté, ses anciens alliés aux séides des deux autres. Parmi les victimes se trouve Cicéron, qui paie chèrement ses diatribes contre Antoine. Dion Cassius et Appien nous décrivent à cette occasion une Fulvia proche de la virago, qui profite de l'occasion pour s'enrichir aux dépends des condamnés, et surtout pour se venger de Cicéron. Dion Cassius raconte comment jubilant à la mort de son ennemi, elle lui aurait percé la langue d'une épingle à cheveux.

                                        En 42 avant J.C., Antoine et Octave ayant quitté Rome pour poursuivre les assassins de César jusqu'en Asie, Fulvia dirige pratiquement Rome en sous-main. Dion Cassius peut ainsi écrire :

 "Voilà ce qui se produisit alors l'année suivante : Publius Servilius et Lucius Antonius (N.B. : frère de Marc Antoine) furent consuls en titre, mais en réalité, ce furent Lucius et Fulvia. En effet (...), elle s'occupait elle-même des affaires, de sorte que ni le Sénat ni le peuple ne décidait quoi que ce fût de contraire à son bon plaisir." (Dion Cassius, 48, 4-1)

GUERRE DE LA PEROUSE ET MORT DE FULVIA.


                                        Après l'élimination des deux principaux instigateurs du meurtre de César, Brutus et Cassius, à Philippes en 42 avant J.C., les triumvirs se partagent le territoire Romain : l'Italie échoit à Octave, Antoine obtient l'Asie et Lépide doit se contenter de l'Afrique. Antoine part visiter ses provinces : survient alors sa rencontre avec Cléopâtre, qui devient sa maîtresse. Un an plus tard, Octave divorce de la fille de Fulvia, accusant au passage cette dernière de viser le pouvoir. Il licencie également une partie des légions de César, auxquelles il doit alors fournir des terres. Pour se faire, il réquisitionne des propriétés privées. Fulvia prend alors le parti des propriétaires spoliés, craignant que les légionnaires ne se rangent du côté d'Octave au détriment de son mari. Elle trouve le soutien de son beau-frère, Lucius Antonius, et prend la tête de l'oppostition contre Octave. Les troubles politiques et sociaux aboutissent alors à la guerre de Pérouse, en 41-40 avant J.C. Appien prétend que Fulvie, jalouse de la liaison entre son mari et Cléopâtre, autait volontairement poussé la confrontation jusqu'au point de non -retour, afin d'inciter Antoine à revenir en Italie.

Pièce à l'effigie de Cléopâtre et Antoine. (Source:  AncientArtPodcast.)

Lucius Antonius.
Avec Lucius Antonius, elle lève huit légions pour combattre Octave. Lucius, quant à lui, attend que les légions d'Antoine viennent à son secours, mais son frère n'est pas au courant de la tournure prise par les évènements : il est toujours en Orient, tout s'est fait à son insu et, par conséquent, il n'a donné aucune consigne à ses troupes. Celles-ci, sans directives claires, refusent de s'engager, et Lucius ne doit son salut qu'aux hommes que Fulvia parvient à lui envoyer en renfort. L'armée de Fulvia et Lucius occupe brièvement Rome, mais doit se replier sur La Pérouse, où elle est assiégée par celle d'Octave. Le siège dure 2 mois, et en février 40 avant J.C., Lucius et les soldats, affamés, se rendent ; Fulvia, elle, réussit à s'échapper et fuit en Grèce avec ses enfants. Là-bas, elle retrouve Antoine, furieux : non seulement elle a gravement mis en danger l'alliance scellée entre les triumvirs, mais en plus Octave en a profité pour faire main basse sur la Narbonnaise, son fief ! Il ne lui pardonnera pas : il rentre à Rome pour s'entendre avec Octave, abandonnant Fulvia à son sort. Elle meurt, seule et malade, exilée à Corinthe, quelques mois plus tard.

                                        Après sa mort, Antoine et Octave s'accordent pour rejeter leur mésentente sur Fulvia, bouc émissaire tout trouvé. L'accord est renforcé par le remariage d'Antoine, qui épouse Octavie, la sœur d'Octave. La jeune femme s'occupera de tous les enfants de Fulvia - tout comme elle recueillera ceux d'Antoine et Cléopâtre, après la mort des deux amants.

CONCLUSION.


                                        L'image qui reste de Fulvia est au mieux celle d'une femme ambitieuse s'impliquant dans la politique romaine aux côtés de ses époux successifs (et d'Antoine en particulier), au pire celle d'une virago sans pitié, qui utilisa Clodius, Curion puis Antoine pour assouvir sa soif de pouvoir et de richesse. Le rôle de l'Historien n'est pas de juger. Du reste, cela serait impossible, notamment à cause de la partialité des sources : n'oublions jamais que l'Histoire est écrite par les vainqueurs - Octave / Auguste en l’occurrence - et que les vaincus sont presque systématiquement salis.

Portrait de Fulvie, extrait de Promptuarii Iconum Insigniorum a Seculo Hominum (G. Rouillé - 1553)

                                        Cela étant dit, j'ai l'excuse de ne pas être historienne, et je peux donc vous livrer mon sentiment ! Pas question pour autant d'interpréter les faits de manière à les adapter à mon opinion. Simplement, je demande un peu d'indulgence pour cette femme qui, comme nombre de ses sœurs, a été largement maltraitée par Cicéron, Dion Cassius et consorts. Voilà une femme forte, ambitieuse, autoritaire, douée de sens politique : c'était un leader, capable de mener des troupes aussi bien que d'entraîner derrière elle des partisans. Autant de qualités qui, plébiscitées chez un homme, firent d'elle, pour les textes antiques, une virago amorale, une espèce de folle hystérique incontrôlable qui manipula les hommes pour arriver à ses fins. Mais je n'y crois guère. Car, pour peu que l'on se donne la peine de creuser, on découvre rapidement que, derrière une ambition affichée (ce qui, ma foi, n'a rien de monstrueux), se dessine le portrait d'une femme qui tenta toujours de concilier son cœur et sa raison - et qui y parvint quasiment jusqu'à la fin.

                                       Je n'ai aucun élément prouvant qu'elle aima sincèrement ses trois époux successifs, mais j'en suis pourtant convaincue : je pense qu'elle trouva le moyen de se dresser et d'agir à leurs côtés, accroissant son influence et leur pouvoir en tant que couple. Pour moi, loin de l'image de gorgone qu'a conservée la postérité, Fulvia était avant tout une grande amoureuse, capable de concilier ses sentiments et ses ambitions, et de mettre à leurs services ses incroyables talents de meneuse d'hommes. Les historiens me donneront peut-être tort... Décidément, j'ai bien de la chance de ne pas être historienne !

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