dimanche 29 mai 2016

Apicius, Masterchef de la Rome antique.


                                        Une fois n'est pas coutume : aujourd'hui, je ne vais pas vous parler d'un Général, d'un philosophe ou d'un Empereur, mais d'un... cuisinier. Que voulez-vous, on ne peut pas taper sur les Gaulois ou les Germains le ventre vide : conquérir le monde, ça donne faim. Le cuisinier en question est sans aucun doute le plus célèbre de l'Antiquité : Apicius, et avec lui Lucullus, évoquent encore aujourd'hui la gastronomie romaine, parfois dans ce qu'elle a de plus extravagant.

La grande bouffe : qui était Apicius ? 


                                        Si le nom d'Apicius est parvenu jusqu'à nous, on ne connaît pourtant quasiment rien de sa vie. Il est surtout passé à la postérité en raison des anecdotes rapportées par les textes antiques, du livre de recettes "De Re Coquinaria" qui lui reste attaché, mais aussi du portrait que tracèrent de lui son contemporain Sénèque et d'autres auteurs moralistes après lui, qui firent de notre personnage et de son amour immodéré de la bonne chère un symbole de débauche de décadence.

                                        Marcus Gavius Apicius est né vers 25 avant J.C, et il est mort en l'an 37 de notre ère. Il vécut donc sous les règnes d'Auguste et de Tibère. On présente souvent Apicius comme le "cuisinier de Tibère" : en réalité, il était un ami de son fils Drusus et un proche de son homme de confiance Séjan. Connaissant l'austérité de l'Empereur et son attachement aux mœurs traditionnelles, on peut supposer qu'il n'appréciait pas les relations que son fils entretenait avec un homme aussi frivole... Ce que confirme Pline l'Ancien :
"Coupé une première fois, le chou donne au printemps suivant une cyma, c'est-à-dire, sur les choux eux-mêmes, un petit chou plus délicat et plus tendre, dédaigné par le voluptueux Apicius, et sous son influence par Drusus César, qui en fut réprimandé par son père Tibère." (Pline L'Ancien, "Histoire Naturelle", XIX - 41.7)

"Un banquet romain" (Tableau de Roberto Bompiani, XIXème s.)


                                        Tout Rome connaît Apicius : ce millionnaire, qui vit dans le luxe, s'entoure de jeunes hommes (Tacite lui prête même une liaison avec Séjan) et a acquis une réputation de jouisseur. Mais surtout, il consacre la majeure partie de son temps et de sa fortune à la bonne chère. Auteur de plusieurs traités de gastronomie ("De Condituris", consacré aux sauces, et sans doute des compilations de recettes) , il est aussi le fondateur d'une école de cuisine, où la noblesse vient prendre des leçons auprès des meilleurs esclaves - cuisiniers de Rome. Insatiable passionné, il se livre à des recherches et des expérimentations culinaires, cherchant toujours à pousser plus loin le raffinement. Il élabore par exemple une nouvelle recette de garum, y mettant à macérer des poissons noyés dans cette même préparation, et Pline encore rapporte qu'il concocte du foie gras de truies :   
"L'art s'est appliqué au foie des truies comme à celui des oies : c'est une invention de M. Apicius, qui les engraissait avec des figues sèches, et une fois à point les tuait soudainement après leur avoir fait boire du vin miellé." (Pline l'Ancien, "Histoire Naturelle", IX-33.)

                                        Dès l'Antiquité, Apicius est surtout connu pour ses extravagances. Sa cuisine se caractérise par une abondance d'ingrédients, généralement rares et donc coûteux, et notamment les épices exotiques comme le poivre. Il accommode aussi les mets les plus étranges (les langues de flamants roses ou les talons de chameaux, pour citer les exemples les plus célèbres) et n'hésite pas à affréter un navire pour la Libye, afin de s'y procurer des crevettes dont on lui a vanté la qualité :
"Ayant entendu dire qu'il y en avait aussi d'énormes sur la côte d'Afrique, il s'y rendit en bateau sans attendre un seul jour, et fut très malade pendant la traversée. Mais parvenu près de l'endroit, avant même qu'il ne débarque, la rumeur de son arrivée s'était répandue comme une traînée de poudre parmi les Africains, et les pêcheurs, approchant avec leurs barques, vinrent lui apporter les plus belles langoustes. Les voyant, il leur demanda s'ils en avaient de plus grosses, et ils lui répondirent que non. Se rappelant alors celles de Minturnes, il ordonna à son pilote de retourner en Italie par le même chemin, sans même approcher du rivage." (Athénée de Naucratis, "Le Banquet des Sophistes", I - 12.)
Une autre anecdote amusante est rapportée par Sénèque, dans une lettre à Lucilius (XCV) :
"Un rouget d'une taille formidable (...) fut offert à Tibère, qui le fit porter au marché pour l'y vendre. 'Mes amis', dit-il, 'je me trompe fort si ce mulet n'est pas acheté par Apicius ou par Publius Octavius'. Son attente fut dépassée : ils enchérirent l'un sur l'autre, et Octavius l'emporta et jouit parmi les siens d'une immense gloire pour avoir acheté cinq mille sesterces un poisson que César avait vendu et que même Apicius n'avait pas obtenu."

Poissons, crustacés, volaille et légumes. (Mosaïque du IIème s. - Musées du Vatican.)

 
                                        Les sommes exorbitantes dépensées par Apicius le conduisent finalement à la ruine : ayant dilapidé 100 millions de sesterces pour les seules délices de la table (soit environ 4 millions d'euros, si l'on veut tenter la comparaison), il n'en a plus que le dixième en banque et, plutôt que de renoncer à son fastueux train de vie, il préfère se suicider. Plusieurs années après, Sénèque en est encore tourneboulé :
"Sa mort vaut la peine qu'on la raconte. Après avoir dépensé pour sa cuisine 100 millions de sesterces, se trouvant accablé de dettes, il eut l'idée de faire, pour la première fois, le compte de sa fortune : il lui restait 10 millions de sesterces et, comme s'il eut dû vivre dans les tourments de la faim avec ses 10 millions de sesterces, il s'empoisonna. Quels devaient être sa corruption et son faste, alors que 10 millions de sesterces lui représentaient l'indigence ?" (Sénèque, "Consolation à Helvia", X).

Un dîner presque parfait : Apicius et ses contemporains.



                                        Progressivement, le personnage s'efface au détriment de ce qu'il représente : le luxe, l'outrance, voire la débauche et la corruption. Martial oppose ainsi Apicius et Mécène à Fabricius, homme aux goûts modestes et à l'admirable simplicité :
"Cette toge, Fabricius n'eût peut-être pas voulu la porter ; mais Apicius assurément, et Mécène, ce chevalier dévoué à la cause de César, ne l'eussent pas dédaignée. " (Martial, "Épigrammes", X - 73.)

Quant à Juvénal, il associe le nom d'Apicius à celui d'un certain Crispinus, qui n'hésite pas à dépenser 6000 sesterces pour un poisson et éclipse ainsi le mulet de Tibère.
"Il a compté six mille sesterces pour un surmulet : il est vrai que le poisson pesait six livres, s'il faut en croire ceux qui se plaisent à grossir le merveilleux. (...) Nous voyons maintenant des excès inconnus à l'économe, au frugal Apicius." (Juvénal, "Satires", IV.)

                                        Mais le plus virulent reste Sénèque qui, en tant que stoïcien, n'a pas de mots trop durs pour fustiger l'inconduite d'un homme tout entier soumis à ses passions :
"S'imaginer être pauvre avec dix millions de sesterces, quel luxe épouvantable ! Eh bien ! croyez après cela que le bonheur se mesure sur la richesse, et non sur l'état de l'âme ! Il s'est donc rencontré un homme qui a eu peur de dix millions de sesterces, un homme qui a fui, par le poison, ce que les autres convoitent avec tant d'ardeur. Certes, ce breuvage mortel fut le plus salutaire qu'eût jamais pris un être aussi dégradé. Il mangeait déjà et buvait du poison, lorsque non seulement il se plaisait à ces énormes festins, mais encore s'en glorifiait ; lorsqu'il faisait parade de ses désordres ; lorsqu'il fixait les regards de toute la ville sur ses débauches ; lorsqu'il excitait à l'imiter une jeunesse naturellement portée au vice, même sans y être entraînée par de mauvais exemples. Tel est le sort des humains, quand ils ne règlent pas l'usage de leurs richesses sur la raison qui a ses bornes fixes, mais sur un appétit pervers dont les caprices sont immodérés et insatiables." (Sénèque, "Consolation à Helvia", X - 10.)
C'est sûr : les pieds de chameaux farcis, Sénèque en avait fait une indigestion !


Chef, la recette ! De Re Coquinaria.


                                        En matière de cuisine romaine, le recueil "De Re Coquinaria" est un incontournable. Ce traité gastronomique en 10 livres se présente comme une suite de recettes, classées par ingrédients et par plats. Bien qu'on l'attribue souvent à Apicius, il n'en est pas l'auteur - du moins, pas au sens strict. Pour ses contemporains, les ouvrages de référence sont ceux d'un certain Caius Matius (notamment cité par Columelle), et personne ne fait mention du "De Re Coquinaria". On trouve également dans ce livre des allusions à des personnalités beaucoup plus tardives (Commode par exemple), et cette compilation de recettes daterait du IVe siècle. S'appuyant sur les écrits d'Apicius, elle réunit des préparations dites "à la manière d'Apicius" : concicla (plat de fèves), ofellae (noisettes de viande), patina (sorte de flan), minutal (ragoût)... Mais on remarque aussi l'absence des plats les plus excentriques, que citaient les contemporains d'Apicius. Pline l’Ancien évoquait par exemple cette fameuse recette de langue de flamant rose qui, à ma connaissance et au désespoir général, ne figure pas dans le recueil !


Flamant rose. (Mosaïque du VIème s. - ©Premasagar via wikipedia.)


                                        On peut supposer que ces recettes improbables ont été volontairement supprimées, car trop chères et trop complexes à réaliser. En revanche, d'autres plats plus "modestes" et plus adaptés à une consommation régulière ont certainement été ajoutés. On y trouve aussi une préparation destinée à préserver la fraîcheur des huîtres, que l'on devrait à un autre Apicius...


Devine qui vient dîner ce soir ? Trois Apicius !


                                        Un autre Apicius ?! Et bien oui ! Car figurez-vous que l'Apicius de l'époque de Tibère ne fut pas le seul Apicius à s'activer derrière les fourneaux : dans la Rome antique, ce sont trois homonymes qui sont encore connus pour leurs talents culinaires ! Trois Apicius, sans lien de parenté, auteurs de livres de recettes ou de traités, passionnés de gastronomie et demeurés célèbres en tant que fins gourmets. Et qu'on a du reste souvent confondus...


Esclaves préparant le repas. (Fresque du Ier s. - Getty Museum - ©B. McManus)

                                        Le premier, Caclius Apicius, vécut vers le début du Ier siècle avant J.C. Richissime et vivant dans le luxe, il écrivit plusieurs traités de cuisine dont il ne subsiste aucune trace. Vous connaissez maintenant le deuxième Apicius, que je viens de vous présenter. Quant au troisième, il vécut sous le règne de Trajan (début du IIème siècle). Il était connu pour sa capacité à déterminer la provenance d'un poisson ou d'un oiseau, rien qu'en le dégustant ! Il est surtout célèbre grâce à une anecdote rapportée par Athénée :
"Lorsque l'empereur Trajan était en Parthie, à une distance de plusieurs journées de voyage de la mer, Apicius lui envoya des huîtres dont il avait conservé la fraîcheur par un moyen de son invention." (Athénée de Naucratis, "Le Banquet des Sophistes", I - 12.)
                                         L'homonymie et l'intérêt commun de ces trois personnages pour la cuisine n'est probablement pas un hasard. Selon Tertullien, c'est au premier Apicius que les deux autres devraient leur nom : sa gourmandise était à ce point légendaire que le patronyme d'Apicius devint un surnom, synonyme de "gourmand" ou "gourmet". Il ajoute que de nombreux cuisiniers adoptaient l'épithète, se réclamant d'Apicius comme les philosophes le faisaient de Platon ou d’Épicure :
"Qu'y a-t-il d'étrange, si une doctrine donne à ses sectateurs un surnom tiré de celui du maître ? Les philosophes ne s'appellent-ils pas, du nom de leur maître, Platoniciens, Épicuriens, Pythagoriciens ? Ou encore, du lieu où ils se réunissent ou séjournent, Stoïciens, Académiciens? De même, les médecins ne tirent-ils pas leur nom d'Érasistrate, les grammairiens d'Aristarque, les cuisiniers eux-mêmes d'Apicius ? Et pourtant personne ne se sent offensé de ce que ceux-là professent un nom transmis par le maître avec la doctrine." (Tertullien, "Apologétique", III - 6).
                                         La confusion entre les trois Apicius, sans doute ainsi surnommés les uns par rapport aux autres, finit par créer une sorte d'amalgame entre les différents personnages. Fréquemment cité en littérature, le nom d'Apicius devint rapidement proverbial, de sorte qu'on peut supposer que le "De Re Coquinaria" se place moins sous l'égide de notre Apicius qu'il ne se revendique d'une tradition culinaire. Un peu comme si l'on éditait aujourd'hui un livre intitulé "La cuisine d'Auguste Escoffier", dans lequel on regrouperait les meilleures recettes de la gastronomie du XIXème siècle...



Illustration du "De Re Coquinaria". (XVIIIème s. - via http://www.lib.k-state.edu )


                                         En attendant, la gastronomie romaine semble susciter beaucoup d'intérêt. L'association Carpefeuch,  qui organise fréquemment des dégustations de plats romains, peut en témoigner : chaque présentation est un succès et les curieux se pressent pour goûter les préparations concoctées d'après le célèbre livre attribué à Apicius. A cours de titres  d'émissions culinaires ( je n'ai pas pu caser "La Cuisine des mousquetaires"...), je vous invite à vous rendre sur le blog de l'association, ici, où vous trouverez des photos et des recettes. Bon appétit, par Jupiter ! 

     

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