dimanche 14 décembre 2014

Foyer, doux foyer : les Pénates.


                                        La mythologie romaine puisant la majeure partie de ses légendes dans le corpus grec, rares sont les expressions qui font référence à des mythes spécifiquement latins. Pourtant, quand on parle de "regagner ses pénates", on évoque bel et bien des divinités romaines. C'est donc aux pénates que je consacre mon article aujourd'hui, et je vous propose de découvrir qui ils sont exactement et comment on les honore dans la Rome antique.

                                        Les Pénates (Dei ou dii Penates) sont des dieux domestiques, particuliers à chaque maison. Les sources divergent quant à leur origine : certains les disent étrusques, d'autres importés de Samothrace, d'autres encore apportés à Rome de Phrygie par Tarquin l'Ancien. Les Pénates sont en tous cas des divinités présentes dans la religion romaine dès les temps archaïques. Ils représentent à l'origine les esprits protecteurs du garde-manger, qui veillent sur les réserves alimentaires de la maison. Par extension, ils deviennent plus largement les protecteurs de la famille dont ils assurent la subsistance, et qu'ils suivent en cas de déplacement. Dieux du foyer domestique, veillant sur le feu qui sert à cuisiner, leur culte est respecté tout au long de l'histoire romaine : l'Empereur Théodose y met théoriquement un terme en 302, lorsqu'il interdit les cultes païens mais, dans la pratique, nombreux sont ceux qui persistent à honorer les Pénates, en particulier en milieu rural.

Statue en bronze d'un Pénate. (©British Museum.)



Les Pénates Dans La Sphère Privée. 

 

Généralités.


                                        Le mot Pénates (en général employé au pluriel) dérive du Latin "penus" signifiant "vivres, provisions". En toute logique, ils sont spécifiquement attachés au penitus, pièce de la domus où sont conservés les aliments.
"Assez voisins d'elle [de Vesta] par leur fonction sont les dieux pénates dont le nom vient de "penus", c'est-à-dire de tout ce qui peut servir à l'alimentation des hommes, ou peut-être de "penitus" parce que leur séjour est l'intérieur de nos maisons; d'où le nom de "penetrales" que leur donnent les poètes." (Cicéron, "De La Nature Des Dieux"; II - 27.)

                                        Chaque famille possède ses propres Pénates, transmis d'une génération à l'autre, aussi bien en cas de filiation directe que par adoption : l'enfant abandonne alors les pénates de ses parents biologiques pour ceux de sa nouvelle famille.
"Seuil et linteau de cette porte, salut et en même temps adieu ! Aujourd’hui pour la dernière fois je sors de la maison paternelle. (...) Dieux pénates de mes parents, auguste Lare de ma famille, protégez la fortune de mon père et de ma mère, je vous la confie. Pour moi, je vais me chercher d’autres pénates, un autre Lare, une autre ville, une autre cité." (Plaute, "Le Marchand", Acte V - Scène 1.)

Au contraire des Lares qui protègent la terre et sont attachés à un lieu, les Pénates restent indissociables de la cellule familiale et la suivent en cas de changement de domicile ou d'émigration.


Pénate couronné portant une corne d'abondance et une coupe pour les libations. (©B. McManus.)


Représentation.

 

                                        Les Pénates sont, du moins en théorie, au nombre de deux : le premier veille sur la nourriture, le second sur la boisson. Ils forment, avec le Lare et Vesta (Déesse du foyer), une triade protectrice de la maison et du foyer. Sur l'autel familial, ils sont placés de chaque côté du Lare et sont en général représentés sous les traits de jeunes gens dansant et tenant une corne ou tout autre symbole d'abondance.


Denier montrant les visages des Pénates. (Époque républicaine. ©British Museum.)


Tout comme la pratique cultuelle (voir ci-dessous), le nombre et la représentation des Pénates ont été radicalement transformés au fil du temps. A l'origine ils étaient probablement à l'effigie des fondateurs de la lignée, mais les images se sont progressivement stéréotypées. Cette indétermination a un effet surprenant : vers la fin de la République, on peut choisir pour Pénates des figures très diverses, comme des divinités majeures ou des hommes éminents de l'Histoire. Certains prennent pour Pénates Hercule, Fortuna, Éros, Mars ou Jupiter. Parfois, le choix des Pénates est lié à la profession du chef de famille : un marchand honorera par exemple Mercure. D'autres optent pour des personnalités marquantes : le dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio précise que Marc Aurèle choisit d'honorer ses précepteurs; Alexandre Sévère prend pour Pénates des hommes éminents comme Abraham, Orphée, Marc Aurèle ou... Jésus (!); Suétone, lui,vénère une statuette d'Auguste offerte par Hadrien. 

 
Statues d'un laraire privé. (©Musée Romain d'Avenches.)



Lieux de culte.


                                        Ces dieux du foyer ont leur emplacement réservé dans chaque domus : une niche, une table, un simple coin de pièce, un autel ou un petit sanctuaire qu'ils partagent avec le Lare - d'où le nom de laraire. A l'origine, l'autel des Pénates est le foyer, dont le feu sert à la préparation des aliments, et généralement situé au fond de l'atrium. Leurs images sont donc placées devant le penitus, à proximité du foyer. On retrouve ici le lien très fort qui unit les Pénates à la Déesse Vesta.

Laraire de la maison des Vettii, Pompéi.

                                        Cette description concerne surtout la Haute Antiquité et les milieux ruraux, avec un habitat encore rudimentaire. Le culte des Pénates évolue lorsque se développe une architecture urbaine et que les maisons deviennent plus complexes (avec atrium, cuisine, penitus distincts) : si les images des Pénates sont parfois encore conservées dans l'atrium, elles peuvent aussi être placées derrière l'entrée de la maison, dans la cuisine, voire directement peintes sur le four. Dans les demeures les plus riches, on consacre parfois aux cultes domestiques une pièce spécifique, sorte de chapelle dédiée à cet usage, où sont honorés entre autres les Pénates. 


Reconstitution d'un laraire de Pompéi.

Rituel.


                                        Les Pénates sont toujours évoqués ensemble, et le culte est conduit par le pater familias. En présence de toute la famille (au sens large, esclaves inclus), il prononce chaque matin une prière et fait une offrande aux Pénates. Avant chaque repas, il leur demande également leur bénédiction : on brûle à leur intention dans le foyer une partie de la nourriture, et tous demeurent silencieux jusqu'à ce que le père déclare que les Pénates sont satisfaits. On leur offre en particulier du sel, qui conserve la nourriture , et de l'épeautre , première céréale cultivée par les Romains. Si les images ne sont pas placées dans la salle où ont lieu les repas, on les transporte sur la table. Lors des occasions spéciales (mariage, anniversaires, etc.), trois jours par mois (Calendes, Nones et Ides), ainsi que lors des Caristia du 22 Février et des Saturnales de Décembre, on effectue des sacrifices particuliers : on offre ce jour-là aux Pénates du miel, des gâteaux, de l'encens, parfois même un porc.
"Qu’une main parasite approche de l’autel, / Son coûteux sacrifice aura moins de succès / Pour désarmer l’hostilité de ses Pénates / Qu’un pieux froment et du sel pétillant." (Horace, "Odes", III - 23.)


Le culte domestique, dirigé par le pater familias.


Les pénates publics - Dei Penates Publici.


                                        En tant que groupe social structuré, la cité recrée d'une certaine manière le culte domestique propre à la cellule familiale. A l'échelle d'un village ou d'une ville se créent ainsi des cultes rendus à des Pénates publics, qui remplissent les mêmes fonctions à un niveau plus étendu : ils ne veillent pas uniquement sur une famille, mais sur l'ensemble de la communauté. De la plus grande ville à la plus humble bourgade, chaque cité a ses propres Pénates. Plus tard, la domination de Rome s'accompagne de l'apparition de Pénates spécifiquement dédiés à la protection de l’État et du peuple romain tout entier.

Énée sacrifiant aux Pénates - relief de l'Ara Pacis.


                                        Dans le cadre privé, c'est au pater familias qu'incombe la responsabilité du culte des Pénates ; au temps de la royauté, c'est donc logiquement le Roi qui assume le rituel - d'autant qu'il cumule les fonctions royales et sacerdotales - conjointement avec les Vestales, les deux cultes étant comme nous l'avons dit en étroite corrélation. La fonction passe ensuite aux Pontifes, puis à l'Empereur lui-même en tant que Pontifex Maximus.

                                        Aux origines de Rome, chaque cité du Latium honore donc ses propres Pénates. Selon la légende, les Pénates de la cité de Lavinium sont ceux d’Énée : fuyant Troie en flammes après la guerre contre les Grecs, l'ancêtre mythique des Romains et son père Anchise emportent avec eux les Pénates de la ville. Arrivé en Italie, Énée fonde la cité de Lavinium et y dépose les Pénates troyens.
"Depuis l'antique Troie (peut-être ce nom a-t-il frappé vos oreilles), nous avons été emportés de mer en mer, et la tempête, au gré de sa fantaisie, nous a poussés aux bords de Libye. Je suis le pieux Énée, j'emporte avec moi sur mes vaisseaux nos Pénates arrachés à l'ennemi, et mon renom s'étend jusqu'à l'éther. Je cherche l'Italie, terre de mes pères; ma race est issue du grand Jupiter." (Virgile, "L'Enéide", I - 375.)

"Énée et Anchise" (portant les Pénates) (Tableau de Lionello Spada - Musée du Louvre.)

Lorsque son fils Ascagne tente de les transporter à Albe-La-Longue, grande cité du Latium qu'il a créée, les Pénates ne se montrent guère coopératifs : par deux fois, ils... regagnent leur pénates de Lavinium, une fois la nuit tombée !
"Durant la construction de la ville, on dit qu'un prodige fort remarquable se produisit. On avait construit un temple avec un sanctuaire intérieur pour les images des dieux qu'Énée avait apportées avec lui de la Troade et avait installées dans Lavinium, et les statues avaient été apportées de Lavinium dans ce sanctuaire; mais la nuit suivante, bien que les portes fussent soigneusement fermées et les murs de l’enceinte et le toit du temple n'eussent souffert aucun dommage, les statues changèrent de place et furent retrouvées sur leurs anciens socles." (Denys d'Halicarnasse, "Antiquités Romaines", I - 68.)

                                        Au début de l'expansion de Rome, les Pénates veillant sur l'ensemble des villes de la ligue Latine sont justement ceux de Lavinium. La symbolique est tellement forte que pendant longtemps (et même encore sous le règne de Claude), les Prêtres leur font des offrandes annuelles, et les magistrats romains prêtent serment devant eux. De même, les consuls sont tenus d'offrir un sacrifice dans ce sanctuaire lorsqu'ils prennent ou quittent leur fonction.

Temple de Vesta sur le Forum. (©Leo C. Curra.)

                                        A Rome, il existe en réalité deux lieux de culte distincts. D'une part, les Pénates sont honorés dans le temple de Vesta, sur le Forum. Plus précisément, il y existe une pièce où sont conservées les offrandes et où seuls les Pontifes et les Vestales ont le droit d'accéder.  Une fois par an, le lieu est solennellement nettoyé et purifié. D'autre part, il y a un second temple dédié aux Pénates, sur la colline de la Velia - il correspond peut-être au vestibule de l'église Santi Cosma e Damiano - où les Dieux sont représentés sous les traits de jeunes gens assis, munis d'une lance. Certains chercheurs distinguent les deux cultes, supposant que les Pénates de la Velia sont ceux du Latium, et ceux du Temple de Vesta, les Pénates de Rome proprement dite.
"On vous montre à Rome un temple construit pas loin du forum dans une ruelle qui mène aux Carènes; c'est un petit sanctuaire obscurci par la taille des bâtiments voisins. L'endroit s'appelle en langue indigène Velia. Dans ce temple il y a des images des dieux de Troie qu'il est permis à tous de voir, avec une inscription les désignant comme les Pénates. (...). Ce sont deux jeunes gens assis tenant des lances, et ce sont des œuvres de facture antique." (Denys d'Halycarnasse, "Antiquités Romaines", I - 69.)

En guise de conclusion.


                                        On confond souvent le Lare et les Pénates, et certains chercheurs pensent même que les Pénates sont en réalité des Lares spécialisés, chargés de veiller sur l'approvisionnement en nourriture. Théoriquement, leurs rôles sont différents : le premier protège la terre sur laquelle est installée la famille et, à ce titre, il n'en bouge pas ; les seconds sont, comme nous l'avons vus, attachés à la famille qu'ils suivent dans ses déplacements. Toutefois, plusieurs phénomènes tendent à accentuer la confusion. Pour commencer,  le mot de Lares ou celui de Pénates désigne souvent indistinctement par métonymie le groupe des trois personnages - les deux termes étant utilisés comme métaphore pour évoquer la maison. De plus, dans les campagnes, le Lare veillant sur la terre exploitée par les paysans est tout naturellement lié aux ressources dont ils disposent et donc à leur subsistance, et se confond avec les Pénates. Enfin, en milieu urbain, les Pénates d'une cité sont évidemment ancrés sur son territoire : ils perdent leur mobilité, caractéristique qui les différenciait en grande partie des Lares.

                                        D'ailleurs, vous aurez peut-être remarqué l'ambivalence de l'expression que je citais en introduction. Il me semble en effet que la phrase "regagner ses pénates", qui nous vient directement de ces divinités domestiques, est finalement assez paradoxale : les Pénates sont sensés accompagner les membres de la famille, et non pas attendre sagement leur retour au coin du feu. Si vous suivez le raisonnement, vous conviendrez avec moi qu'on devrait donc logiquement regagner son Lare...

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Article intéressant surtout que l'on continue à employer cette expression: elle fait long" FEU".
Un peu d étymologie : "PENETRER" du latin "PENUS " = arch. "intérieur d'une maison...et class. "garde-manger"
a-Pénates "dieux de la maison "
b-Penetrare " entrer à l'intérieur"
"Les usuels du ROBERT" P.506
Par ailleurs , le bénédicité récité autrefois avant le repas ne découle-t-il pas du rite romain ?
Lyllia

Sylviane a dit…

Lare ou Pénates merci pour les infos et en cette période de fêtes rester chez soi est de toute façon bien agréable….ah ces Romains!

FL a dit…

Je n'y avais pas pensé mais effectivement, rester chez soi auprès de ses Pénates est bien d'actualité, en période hivernale !

Merci aussi à Lyllia pour ces précisions, qui éclairent le sujet sur le plan étymologique (et bien vu pour le bénédicité !). Par contre, j'ai toujours entendu dire que l'expression "faire long feu" était issue du vocabulaire de l'armement. Votre remarque est d'autant plus intrigante :-)