dimanche 15 décembre 2013

Patibulaire : De L'Antiquité A Nos Jours.


                                        C'est le genre de choses qui vous arrive parfois : vous marchez tranquillement dans la rue lorsque vous croisez quelqu'un qui vous dévisage avec un air peu amène, voire franchement hostile. Vous ne le connaissez pas, vous ne l'aviez même jamais vu avant ce jour, mais on dirait pourtant qu'il vous déteste. En fait, ça m'est arrivé ce matin, et le type en question m'a jeté un tel regard que j'ai eu la très nette impression qu'il souhaitait ardemment ma mort - si possible dans d'atroces souffrances. Dans ces cas-là, vous vous dites : "Quelle mine patibulaire !"

                                        Comme quoi, tous les chemins mènent vraiment à Rome, puisque vous venez de faire référence à l'antiquité romaine. Figurez-vous que l'adjectif "patibulaire", loin de sortir de nulle part, tire son origine du patibulum. Mais qu'est-ce que c'est que cet engin-là ?

                                        Étymologiquement, "Patibulum" vient du verbe "patere" - être ouvert ou exposé, s'étendre en surface. En fait, le terme recouvrait plusieurs acceptions. Tout d'abord, le patibulum désignait un poteau de bois, sur lequel on attachait les esclaves ou les criminels avant de leur administrer les verges. Dans le même ordre d'idée, on appelait patibulum un instrument de supplice en forme de fourche, semblable à un carcan. On y faisait passer le cou du condamné, on lui attachait les mains aux deux pointes et on lui faisait traverser la ville en le fouettant. On en trouve l'illustration dans la comédie "Le Soldat Fanfaron" de Plaute :
"Te voilà dans la bonne posture pour marcher dans un instant à la porte de la ville, les deux mains en croix et le carcan au col" (Credo ego istoc extemplo tibi esse eundum extra portam, dispessis manibus, patibulum quom habebis.) (Plaute, "Le Soldat Fanfaron", II-4.)

Représentations du patibulum. (Ill. tirée des "Opera Omnia" de Justus Lipsius.)


                                        Cette fourche se transforma au fil du temps en une véritable potence, composée d'une traverse de bois reposant sur deux piliers, sur laquelle on exhibait les condamnés à mort. Placée près d'une voie publique ou en haut d'une colline, elle témoignait de la force répressive du pouvoir et avait un caractère dissuasif.


Crux commissa.
                                       
Crux immissa.
Le mot - peut-être par glissement sémantique - désignait également la barre transversale à laquelle étaient liés les condamnés à la crucifixion. D'une longueur d'environ 1m70 et pesant 40 kg, le patibulum était fixé au poteau vertical (stipes) qui mesurait environ 3 mètres de haut. Réunis, ces deux poteaux formaient une croix de Tau ou crux commissa (en forme de T) ou la croix latine (crux immissa ou capitata), si le patibulum était fixé plus bas.


"Le Christ Jaune" (Toile de Paul Gauguin.)

 

Chevauchée de Faust et de Méphistophélès devant le gibet de Montfaucon. (Toile de Jospeh Thierry.)

                                        Plus tard, au Moyen-Âge, l'adjectif patibulaire qualifiait des gibets à plusieurs piliers, sur lesquels étaient exhibés les condamnés à mort après leur pendaison : ce sont les fourches patibulaires, apparues au XIIème siècle. Le gibet de Montfaucon, parmi les plus tristement célèbres, se situait aux portes de Paris et avait été installé à l'instigation du chambellan et ministre du roi Philippe IV le Bel, Enguerrand de Marigny. Ironie du sort, lui-même y sera pendu sous le règne de Louis X le Hutin - comme le savent tous les lecteurs des "Rois Maudits" de Maurice Druon. (Au passage, conseil gratuit : jetez-vous sur ce monument du roman historique, si ce n'est pas déjà fait.)



Supplice d'Enguerrand De Marigny. (Carte promotionnelle Liebig.)


                                        Poteau, fourche, carcan, gibet - le patibulum était donc tout cela à la fois. "L'Encyclopédie" de Diderot et d'Alembert le résume fort bien :
"On confond quelquefois l’échelle avec la potence ou gibet, parce que les criminels y montent par une échelle : mais ici il s’agit des échelles qui servent seulement pour les peines non capitales ; au lieu que la potence ou gibet, et les fourches patibulaires, servent pour les exécutions à mort. On dit à la vérité quelquefois échelle patibulaire, mais ce dernier terme doit être pris dans le sens général de patibulum, qui signifie tout poteau où on attache les criminels." (Diderot et d'Alembert, "L'Encyclopédie", T.5 - "Échelle")

                                        C'est ainsi que "patibulaire" a d'abord signifié "qui mérite le gibet", et veut dire aujourd'hui "inquiétant, menaçant, sinistre". Exactement comme le type de ce matin, vous pouvez me croire !

2 commentaires:

la bacchante a dit…

Voilà un article tentaculaire, perpendiculaire et inévitablement jugulaire.

FL a dit…

Merci pour ces rimes exemplaires, qui ne pouvaient que me plaire !