dimanche 16 juin 2013

Properce : Poésie d'Amour et Poésie de Gloire.

                                        Fascinée par l'antiquité romaine, il est pourtant un domaine dont je suis longtemps restée éloignée : la poésie latine. Non parce qu'elle ne présentait pas d'intérêt à mes yeux, mais plutôt parce que je me la figurais ardue, peu accessible et, pour dire les choses franchement, je  m'imaginais tout simplement que je ne serais pas capable de l'entendre, de saisir toute la beauté des vers d'un Virgile, d'un Horace ou d'un Ovide. Les textes historiques, le théâtre : passe encore. Mais cette littérature poétique, je la croyais un peu absconse, nébuleuse pour ceux qui n'y ont pas été initiés. Mais pouvais-je décemment me prétendre passionnée, et faire l'impasse sur tout un pan de la culture romaine, a fortiori lorsqu'il a durablement influencé notre propre littérature, à travers les œuvres d' Alphonse de Lamartine, de Joachim du Bellay,  ou de John Keats par exemple ?! Partant, je me suis retroussée les manches, et je m'y suis risquée. Or, à ma grande surprise, j'ai découvert des textes d'une beauté et d'une fluidité étonnantes, aux propos souvent très actuels car traitant de thèmes aussi intemporels que l'amour, la nature ou la mort. Mais même lorsqu'ils abordent des sujets particuliers, et notamment mythologiques, les poètes parviennent à les transcender, pour leur donner une résonance universelle.

"Calliope", muse de la poésie (Eustache Le Sueur - ©Musée Du Louvre.)


                                       La poésie latine demeure cependant à l'image des autres domaines artistiques, sans considération d'époque ou de lieu : la production est inégale et extrêmement variée. N'oublions pas non plus qu'il ne subsiste souvent que des bribes, qui sont loin d'être suffisantes pour se forger une idée définitive du talent des différents auteurs. Par exemple, seuls nous sont parvenus 8 vers du "Thyeste" de Varius (ami de Virgile, Horace et Mécène) que Quintilien considérait comme un chef d’œuvre. Sans même mentionner ceux dont l'intégralité des textes a été perdue. Heureusement qu'il nous reste encore des Catulle, Martial, Juvénal, Tibulle et Lucrèce ! Et Properce, avec lequel j'ai décidé d'inaugurer une série de billets consacrés aux grands auteurs de l'antiquité romaine.


Properce.

                                        Properce, de son nom latin Sextus Propertius, est né vers 47 avant J.C. en Ombrie. On ne dispose que de peu d'informations quant à sa vie, mais la description qu'il donne de sa ville natale et la découverte d'inscriptions funéraires laissent à penser qu'il s'agit très certainement d'Assise. Il est issu d'une famille de rang équestre, appauvrie par les expropriations consécutives à la bataille de Philippes, lorsque Octave distribua des terres aux vétérans en 41 avant J.C. Il est encore jeune lorsque son père meurt, et il s'installe alors à Rome, dans une demeure située sur l'Esquilin. Il y reçoit une éducation soignée, sa mère le poussant à se lancer dans une carrière publique. Ces éléments, ainsi que des allusions à son amitié avec le fils d'un ancien consul, indiquent que la famille dispose encore d'une certaine fortune, et Properce fréquente les rejetons de familles riches et en vue sur la scène politique. Pourtant, il n'est guère attiré par le cursus honorum : aux harangues lancées sur le forum, il préfère la littérature et en particulier les poètes alexandrins, et il délaisse sa carrière d'avocat. Protégé de Mécène, il devient en outre l'ami d'Ovide et de Virgile. En revanche, il ne s'entend guère avec Horace et Tibulle...


                                        Properce a environ 18 ans lorsqu'il fait la connaissance de celle qui va bouleverser sa vie et deviendra sa muse, l'inspiratrice de toute son œuvre. On a longtemps cru qu'elle s'appelait Hostia, et qu'elle était la petite-fille du poète Hostius. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu'il s'agirait plutôt de Roscia, petite-fille de l'acteur Q. Roscius Gallus, ami de Cicéron. Quelle que soit son identité véritable, c'est une femme mariée, mais coquette et volage, très émancipée, séduisante et très courtisée, ardente et parfois violente. Le cœur de Properce s'embrase sur l'heure : transporté par la passion, il fera d'elle la Cynthia de ses Élégies, et leur liaison orageuse lui fournira la matière première d'une œuvre passionnée mais lucide, qui s'adapte parfaitement à la forme de l'élégie sentimentale.

"Properce et Cynthia à Tivoli" (Toile d'Auguste Jean Baptiste Vinchon. ©Auréola via wikipedia.)

                                        La choix du nom de Cynthia n'est pas innocent : il possède la même assonance et la même métrique que celui de Roscia (ou d'Hostia), et renvoie directement au mont Cynthe, à Délos, considéré comme le lieu de naissance d'Apollon. Il confère donc à la jeune femme la qualité d'amie de la poésie. 
"C'est pour toi qu'Apollon dispose de sa lyre ;
Sur un rythme aonien Calliope t'inspire ;
Tu mets dans tes discours les charmes de Phébus ;
Minerve, pour t'orner, s'entend avec Vénus.
Riche de leurs faveurs, tu seras, ma Cynthia,
Loin d'un luxe importun, le bonheur de ma vie."
(Properce, Élégies, I-1.)

                                        En 29 avant J.C., Properce publie un premier livre d'élégies, intitulé "Cynthia Monobiblos". Il comprend 22 élégies, dont environ la moitié s'adresse directement à Cynthia. Les autres ont pour destinataires des amis du poète - Tullus, Gallus, Ponticus et Ballus - dont on ne sait rien. Mais cela importe peu puisque, même lorsqu'il interpelle un de ses camarades, c'est encore pour lui parler de Cynthia ! L'ensemble forme une sorte de roman d'amour, d'inspiration autobiographique bien que certainement en grande partie fictif. J'ai parlé de liaison orageuse, et ce n'est pas pour rien : la relation entre les deux amants tiendrait en haleine n'importe quel amateur de soap opera. Au bonheur idyllique des premiers mois succède un amour certes sensuel, mais marqué par la jalousie : Properce se persuade que Cynthia va le trahir, le tromper. Une fois déjà, elle a failli le quitter pour un de ses rivaux, et là voilà qui s'attarde loin de lui, dans la délicieuse station balnéaire de Baïes !
"Je mesure, en tremblant, le contour de son sein ;
Inutile présent, roulant sous ma caresse,
Quand dans l'ingrat sommeil sa poitrine s'affaisse !
Et quand sa bouche rend le plus léger soupir,
Un noir pressentiment vient alors m'assaillir,
Pensant que dans un rêve, en de soudaines craintes,
Peut-être elle est d'un autre à subir les étreintes." (
Properce, Élégies, I-3.)
Les caprices de l'amante conduisent le couple à la rupture. Seul et désenchanté, le poète se plaint de son sort et accable la belle de ses reproches. Ce premier livre se referme sur un cri de désespoir : Properce appelle la mort de ses vœux, car elle seule pourra le délivrer de son tourment.
"Si ton amour au mien reste égal, au tombeau,
Le trépas, quel qu'il soit, me sera doux et beau ;
Mais je crains, du bûcher quand s'éteindra la flamme,
Qu'un autre ne survienne, et, captivant ton âme,
Ne tarisse les pleurs que sur moi tu répands." (
Properce, Élégies, I-19.)

Phryné (Praxitèle, Musée du Louvre.) : aucun rapport, mais c'est comme ça que j'imagine Cynthia.

                                        Mais la séparation ne dure pas, et la liaison reprend un an plus tard. Cependant, la relation semble apaisée, les cœurs paraissent brûler d'un feu moins ardent. Le deuxième livre des élégies, rédigé entre 28 et 25 avant J.C., comprend 34 poèmes, et s'il est entièrement consacré à la renaissance des rapports entre Properce et Cynthia, sa tonalité est subtilement différente : l'enchantement des premières passions a laissé la place à des sentiments de frustration, de jalousie et à un désir de possession. L'amour y est finalement moins présent que le désir, le soupçon, voire même la haine.
"C'est avéré, Cynthia est la fable de Rome !
Ta conduite en ces lieux n'est cachée à nul homme,
Cet outrage sans nom aura son châtiment !
L'Aquilon à son tour détruira mon serment.
Ne trouverai-je pas dans les femmes volages
Un cœur qui, de mes vers goûtant les avantages,
En me vengeant de toi, me payera de retour !
Ah ! tu regretteras, ingrate, mon amour... " (
Properce, Élégies, II - V.)

Ce livre inclut une élégie dont Mécène est le dédicataire, et Auguste y est mentionné pour la première fois.

                                        En 23 avant J.C. paraît le troisième livre. Ainsi que le précédent le laissait présager, Cynthia y est moins présente (environ un tiers des 25 élégies seulement la concerne) : Properce tente de la reconquérir une dernière fois, lui proposant même le mariage, mais la rupture est cette fois définitive. Le poète quitte l'Italie pour Athènes, espérant oublier son amour perdu. Ce voyage répond aussi à l'ambition nouvelle de l'auteur, qui entend porter son œuvre à un autre niveau, en s'inspirant notamment des grands poètes alexandrins, cités dès l'ouverture du livre.
"Mânes de Callimaque, ombre de Philétas,
Souffrez que sous vos bois je dirige mes pas.
Prêtre nouveau puisant à votre onde divine,
J'enseigne l'art des Grecs à la muse latine.
Sous l'effet de quelle eau, de grâce, dans quels lieux,
Quel antre, écrivez-vous des vers si gracieux ?" (
Properce, Elégies, III-1.)

De même, il se place sous l'égide d'Orphée, et aborde des sujets plus politiques : il célèbre entre autres le triomphe d'Auguste et condamne le couple Antoine / Cléopâtre. Est aussi évoquée la mémoire de Marcellus, neveu et héritier de l'empereur, mort peu de temps auparavant : il s'agit sans doute d'un de ses poèmes les plus émouvants.
"Ce lieu dans les enfers un héros engloutit,
Et sur les eaux du lac erre encor son esprit...
Rien ne l'a garanti. Sa valeur, sa naissance,
Sa force, de César la suprême puissance,
Ces voiles et ces vœux dans un théâtre plein,
Les vertus dont sa mère enseigna le chemin,
Rien n'arrêta sa mort, à sa vingtième année.
Un instant a tranché si belle destinée !" (
Properce, Élégies, III-18.)

Marcellus. (Musée du Louvre.)
 
                                        On suppose que Properce meurt aux environ de 16 avant J.C., date après laquelle on perd sa trace.  On a longtemps pensé que le livre IV, publié à titre posthume, consistait en une compilation de divers papiers. En réalité, il semble qu'il ait été mûrement réfléchi, et composé avec un soin tout particulier. Properce, sans doute influencé par Mécène, promet d'y glorifier le destin de Rome, à travers des élégies nationales et des poèmes étiologiques - du grec Attia, "la cause" -  qui expliquent l'origine d'une coutume, d'un monument ou d'une légende.
"Je veux célébrer Rome, en ma pieuse ardeur !
Quelque faible que soit ma voix pour sa grandeur,
Le peu que j'ai de sang, le peu que j'ai de vie,
Je le voue en entier à chanter ma patrie.
Que le docte Ennius se couvre du laurier !
Du lierre de Bacchus pour moi je serai fier,
Si par mes vers, Ombrie, en un temps je puis être
Callimaque romain au sol qui m'a vu naître.
En visitant vos murs au sein de vos vallons,
Puisse-t-on voir ma gloire illuminer vos fronts !
C'est pour toi que j'écris, ô Rome. Que surgisse
Sur mon chef des oiseaux le ramage propice !
Ton culte, tes autels et tes vieux monuments
De mes derniers coursiers soutiendront les élans. " (
Properce, Élégies, IV-1.)

Élégie à Apollon Palatin, élégie de Tarpeia (voir ici pour l'histoire de ce personnage), histoire d'Hercule ou de la Bona Dea, etc. Pour autant, Properce ne délaisse pas le thème de l'amour, mais  il l'appréhende sous un prisme différent : ici, il transfigure l'amant et le porte vers la fides, sentiment noble par excellence. Cynthia, morte, apparaît une dernière fois, accablant de reproches son amant depuis l'au-delà, mais même son souvenir est empreint d'une tendresse et d'une douce nostalgie qui prennent le pas sur les regrets. L'amour, dès lors, n'est plus l'assouvissement d'une passion violente et frivole, mais l'expression d'un sentiment noble, capable de survivre à la mort et à l'oubli.
"Si des songes pieux te surviennent parfois,
Qu'ils aient ta confiance ; écoute-les, et crois.
Nous errons dans la nuit où nous voulons sans peine
Et Cerbère lui-même est libre de sa chaîne
Mais quand paraît le jour, nous rentrons de nouveau.
Et Charon du Léthé nous fait traverser l'eau.
Sur d'autres maintenant que ton amour retombe.
Mais nos os, sans tarder, s'uniront dans la tombe.". (
Properce, Élégies, IV-7.)

Fresque de Pompéi.


                                        Les poèmes de Properce sont souvent considérés comme difficiles d'accès à cause d'une construction complexe (les philologues s'en arrachent les cheveux) et d'un style marqué par des transitions brusques et une grande érudition mythologique. Pourtant, il donne à voir des images vivantes et colorées, et il exalte des sentiments universels avec une sensibilité frappante pour tous ceux qui, avant ou après le poète, ont connu les tourments de l'amour. A travers l'ensemble de son œuvre, Properce reste le poète d'un amour violent mais profondément sincère. Marqué par les vicissitudes d'une passion incontrôlable, par la souffrance et l’inéluctabilité de la mort, le poète finit par atteindre une paix relative, une stabilité qu'il trouve dans la fides  -  résumé de façon grossière, la notion renvoie à l'honneur, au respect de la parole donnée, à la confiance mutuelle. (Je détaillerai bien sûr tout ça dans un prochain billet.) Dans un autre registre, Properce est aussi le poète qui a réussi, avec Virgile et son "Enéide", à exalter la grandeur romaine et augustéenne à travers la forme de l'élégie.

"Poésie de Gloire Et Poésie d'Amour" (A. Cambon, Musée Ingres de Montauban.)

                                        Ovide, Tibulle et Properce forment ce que l'on a coutume d'appeler la triade des grands élégiaques latins. Si son écriture est moins foisonnante que celle du premier et moins colorée que celle du second, Properce se démarque par son empathie, sa capacité à exprimer toute la palette de sentiments qui animent un cœur qui aime, mais qui souffre. Tombé dans l'oubli vers la fin de l’Antiquité, redécouvert au Moyen-âge, Properce reste à mes yeux l'un des plus grands poètes latins, auteur des plus beaux chefs d’œuvre élégiaques antiques, et des vers les plus émouvants de toute la poésie.

                                        Voilà pourquoi j'ai voulu commencer par parler de Properce, choix totalement arbitraire, uniquement motivé par le fait que c'est l'un de mes poètes préférés. Parce que ses vers m'ont émue, ont atteint quelque chose en moi que je ne saurais définir précisément. Il me semble que, comparé à ses confrères, il dévoile une certaine originalité : peut-être moins "lyrique", moins "artiste" que les autres, il sait s'affranchir des formules et des effets littéraires pour livrer son cœur et laisser parler la passion, avec une simplicité et une pureté touchantes. Davantage qu'un jugement, j’émets ici un avis personnel, dicté par ma seule sensibilité. Libre à vous de vous faire votre propre opinion...

"Apollon et Bacchus favorisent mes peines,
Et mes vers sont aimés de nos jeunes Romaines.
Ma demeure n'a point le marbre des palais ;
Ni l'ivoire ni l'or ne s'y trouvent jamais.
Je n'ai d'Alcinoüs ni verger sans limite,
Ni des grottes où l'eau roule et se précipite ;
Mais Calliope, unie à ses brillantes sœurs,
Me suit, dictant les vers qui charment mes lecteurs.

Bienheureuse Cynthia exaltée en mon livre,

Ta beauté par mes chants à jamais pourra vivre.
Mais ils périront tous, dévorés par le temps,
Ces tombeaux fastueux, ces temples élégants
Consacrés aux grands dieux, images du ciel même.
Pyramides ayant une hauteur extrême,
Sous la pluie ou le feu plus tard vous tomberez,
Ou sous le poids des ans vous vous écroulerez.
Mais l'œuvre de l'esprit ne meurt pas. Le génie
A ce qu'il toucha donne une éternelle vie.
" (Properce, Élégies, III-2.)

Traductions de J. Grenouille dans "Catulle, Tibulle, Properce." - Éditons Garnier Frères - 1860. Si elles s'éloignent parfois du texte latin proprement dit, elles m'ont semblé les plus accessibles, et les  mieux à même d'en rendre la forme et la musicalité.

5 commentaires:

Itchy a dit…

Merci de si bien partager votre passion. C'est contagieux :)

FL a dit…

Merci pour le compliment ! J'en ai autant à votre service, avec votre excellent blog sur la révolution française (si je ne me trompe pas...). Période différente, mais on finit par s'y retrouver, grâce aux nombreuses références à l'antiquité romaine. Comme quoi... ;-)

Poésie d'amour a dit…

je vous remercie infiniment pour le partage, vraiment c'est très intéressant.

FL a dit…

C'est très gentil d'avoir pris le temps de laisser un petit mot, et je suis ravie si ce billet vous a intéressé.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je crois bien comprendre ce que vous dites, quand vous parlez de votre indifférence (voire réticence) première à la poésie romaine, et qui tout d'un coup bascula, lorsque vous avez décidé de vous y pencher quelque peu,
je suis de mon côté aussi en train de découvrir ces poètes,
étudiant surtout le grec, je n'avais jamais effleuré la poésie latine, et voilà que je découvre un monde ! Catulle m'a bien marquée, et que dire de Properce, Horace, Virgile,
disons que ça me donne envie de poursuivre le latin et de pouvoir étudier les poèmes dans leur langue, car il me semble que c'est accroître le plaisir de la lecture, voire de la récitation...

Enfin, merci,
je vais sans doute revenir à votre blog. (C'est ma première visite).