dimanche 30 juin 2013

Brutus : Traître Ou Héros ?!


                                        Depuis peu, ma maison abrite un nouveau pensionnaire : un poisson rouge, qu'en monomaniaque revendiquée, j'ai décidé d'appeler Brutus. Ne me demandez pas pourquoi j'ai choisi ce nom plutôt que, mettons, Antinoüs, Virgile ou Cicéron : ce poisson a une tête de Brutus, et puis c'est tout ! Toujours est-il que vous commencez à me connaître : il ne m'en fallait pas davantage pour rédiger un petit article sur l'homme qui a laissé son nom à mon poisson - et qui, accessoirement, a assassiné Jules César.

Jeunesse et formation.


                                        Marcus Junius Brutus naît en 85 avant J.C. Il descend en ligne directe d'un autre Brutus célèbre, Lucius Junius Brutus qui, en 509 avant J.C., avait renversé le roi de Rome Tarquin Le Superbe et fondé la République. Nous verrons que ce détail a son importance... Adopté en 59 avant J.C. par son oncle Quintus Servilius Cépion, Brutus prendra un temps le nom de Quintus Servilius Brutus Cépion, avant de revenir à son nom de naissance. Il utilisera à nouveau son nom d'adoption après la mort de César en 44 avant J.C., pour rendre hommage à un autre tyrannicide de ses parents, Gaius Servilius Ahala. A croire que c'était une spécialité familiale !

Buste de Brutus. (©SwankerinSparrow via Flickr)

                                        Brutus est âgé de 8 ans lorsque son père, Marcus Junius Brutus, partisan de Marius, est tué par Pompée dans des circonstances douteuses, parce qu'il est impliqué dans une rébellion. Quant à sa mère, Servilia Caepionis, elle est la demi-sœur de Caton d'Utique, et deviendra plus tard la maîtresse de Jules César. Il a souvent été suggéré que César pourrait être le vrai père de Brutus. Rejetons tout de suite ces insinuations idiotes : la liaison entre Servilia et l'Imperator est bien postérieure à la naissance de l'enfant. Mais la rumeur naît vers 59 avant J.C., lorsque Brutus est accusé de faire partie d'un complot contre Pompée - assertion infondée mais rendue crédible par les circonstances de la mort de Brutus Père. L'affaire est enterrée par l'un des consuls en exercice : Jules César ! Alors allié de Pompée mais amant de Servilia, cette sale histoire risque bien de lui retomber dessus, et il fait de son mieux pour protéger le jeune homme, et ses intérêts par la même occasion... Il n'en fallait pas plus pour exciter l'imagination des mauvaises langues.

Caton d'Utique.
Mais revenons en 77 avant J.C. : à la mort de son père, Brutus est élevé par son oncle maternel, Caton d'Utique. Celui-ci, adepte du stoïcisme, lui en inculque les principes et l'envoie poursuivre ses études en Grèce. Brutus deviendra un orateur éminent, influencé par l'école attique, c'est-à-dire qu'il adhèrera à des principes rhétoriques fondés sur des notions de naturel en réaction à des tendances plus démonstratives et excessives (de l'école asiatique). Il écrira par ailleurs de nombreuses œuvres littéraires, dont aucune ne nous est parvenue - exceptées quelques lettres adressées à Cicéron. Attaché à son oncle pour lequel il nourrit une profonde estime, Brutus devient ensuite son assistant : il le suit à Chypre lorsque Caton obtient le poste de gouverneur. Il entame ainsi sa carrière politique, et en profite pour s'enrichir en prêtant de l'argent à des taux indécents - 48% d’intérêt demandés à la ville de Salamine, par exemple ! Il revient à Rome en homme riche, et épouse Claudia Pulchra. Lors de son entrée au Sénat, Brutus rejoint les rangs des Optimates, contre le premier triumvirat composé de Crassus, Pompée et César.


                                        En 53 avant J.C., il est élu questeur en Cilicie, et profite de l'occasion (et de l'armée stationnée sur place) pour régler quelques comptes à Chypre... Cicéron, qui deviendra gouverneur de la province, condamnera son comportement. Brutus sert ensuite comme commandant militaire en Cilicie et en Macédoine. Politiquement, il reste dans le camp des conservateurs, qui défendent les droits du Sénat contre les généraux. Car, pendant que Brutus crapahute en Orient, la situation à Rome s'est tendue : Pompée contrôle l'Hispanie et surtout Rome, tandis que César a accru son pouvoir et son prestige par la conquête de la Gaule. La tension entre les deux hommes croît de jour en jour, et la guerre civile se profile...

Guerre civile et assassinat de César.



                                        Lorsqu'elle éclate en Janvier 49 avant J.C., Brutus prend le parti de Pompée. Certes, celui-ci a fait exécuté son père, mais Brutus reste fidèle à ses principes : il est persuadé que le droit et la légitimité sont du côté de Pompée, et que c'est en rejoignant son camp qu'il défendra la république romaine. Il s'engage donc contre les légions de César. Lors de la bataille de Pharsale (48 avant J.C.), les Pompéiens sont défaits, mais César a donné l'ordre que Brutus soit épargné : il est capturé et finalement gracié. Mieux : César lui pardonne immédiatement, l'appelle auprès de lui et le comble de faveurs.

"On dit que dans cette journée, César témoigna pour lui le plus vif intérêt : il recommanda à ses officiers de ne pas le tuer dans le combat, et, s'il se rendait volontairement, de le lui amener ; s'il se défendait contre ceux qui l'arrêteraient, de le laisser aller, et de ne lui faire aucune violence." (Plutarque, "Vie De Brutus", V.)

                                        Alors qu'il part pour l'Afrique, à la poursuite des derniers Pompéiens (parmi lesquels Caton), César nomme Brutus gouverneur de la Gaule Cisalpine en 46/45 avant J.C., puis prêteur urbain l'année suivante. Il lui promet même le consulat, aux côtés de Caius Cassius Longinus, pour l'année 41 avant J.C. Mais malgré tous ces honneurs, toutes ces marques de confiance, Brutus demeure au fond de lui un républicain convaincu, et un ardent conservateur.

                                        En outre, Brutus a divorcé de Claudia en Juin 45 avant J.C, et s'est remarié avec sa cousine germaine, Porcia Catonis, la fille de Caton. Si l'on en croit Cicéron, le mariage aurait provoqué un mini-scandale, Brutus se séparant de Claudia sans autre raison que son désir d'épouser Porcia. De plus, l'union entraîne une rupture entre Brutus et sa mère, qui n'apprécie pas sa nouvelle bru. Dans le même temps, Brutus rédige un texte en hommage à son oncle / beau-père.

                                        Déjà réticents à la puissance de Jules César, qui détient désormais tous les pouvoirs, de nombreux sénateurs se montrent carrément hostiles lorsqu'il est nommé dictateur à vie. Et il se murmure même qu'il voudrait rétablir la royauté ! Brutus, qui semble avoir eu confiance en César pendant un temps, est lui-même choqué par sa toute puissance, et bon sang ne saurait mentir : il descend tout de même de ce Lucius Junius Brutus, qui a chassé lez dernier Roi de Rome et instauré la république ! Alors qu'un complot visant à assassiner César prend forme, les conspirateurs n'hésitent d'ailleurs pas à le lui rappeler, jouant sur la corde sensible.
"Cependant Brutus était sans cesse excité par les discours de ses amis, par les bruits qui couraient dans la ville, et par des écrits qui l'appelaient, qui le poussaient vivement à exécuter son dessein. Au pied de la statue de Brutus, son premier ancêtre, celui qui avait aboli la royauté, on trouva deux écriteaux, dont l'un portait : «Plût à Dieu, Brutus, que tu fusses encore en vie !» Et l'autre : «Pourquoi, Brutus, n'es-tu pas vivant !» Le tribunal même où Brutus rendait la justice était, tous les matins, semé de billets sur lesquels on avait écrit : «Tu dors, Brutus. Non, tu n'es pas véritablement Brutus». " (Plutarque, "Vie De Brutus", XI.)

Lucius Junius Brutus. (© Mary Harrsch.)

Brutus se laisse convaincre, notamment par son ami Cassius. Fidèle à ses idéaux politiques, persuadé qu'il s'agit du seul moyen de sauver la république, il accepte de rejoindre la conspiration et d'agir contre César par un coup d'état légaliste.

                                        Les Césaricides en devenir prévoient de tuer ce brave Jules aux Ides de Mars (15 Mars 44 avant J.C.) Or, ce jour-là, César hésite à se rendre au Sénat : sa femme, Calpurnia Pisonis, a rêvé qu'il était assassiné et les mauvais présages s'accumulent. Les conspirateurs craignent un instant que leurs plans n'aient été découverts, mais César arrive finalement dans la Curie en compagnie de son second, Marc Antoine. L'un des conjurés retient ce dernier à l'extérieur sous un faux prétexte tandis que ses petits camarades se jettent rapidement sur César : Publius Servilius Casca Longus est le premier à l'agresser, le poignardant à l'épaule, mais César pare le coup. Et puis, c'est la curée : les assassins s'acharnent sur leur victime et la lardent de coups de couteau, avec une telle sauvagerie qu'ils se blessent les uns les autres. César se débat, il résiste, mais les assaillants sont trop nombreux. Coup de grâce : il aperçoit Brutus, qu'il considère comme son fils, parmi ses meurtriers. Si la légende veut que l'Imperator ait alors prononcé les mots grecs "Kai su, teknon ?" ("Toi Aussi, mon fils ?", passé à la postérité sous la forme latine "Tu quoque, fili ?"), il s'agit de toute évidence d'une légende. Même Suétone est sceptique, et c'est tout dire ! Mais le mythe a la vie dure.
"Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent, sous prétexte de lui rendre leurs devoirs. Tout à coup Tillius Cimber, qui s'était chargé du premier rôle, s'approcha davantage comme pour lui demander une faveur; et César se refusant à l'entendre et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules. "C'est là de la violence," s'écrie César; et, dans le moment même, l'un des Casca, auquel il tournait le dos, le blesse, un peu au-dessous de la gorge. César, saisissant le bras qui l'a frappé, le perce de son poinçon, puis il veut s'élancer; mais une autre blessure l'arrête, et il voit bientôt des poignards levés sur lui de tous côtés. Alors il s'enveloppe la tête de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en même temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber plus décemment, la partie inférieure de son corps étant ainsi couverte. Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: "Et toi aussi, mon fils!" (Suétone, "Vie De César", LXXXII.)

"La Mort De Jules César" (Tableau de C.L. Doughty.)


Et tant que nous en sommes aux citations douteuses, sachez que Brutus y serait aussi allé de sa petite phrase, au moment de frapper César : "Sic semper tyrannis !" se serait-il écrié, soit "Ainsi en est-il toujours des tyrans !"  (Devise de l'état de Virginie, soit dit en passant). A croire que ces deux-là n'avaient pas trouvé meilleur moment pour papoter... 


Après la mort de César : fuite et guerre contre Antoine et Octave.


                                        "César est mort, mais on fait quoi maintenant ?!" C'est en substance ce qu'on du se demander les pieds nickelés impliqués dans le complot, qui n'ont absolument rien prévu pour la suite ! Chez les conjurés, c'est la débandade : sous la pression des partisans de César, Brutus et les autres se réfugient sur le Capitole. Pendant ce temps, Marc Antoine ne perd pas une minute : il s'assure l'appui des troupes, commandées par Lépide, et récupère les papiers personnels de César. Ayant fait main basse sur les soldats et sur l'argent, il est en position de force. Le 16 Mars, il propose un compromis aux césaricides : ils seront amnistiés mais, en échange, toutes les décisions prises par César seront maintenues. L'accord est scellé mais, le 20 Mars, lors des funérailles de  César, Marc Antoine prononce une oraison funèbre qui met le feu aux poudres : exhibant le manteau couvert de sang, il dénonce la perfidie et la traîtrise de ceux qui ont poignardé l'homme qui, pourtant, leur avait pardonné et les avait élevés aux plus hautes fonctions. Pan, Brutus : prends ça dans les dents ! La foule est hystérique et menace de lyncher les meurtriers de son César bien-aimé, les forçant à prendre la fuite.

Antoine S'adressant Au Peuple Aux Funérailles De César.

                                        Brutus se réfugie en Crète, dont il a été nommé gouverneur. Il rejoint en Orient Cassius, un des conjurés dont nous avons déjà parlé. Ensemble, ils profitent de la guerre qui se profile entre les deux successeurs de César, Antoine son second et Octave son neveu et héritier, adopté par testament. Tandis que ces deux-là se déchirent en Occident, nos compères entreprennent de réunir de l’argent et des hommes (environ 17 légions, quand même...).

                                        Hélas pour eux, le Sénat a entre temps reconnu l'autorité d'Octave, nommé consul en 43 avant J.C. Celui-ci s'empresse de faire déclarer les assassins de son père adoptif ennemis de l'état et, afin de faire face à la menace que représentent Brutus et Cassius, il se réconcilie avec Marc Antoine dans la foulée. Ensemble, les deux hommes totalisent environ 19 légions, et il marchent à la rencontre des césaricides.

Caius Cassius Longinus.
Les deux armées s'affrontent à la fin de l'année 42 avant J.C., au cours de deux engagements connus comme la bataille de Philippes, en Macédoine. Le premier a lieu le 3 Octobre : les hommes de Brutus s'emparent du camp d'Octave, mais Antoine massacre les troupes de Cassius. Celui-ci, persuadé que Brutus aussi a été vaincu, se suicide. Seul à la tête de l'armée républicaine, Brutus choisi d'attendre, misant sur la démobilisation et le découragement des troupes adverses. Mais contrairement à Cassius, il n'est pas un chef de guerre et n'a aucune autorité sur ses hommes. Comme le disait Alexandre Ledru-Rollin  : "Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef!" Et le 23 Octobre, Brutus cède à ses soldats et le second affrontement a lieu : Brutus est vaincu par Antoine et Octave.



                                        Défait, Brutus s'enfuit dans les collines avoisinantes avec quelques rescapés et il préfère se suicider plutôt qu'être capturé :
"Renonçant à sauver sa vie et croyant indigne de lui d’être pris, il se réfugia, lui aussi, dans la mort. Après s’être écrié, comme Hercule : "Malheureuse vertu ! tu n’étais qu’un mot ; je te cultivais comme une réalité, et tu étais l’esclave de la fortune " ; [...] Il pria un de ceux qui se trouvaient avec lui de le tuer." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", XLVII - 49.)
Une fois encore, ces derniers mots sont sans doute apocryphes. Peu importe : avouez que ça en jette !

Le Suicide De Brutus. (H. Vogel)

                                        La dépouille de Brutus est envoyée à ses vainqueurs. Antoine fait envelopper le corps dans un de ses propres manteaux de Pourpre, et ordonne que Brutus reçoive des funérailles décentes : les cendres sont envoyées à Servilia. Lorsque Porcia, sa veuve, apprend la nouvelle, elle se suicide en avalant des charbons ardents.

Conclusion.


                                        Un personnage complexe que notre ami Brutus : stoïcien convaincu, plusieurs sources nous le décrivent pourtant comme une homme arrogant envers ceux qu'il considérait comme ses inférieurs (y compris les rois de États clients.) Dans son "Enfer", Dante fait de Brutus l'un des coupables condamnés à être déchirés pour l'éternité  dans l'une des trois bouches de Satan, dans le centre même de l'enfer - les deux autres étant son complice Cassius (comme on se retrouve !) et Judas, tous trois accusés de perfidie et considérés comme les pires criminels de l'Histoire. Shakespeare en revanche, dans "Jules César", donne de Brutus une image bien plus positive : celle d'un homme déchiré entre l'affection qu'il porte à César et l'accomplissement de ce qu'il pense être son devoir, à savoir sauver la République. Dans la scène finale, voici ce qu'en dit Marc Antoine :
"De tous les Romains, ce fut là le plus noble. Tous les conspirateurs, excepté lui, n'agirent que par envie contre le grand César : lui seul pensait loyalement à 1'intérét général et au bien public, en se joignant a eux. Sa vie était paisible; et les éléments si bien combinés en lui, que la nature pouvait se lever et dire au monde entier: c'était un homme !" (Shakespeare, "Jules César", V - 5.)

Promotion de la saison 2 de "Rome" : "Brutus Est Un Traître." (© HBO)

                                        De fait, si Brutus est souvent perçu de façon négative, comme "l'assassin de César", il est paradoxalement devenu aussi un symbole de la résistance à la tyrannie. Avec d'inévitables dérives... Ainsi John Wilkes Booth, l'assassin d'Abraham Lincoln, prétendait avoir été inspiré par l'exemple de Brutus. Son père, Junius Brutus Booth, avait d'ailleurs été baptisé en l'honneur du césaricide et, six mois avant l'assassinat, Booth et son frère avaient interprété la pièce de Shakespeare, incarnant respectivement Marc Antoine et Brutus ! Dans la nuit du meurtre (14 au 15 Avril 1865), Booth se serait écrié, au moment de commettre son acte : "Sic semper tyrannis !". En fuite pendant plusieurs jours, il écrira dans son journal, à la date du 21 Avril : "Tout le monde veut me mettre la main dessus, et je suis au désespoir. Et pourquoi ? Pour avoir fait ce qui a valu à Brutus les honneurs ... Et pourtant, pour avoir frappé le plus grand tyran qu'on ait connu, ils me regardent comme un banal égorgeur..."

                                        Sans vouloir contredire John Wilkes Booth, certains considèrent encore aujourd'hui Brutus comme un vulgaire assassin. En attendant, je range mes couteaux hors de portée de mon poisson rouge : on n'est jamais trop prudent...

"Qu'a dit César quand Brutus l'a poignardé ? - Aïe !"


4 commentaires:

Marine Lafontaine a dit…

Excellent article, encore une fois ! On en apprend énormément, le tout en finesse et avec humour. Ne cesseras-tu donc jamais de m'étonner ?

FL a dit…

Waouh ! Merci beaucoup, ça me touche vraiment ! Surtout venant de toi, dont je connais maintenant le talent littéraire et la subtilité. Il faut que j'assure, maintenant... :-)

Enki a dit…

Excellent ! Je me suis régalé

FL a dit…

Merci !