mercredi 7 novembre 2012

Bonne Lecture : "Le Dernier Roi Des Juifs".

                                        La nature humaine est ainsi faite qu'elle s'attache souvent aux mêmes héros, aux mêmes personnages. La plupart des livres sur l'antiquité romaine s'inscrivent souvent dans un même cadre spatio-temporel, et présentent souvent les mêmes personnages - le trio César - Cléopâtre - Néron en particulier. Et lorsqu'ils daignent s'en éloigner un peu, biographies et romans historiques choisissent toutefois de mettre en scène de grandes figures déjà connues du grand public. "La Maîtresse de Rome" de Katy Quinn, par exemple, fait intervenir l'Empereur Domitien, dont vous avez sans doute déjà entendu prononcer le nom, même si vous n'êtes pas forcément familier du personnage.


Jean-Claude Lattès. (©Nil / Opal / John Foley.)
C'est dire si le livre de Jean-Claude Lattès - plus connu en tant qu'éditeur - détonne, tant par la forme que par le fond. La forme, tout d'abord : ni un roman, ni un essai, ni une biographie, mais un mélange des trois que l'auteur décrit en préambule comme une "biographie mise en scène", scrupuleusement documentée. Le fond, ensuite : le héros de ce livre, c'est Marcus Julius Agrippa (dit Hérode Agrippa), dernier roi des Juifs, injustement méconnu et auquel les historiens se sont peu consacrés. Il faut dire que cet homme pacifique et peu sanguinaire, jouisseur invétéré, est "coincé" entre son grand-père Hérode Le Grand (qui réussit le tour de force d'être l'ami d'Antoine ET d'Auguste) et sa fille, Bérénice (celle de Racine). Il souffre aussi d'une image peu flatteuse, celle d'un Juif "collabo" au service de l'occupant romain (on excusera l'anachronisme) - quand on peut, au contraire, le percevoir comme un homme subtil qui avait compris que la puissance romaine ne pouvait être vaincue, et que mieux valait s'en accommoder en tentant de sauver ce qui pouvait l'être. En cela, il se rapproche de son compatriote l'historien Flavius Josèphe, l'une des sources principales de Jean-Claude Lattès.



Hérode le Grand. (Toile de Théophile Lybaert.)
                                       En réalité, quelle vie que celle d'Hérode Agrippa ! Comment les romanciers ont-il pu passer à côté de son incroyable destinée, si riche en péripéties, faite de grandeur et de misère, d'exils successifs jusqu'à son accession au trône de Judée ?! Petit-fils, donc, d'Hérode Le Grand (bâtisseur mégalomane et assassin d'une bonne partie de sa petite famille, y compris le père de notre héros), élevé à Rome auprès des enfants de la famille impériale, citoyen romain, Agrippa baigna, dès les premières années de sa vie, dans une double-culture : une éducation romaine mais également un enseignement juif, puisque le sang qui coulait dans ses veines faisait de lui le dernier des Hasmonéens, et un possible prétendant au trône. Un enfant vif et intelligent, puis un jeune homme à la beauté et à la sensualité toutes orientales, charmeur, séducteur et friand des plaisirs de la vie, qui mena une vie dissolue, dont n'étaient absents ni le vin ni les femmes. Ce Prince flamboyant aimait le luxe, et il dépensa bien plus qu'il ne possédait, au point qu'il fut toute sa vie ou presque couvert de dettes faramineuses...
 



Hérode Agrippa.

                                         Fin psychologue, il faisait preuve d'autant d'audace que de subtilité : faisant montre de courage, de diplomatie, de rouerie parfois, Agrippa savait louvoyer et éviter les chausse-trappes de la cour impériale. Il n'en fallait sans doute pas moins, en ces temps troublés où complots et meurtres se succédaient sans cesse, pour survivre au règne de quatre empereurs : Auguste qui le prit sous sa protection et le fit élever avec ses propres petits-enfants; le paranoïaque Tibère au règne sombre et ponctué d'assassinats et d'intrigues, qui l'emprisonna pour trahison; ce grand malade de Caligula, son ami, qui le fit Roi mais dont la versatilité aurait pu lui être fatale ; et enfin Claude, dont il était également proche, et qui doit à ses conseils et à son intervention d'avoir été proclamé Empereur. En récompense, son royaume fut agrandi de la Judée, et Agrippa entra alors triomphalement à Jérusalem, sous les acclamations d'une foule conquise par ce beau souverain charismatique - un Juif, l'un des leurs. Mais Claude, Empereur faible dominé par ses affranchis, nomma au Proche-Orient un préfet, Marsus, qui détestait Agrippa. L'inimitié s'accrut, et les ambitions personnelles firent le reste : Agrippa mourut à l'âge de 54 ans, sans doute empoisonné, après seulement 3 ans de règne. (44)


Entrée d'Hérode Agrippa à Jérusalem.

                                        Des intrigues, des rebondissements, des personnages hauts en couleur... Du pain béni pour un scénariste, vous dis-je ! Pourtant, Jean-Claude Lattès se détourne d'une narration facile et un peu racoleuse, pour se porter sur un terrain plus subtil. S'il n'élude nullement les péripéties qui ont marqué la vie de son héros, il se penche avec le même soin sur son évolution psychologique et surtout spirituelle, et étudie la façon dont ce jeune homme aux mœurs dissolues devint, à force d'expérience et d'études, un fin connaisseur de la religion Juive, qu'il pressentait incompatible avec le pouvoir romain. Certes, les Romains faisaient preuve d'une grande tolérance religieuse, à ceci près que le monothéisme dérangeait. Pire : s'ils conservaient leur liberté de culte, les Juifs étaient exclus de tout un pan de la vie sociale et forcément suspects du fait de leurs pratiques, jugées au mieux étranges et au pires barbares - interdits alimentaires, circoncision, Shabbat... Persécutions, massacres, premier pogrom de l'Histoire à Alexandrie, émeutes lorsque le Temple était profané par l'installation d'enseignes à l'effigie de Tibère ou d'une monumentale statue de Caligula : autant de signes montrant que les Juifs, à part dans la galaxie de peuples dominés par Rome, ne pouvaient s'intégrer à l'Empire sans renoncer à leur religion et renier leur spécificité.  
  
                                        C'est là le drame d'Agrippa, et sans doute l'aspect le plus émouvant du personnage. Un pied dans la culture romaine, l'autre dans la culture juive, il sut tirer de cette double appartenance les ressorts nécessaires pour être accepté à la fois par son peuple et les courants religieux antagonistes et par le pouvoir impérial, mais en tira aussi la conclusion que la situation de son royaume n'était pas tenable sur le long terme.


Temple d'Hérode à Jérusalem. (© preteristarchive)

                                        Étrangement, le propos résonne avec l'actualité, lorsque son héros s'interroge sur l'intégration, l'assimilation des Juifs dans l'Empire romain, la cohabitation des siens avec les Égyptiens ou les Grecs du Proche-Orient, la compatibilité de leur pratique religieuse avec la conception romaine de la société... A l'instar de ce rapprochement anachronique, nombreux sont les thèmes du livre qui touchent à l'universel et à l'intemporel, en optant par moment pour un angle philosophique, et en sondant le cœur de l'identité juive - notamment dans une annexe dense, qui en retrace l'Histoire.

                                        Pour autant, pas besoin d'envisager une interprétation ou une relecture de l'ouvrage, qui demeure avant tout le portrait magnifique d'un homme éminemment sympathique (parti pris assumé par l'auteur, qui confesse une profonde affection pour son sujet) et une plongée saisissante dans le Ier siècle de notre ère. Évènements politiques, luttes d'influence et échanges diplomatiques, personnages historiques mais d'abord et surtout la vie quotidienne : l'agitation des villes, les quartiers glauques et les palais luxueux, les déserts austères et les jardins luxuriants, les étoffes précieuses, les joyaux scintillants, l'opulence des repas, l'exotisme des voyages... Autant d'images colorées et vivantes qui font renaître Rome, Alexandrie, Jérusalem ou Capri par une écriture minutieuse mais alerte et prenante.


Voici donc une biographie passionnante, à lire d'urgence car d'une richesse infinie puisque s'y mêlent invitations au voyage, au rêve, à la connaissance et à la réflexion, personnages charismatiques et rebondissements haletants. Tout incite à la découverte des Juifs et de leur dernier Roi, cet Hérode Agrippa dont la fin tragique ne précéda que de quelques 30 ans la destruction du Temple et la chute de Jérusalem, sous les coups de l'armée de Titus. Un million de Juifs y laisseront la vie, massacrés par les Romains - ainsi que le redoutait Agrippa, impuissant à prévenir cet avenir funeste.

De toute façon, nous y reviendrons : inutile de vous dire qu'Hérode Agrippa fera prochainement l'objet d'un billet sur ce blog !


"Le Dernier Roi Des Juifs", de Jean-Claude Lattès.
Éditions Nil - 310 pages - 20 euros.
Lien ici.

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