dimanche 18 novembre 2012

Alea Jacta Est ! (Bis Repetita Placent)




Jules César franchissant le Rubicon. (Source : carte Liebig.)


                                         Lorsque j'ai inauguré mon blog, j'ai intitulé mon premier billet "Alea Jacta Est !" (Ou "Iacta alea est" chez Suétone.) Latiniste ou non, passionné d'antiquité romaine ou pas, vous connaissez certainement cette phrase passée depuis longtemps à la postérité. Son auteur ? Jules César, dit-on. Car en réalité, ce n'est pas si simple - nous allons en reparler. Si ce brave Jules était quand même un spécialiste des petites phrases ("Veni Vidi Vici" ou "Tu quoque, fili" pour ne citer que les plus célèbres), il faut bien admettre que celle qui nous intéresse aujourd'hui  occupe une place prépondérante dans sa biographie, et même dans l'Histoire. Je vous propose donc de nous pencher sur les circonstances dans lesquelles auraient été prononcées ces paroles.


Buste de César. (Musée archéo. de Naples)





Buste de Pompée.
Revenons en 53 avant J.C. Jusqu'à cette date, le pouvoir à Rome est détenu par un triumvirat formé de Crassus, Pompée et César. Officiellement, le Sénat dirige la république mais, dans les faits, ce sont bien ces trois hommes qui font la pluie et le beau temps, grâce à leur puissance militaire ou leur fortune. Or en 53 avant J.C., Crassus est tué alors qu'il mène la guerre contre les Parthes. Entre César et Pompée, les relations n'avaient jamais été très cordiales, et un an auparavant, le décès de Julia, la fille de César mariée à Pompée, avait déjà sérieusement affaibli leur alliance. La mort de leur collègue marque une nette dégradation dans leurs rapports. Tandis que César parachève la conquête de la Gaule, Pompée s'allie au Sénat, et Rome sombre dans l'anarchie : les bandes armées de Milon et Clodius, respectivement partisans de Pompée et de César, se livrent à de véritables combats de rues, provoquant des émeutes. En 52 avant J.C., Clodius est assassiné par les sbires de Milon et le peuple, furieux, incendie la Curie. Aux abois, le Sénat donne les pleins pouvoirs à Pompée, le chargeant de rétablir l'ordre. Pompée, soucieux du prestige que César a acquis en soumettant la Gaule et du pouvoir que lui confère son ascendant sur ses légions, formées d'hommes âpres au combat et qui lui sont entièrement dévoués, profite de la situation pour faire passer toute une série de lois défavorables à son rival. En particulier, le proconsulat que détient César sur la Gaule Cisalpine touchant à sa fin, celui-ci souhaite à nouveau poser sa candidature pour obtenir la prorogation de sa charge... Or le Sénat, à l'instigation de Pompée, lui ordonne de rentrer à Rome pour poser sa candidature, et donc de déposer son commandement et de licencier ses légions. César sait parfaitement qu'en obtempérant, il se mettrait à la merci de ses ennemis, et il communique donc son refus au Sénat, par l'intermédiaire de Marc Antoine. Pompée et les sénateurs lui opposent une fin de non-recevoir et maintiennent leurs exigences.


Le célèbre Rubicon.



Dans la nuit du 11 au 12 janvier 49 avant J.C., Jules César, à la tête de la XIIIème légion, arrive devant le Rubicon. (Certains historiens avancent qu'il y aurait eu confusion et qu'il s'agirait du cours voisin du Pisciatello. Sans prendre parti, je préfère ici en rester au Rubicon...) Ce modeste cours d'eau, à l'Est de la plaine du Pô, marque alors la frontière entre l'Italie romaine et la Gaule Cisalpine. Or, la législation de la République romaine est très claire : afin d'éviter que les ambitions d'un chef militaire ne se retournent contre Rome et pour protéger la république des menaces intestines, il est interdit de pénétrer sur le territoire avec une armée. Si César franchit le ruisseau, il deviendra hors-la-loi. Voilà comment Suétone rapporte la scène :
"Là il s'arrêta quelques instants, et, supputant la grandeur de son entreprise, il se tourna vers ceux qui l'accompagnaient : « Maintenant encore, dit-il, nous pouvons revenir sur nos pas ; mais, si nous passons ce petit pont, le sort des armes décidera de tout.  » Il balançait encore, lorsque eut lieu le prodige suivant. Un homme d'une taille et d'une beauté remarquables apparut soudain, assis tout près et jouant du chalumeau. Outre les bergers, un grand nombre de soldats des postes voisins était accouru pour l'entendre, et, entre autres, des trompettes. Il saisit la trompette de l'un d'eux, s'élança d'un bond vers le fleuve, et sonnant une fanfare avec une force extraordinaire, il se dirigea vers l'autre rive. Alors César : «Allons, dit-il, où nous appellent les prodiges des dieux et l'iniquité de nos ennemis ! Le sort en est jeté. » (Suétone, "Vie De César", XI-XII.)


Le passage du Rubicon par Jules César. (Enluminure de Jacques Fouquet)
 
                                        Cet acte symbolique est une véritable déclaration de guerre contre Pompée et le Sénat. A l'instar de Suétone, Plutarque présente l'épisode en insistant sur les scrupules et les hésitations de César :
"Lorsqu'il fut sur les bords du Rubicon, fleuve qui sépare la Gaule cisalpine du reste de l'Italie, frappé tout à coup des réflexions que lui inspirait l'approche du danger, et qui lui montrèrent de plus près la grandeur et l'audace de son entreprise, il s'arrêta ; et, fixé longtemps à la même place, il pesa, dans un profond silence, les différentes résolutions qui s'offraient à son esprit, balança tour à tour les partis contraires, et changea plusieurs fois d'avis. Il en conféra longtemps avec ceux de ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels était Asinius Pollion. Il se représenta tous les maux dont le passage de ce fleuve allait être suivi, et tous les jugements qu'on porterait de lui dans la postérité. Enfin, n'écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se précipiter aveuglément dans l'avenir, il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : «Le sort en est jeté ! » et, passant le Rubicon, il marcha avec tant de diligence qu'il arriva le lendemain à Ariminium avant le jour et s'empara de la ville. " (Plutarque, "Vie Des Hommes Illustres", XXXVII)

Source : www.iletaitunehistoire.com
Voilà qui ne ressemble guère à César ! En réalité, il semble évident qu'il n'agit pas sur un coup de tête, et que la décision a été mûrement réfléchie. César sait parfaitement que la République est instable, que Pompée le sous-estime et, plus grave, surestime ses propres capacités : ne fanfaronne-t-il pas, devant les Sénateurs inquiets, en proclamant "Je n'ai qu'à frapper la terre du pied et il en sortira des légions !" ?! En fait de légions sorties de terre, notre Général hors-la-loi trouve une Rome déserte : Pompée et les Sénateurs se sont enfuis, dans la panique la plus totale ! César a donc tout le temps de conquérir l'Italie puis d'attaquer les soldats de Pompée cantonnés en Espagne. Pompée et ses partisans, pendant ce temps, ont gagné la Grèce pour tenter de lever une armée, mais César les y rattrape : les Pompéiens sont écrasés lors de la bataille de Pharsale, en 48 avant J.C. Pompée se rend alors en Égypte, afin de demander le secours du roi Ptolémée XIII, qui le fait assassiner dans l'espoir de s'attirer les bonnes grâces de César... Fin de l'histoire - du moins en ce qui concerne la guerre civile et ce pauvre Pompée.

                                        Revenons un instant sur cette fameuse phrase, "Alea jacta est." César l'aurait citée en Grec (langue de l'élite de l'époque), d'après un vers du poète Grec Ménandre, son auteur préféré : "ἀνερρίφθω κύϐος" ("Anerrifthô Kubos"). Certains linguistes et historiens, contestant la traduction de Suétone "Iacta Alea Est", soulignent qu'en réalité il faudrait comprendre "Que le dé soit jeté." et non pas "Le dé est jeté." Si cette nuance parait anecdotique, elle change pourtant radicalement le sens de l'expression : fataliste dans le second cas, elle souligne la caractère aléatoire (justement!) du sort et l'impuissance de l'individu face aux évènements ; dans le premier au contraire, le protagoniste prend bel et bien l'initiative, choisissant volontairement de risquer le tout pour le tout, quelle que soit la part du hasard.

                                        Mais au fond, tout cela n'a peut-être pas grande importance, puisque rien ne prouve que César ait réellement prononcé cette phrase - ni en Latin, ni en Grec, ni en Quechua ! Seules trois sources antiques en font mention : Suétone donc, mais aussi Appien et Plutarque. Aucun autre historien ne s'en fait l'écho... pas plus que César lui-même, dans ses "Guerres Civiles" ! Il est à noter que César ne consacre d'ailleurs pas la moindre ligne au passage du Rubicon : lors de la rédaction de ces commentaires, il veut apparaître comme celui qui a ramené la paix à Rome et unifié une cité déchirée par des affrontements dont il n'a aucun intérêt à être tenu pour responsable - et non plus comme le Général hors-la-loi qui s'est opposé à Pompée et qui, en franchissant le Rubicon, a précipité le déclenchement de la guerre civile.

Le mot de la fin pour Jules... (Vignette extraite de : "Astérix Légionnaire")

                                        Peu importe, après tout ! Cet évènement a marqué l'Histoire et l'inconscient collectif, au point de passer à la postérité (et dans de nombreuses vignettes d'Astérix !) et de donner naissance à l'expression "franchir le Rubicon", pour évoquer une entreprise risquée, dans laquelle on se lance en dépit de son caractère hasardeux. De quoi rebondir en confirmant, en guise de conclusion, que ce sont bien les petits ruisseaux qui font les grandes rivières...



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