dimanche 25 novembre 2012

Peinture à fresque : technique et aperçu.

                                        Je vous ai récemment parlé de la mosaïque, ici. C'est un des aspects de l'art domestique romain, mais ce n'est évidemment pas le seul. Ceux d'entre vous qui ont eu la chance de visiter le site de Pompéi, par exemple, n'ont pu qu'être frappés par les sublimes fresques qui ornent les vestiges : qu'il s'agisse de celles de la Maison du Faune ou bien de celles de la Villa des Mystères, on reste forcément stupéfait devant la somptuosité de la décoration murale. Il va de soi que le sujet m'intéresse (vous savez que, dès que j'entends parler de romanité, je suis au garde-à-vous), mais je préfère être claire : la peinture a fresco m'est à peu près aussi familière que la part de l'agriculture dans le PIB de la Mongolie occidentale dans les années 30. C’est-à-dire : pas des masses.

                                        Mais ça (comme dit la pub) c'était avant : heureusement pour moi, le Musée Archéologique de la ville de Nîmes a eu la bonne idée de convier Isabelle Rolet pour une conférence intitulée : "La fresque, une technique pas comme les autres." Peintre en décor du Patrimoine, fresquiste et restauratrice à l’École d'Avignon, cette spécialiste a su nous faire partager sa passion, tout au long d'un exposé de plus de deux heures (d'après ma montre. Mais je jurerais que c'était beaucoup plus court, tellement c'était intéressant.) Et c'est donc l'occasion pour moi d'aborder le sujet sur mon blog, forte de mes connaissances toutes neuves ! (Et de plusieurs pages de notes, quand même...)

Isabelle Rolet. (Photo via la Ville de Nîmes)

La peinture à fresque : de l'art... et de la chimie.


                                        En toute logique, commençons par définir la fresque : il s'agit d'une technique de peinture essentiellement murale qui consiste en l'application de couleurs sur un enduit humide, constitué d'un mortier poreux à base de chaux éteinte. Le mot fresque de l'expression italienne "dipingere a fresco" (peindre à frais), par opposition à "dipingere a secco" (peindre à sec). Le fait de peindre sur un support frais permet notamment d'utiliser comme coloration un mélange de pigments et d'eau, sans addition d'un liant : les pigments pénètrent dans l'enduit et s'incorporent au mur. La peinture à fresque est ainsi particulièrement résistante.

                                        Bon, accrochez-vous : on va faire un peu de chimie ! Si les couleurs se fixent ainsi dans l'enduit, c'est grâce à une réaction appelée la carbonatation. Lors de l'évaporation de l'eau contenue dans l'enduit, l'hydroxyde de calcium de la chaux se combine au gaz carbonique de l'air et se cristallise en une pellicule de carbonate de calcium, appelée le calcin. Durant la séchage, le calcin migre vers la surface et, en se superposant à la peinture, forme une couche protectrice. C'est d'ailleurs le calcin qui a protégé les fresques pariétales des grottes préhistoriques... Mais ce processus chimique implique, du même coup, que l'exécution d'une fresque doit être rapide, avant le séchage complet de l'enduit, et précis puisque toute correction est impossible.

Cycle de la chaux. (Schéma © Guilde des métiers de la chaux)

Certains l'aiment chaux : chaux aérienne et chaux hydraulique.


                                        Avant tout, une petite digression s'impose : vous ne manquerez pas de la trouver utile si, comme moi, vous n'êtes guère familier des matériaux de maçonnerie... La technique de la fresque impose l'emploi de deux types de chaux distinctes :

  • La chaux grasse ou aérienne, qui se présente sous forme d'une pâte presque liquide, d'un blanc lumineux. A partir de calcaire cuit à 700° dans un four, elle se transforme alors en chaux vive puis, trempée d'eau, en chaux éteinte. On obtient alors la fameuse pâte qui servira de base au gâchage et qui, au contact de l'air, retournera à l'état de calcaire par le processus de carbonatation décrite ci-dessus. On appelle l'ensemble de ce processus le cycle de la chaux. A prise lente et légèrement soluble à l'eau, la chaux aérienne est facile à travailler - d'autant plus qu'elle sera tirée de calcaire pur, comportant une faible proportion d'argile. (- 5%)
Chaux grasse.

  • La chaux hydraulique, en poudre, obtenue à partir de calcaire argileux (de 5 à 20 %) : insoluble à l'eau au contact de laquelle elle durcit, elle prend en quelques heures en se cristallisant et présente une teinte grisâtre.  
Chaux hydraulique.


Préparation du support.


                                        Ces précisions apportées, voyons sur quel support s'applique une fresque. Le mur lui-même doit être épais, poreux et souple. La technique est donc particulièrement adaptée au bâti ancien, construit à partir de matériaux locaux et donc très variés, caractérisés par leur porosité et leur souplesse (la brique, la terre crue ou cuite, la pierre, etc.), au contraire des matériaux modernes étanches et rigides (parpaing, béton, ciment). Concrètement, on peint la fresque sur une superposition de couches distinctes :

  1. Au contact du mur, la première couche est une couche d'accroche : l'arriccio ("je frise"). C'est une sorte de crépi de mortier rugueux, à base de chaux hydraulique et d'un agrégat d'argile, de bris de tuiles, de sable, etc. Bien que Vitruve recommande d'appliquer 7 couches d'enduit successives, on se contente en général de trois couches. Chaque pose demande un temps de séchage de plusieurs heures, et ce crépi doit rester rugueux pour que l'enduit à peindre s'y accroche parfaitement.
  2. La seconde couche correspond au support de la fresque elle-même, qui recevra les tons de couleurs : c'est l'intonaco. Cette couche fine (environ 5 mm d'épaisseur) est appliquée sur l'arriccio. Elle est constituée de chaux grasse aérienne, lissée à la truelle.
  3. Vient enfin la fresque elle-même, dont les couleurs,  posées sur la surface de l'intonaco, seront fixées dans le calcin (voir ci-dessus).


On distingue nettement le mur (1), l'arriccio (2) et l'intonaco. (3)


La peinture.


Sinopia, abbaye de San Galgano.
                                        Le dessin est appliqué à l'aide d'un carton préparatoire, criblé de trous le long de ses contours, que l'on trace alors sur l'enduit à l'aide d'un pigment rouge d'oxyde de fer, la sinopia - qui donne son nom à l'ébauche de la fresque. Lorsque celle-ci est de dimensions trop importantes pour être réalisée en une seule fois, on divise la sinopia en plusieurs parties, chacune étant peinte au cours d'une séance. On désigne ces différentes zones par le mot de giornata ("journée"). Les joints ou raccords sont souvent visibles, et permettent de déduire la rapidité et la progression des séances de travail.



Le Baiser de Judas (Giotto). Les lignes blanches montrent les démarcations correspondant à chaque giornata.

                                        La peinture est préparée à l'aide de pigments naturels (minéraux comme la terres de Sienne ou oxydes métalliques) délayés dans de l'eau. Les pigments employés dans la peinture a secco ne conviennent pas forcément à la technique à fresque : les pigments végétaux ou organiques notamment (cochenille par exemple), sont "brûlés" par la chaux. (Pour plus de détails sur les pigments, vous pouvez jeter un œil ici, dans mon billet consacré à la polychromie dans les sculptures antiques.)
                                 
                                        Le mortier doit encore être humide sans "coller", afin que la peinture le recouvre sans trop le pénétrer, au risque de perdre de son intensité. On commence par peindre le panneau de fond de la fresque, et on travaille en partant de l'angle supérieur droit, afin d'éviter que les coulures ne détériorent le travail déjà effectué. Ce n'est qu'ensuite que l'on réalisera les personnages et les détails, en couches successives. Une autre technique, moins onéreuse, consiste à rechampir - c'est-à-dire à peindre les contours des personnages au lieu de les peindre par-dessus la couleur. Elle est employée principalement lorsque la teinte utilisée en fond est onéreuse : cinabre, bleu d'Alexandrie, etc.

Ouvriers travaillant avec gabarit et tampon. (©Isabelle Rolet)

                                        A partir du moment où le mortier présente la consistance idéale, la réaction de carbonatation décrite plus haut exige du peintre un travail rapide et précis : une fois l'enduit sec, les pigments ne pourront plus s'y fixer, et toute erreur est irrémédiable. Pour prolonger la fraîcheur de l'enduit, les peintres doivent parfois mouiller le mur avec de l'eau ou de l'eau de chaux. La même nécessité d'un travail rapide conduit les peintres à utiliser des outils leur permettant d’œuvrer plus vite : des tampons pour reporter des motifs récurrents , des gabarits, etc. En dernière étape, on cire la fresque après la carbonatation afin de la protéger et de la rendre plus brillante.

La vitesse d'exécution donne un ton presque impressioniste. (Maison des Dioscures, Pompéi.)


Fresques romaines : les quatre styles pompéiens.


                                        Les fresques les plus anciennes dateraient de 6000 avant J.C., et auraient été réalisées dans l'actuelle çatal höyük, en Turquie. Cependant, la pratique semble s'être étendue de façon empirique, dans toutes les civilisations : elle est utilisée dès 1800 avant J.C. par les mésopotamiens ou les Égyptiens. Plus proches des Romains, les Étrusques en ornaient leurs tombes : l'enduit reste grossier, le sable mélangé à la chaux du mortier affleurant en surface, et le traitement des sujets représentés est assez synthétique et se résume le plus souvent à des contours remplis d’aplats de couleur.

Fresque étrusque de Tarquinia.

                                        Mais la peinture a fresque connaît surtout son essor chez les Grecs et les Romains. Les fresques romaines apparaissent le plus souvent dans les pièces de réception, comme le triclinium, où elles démontrent la richesse du propriétaire des lieux. Cet art pictural est généralement divisé en quatre groupes ou styles, qui se sont succédé dans le temps. On doit cette distinction à l'archéologue August Mau, qui s’est essentiellement basé sur les découvertes de Pompéi et sur les ouvrages de Vitruve. On peut certes supposer que l'évolution n'a pas été homogène à travers l'ensemble de l'Empire, et que des variations ont pu surgir selon les régions ; cependant, cette classification fait encore autorité aujourd'hui.

Le 1er style, qui s'étend du milieu du II ème siècle jusqu'en 80 avant J.C., se caractérise par une division de la paroi en trois parties (plinthe, panneau central et corniche) et l'utilisation de couleurs vives et une évocation du bois, du marbre ou de la pierre en relief. Découpés dans le mortier, ces faux éléments sont ensuite peints et lissés.

Exemple du 1er style.

Le 2ème style apparaît en 100 avant J.C. et s'achève au début du règne d'Auguste. Il n'y a plus d'élément en relief, c'est un style entièrement peint. On retrouve la division tripartite de l'espace, mais le relief est suggéré en trompe-l’œil, et les fresques représentent une architecture illusionniste et symétrique inspirée de décors fastueux du théâtre, s'ouvrant sur des arrières plans composés de bâtiments, de villes, de ciel, de jardins, etc., comme vus depuis une fenêtre. Ce style évolue progressivement, et les décors se réduisent et se font plus austères, pour laisser une place plus importante à des peintures souvent mythologiques.

Exemple du 2ème style. (Villa Fannius Synistor, Boscoreale)

Le 3ème style naît en 20 avant J.C. et disparaît sous le règne de claude. En réaction à l'opulence du 2ème style, les parois se ferment et les décors se simplifient, des traits horizontaux et verticaux de couleur pure délimitent les zones du mur. L'effet chromatique est mis en valeur par des architectures en trompe-l’œil d'une grande subtilité, des pilastres fins et des candélabres multiples. Il se caractérise surtout par l'apparition d'un grand tableau central, à l'intérieur d'un édicule flanqué de panneaux ornés de vues champêtres ou figuratives. La rapidité d’exécution exigée par la technique de la fresque amène les peintres à esquisser le motif de façon quasi impressionniste, quelques traits suffisant à suggérer une silhouette ou une forme.

Exemple du 3ème style. (Villa de Marcus Lucretius Fronto, Pompéi.)


Le 4ème style enfin, de 45 à 90 environ, abandonne la division de l'espace en trois parties, mais synthétise des éléments des styles précédents. Complexe et sophistiqué, il présente des lignes de fuite multiples, des perspectives en 3 ou 4 points, des décors en trompe-l’œil en 3 dimensions, des plinthes présentant des tableaux très détaillés et parfois surchargés. On y retrouve les décors illusionnistes et les effets d'ouverture, mais aussi les reliefs en stuc, des dorures, des médaillons, des candélabres, etc. Les thèmes sont variés : toujours des scènes mythologiques, mais aussi des natures mortes, des portraits, des scènes de la vie quotidienne.

Exemple du 4ème style. (Maison des Vettii, Pompéi.)

Fresquistes de l'antiquité.


                                        Tout comme les mosaïstes, les fresquistes de l'antiquité romaine ne signaient pas leurs oeuvres : une seule fresque, dans toute l'Italie, comporte le nom de son auteur. Etaient-ils considérés comme des artistes, ou comme des artisans ? Difficile à dire. Il existe une autre similitude entre fresquistes et mosaïques : l'organisation des ateliers, où chaque employé a un rôle déterminé :

  • Le tector prépare et applique les enduits, et peint le panneau de fond ;
  • Le pictor parietarius réalise les moulures et les décors simples ou répétitifs ;
  • Le pictor imaginarius, chef de l'atelier, gère l'ensemble et peint les éléments principaux et les plus délicats.

Fresquistes en train de peindre et d'appliquer l'intonaco. (©Isabelle Rolet)



Conclusion.


Isabelle Rolet à l’œuvre...
Travail minutieux et délicat, la peinture sur fresque présente néanmoins l'avantage d'être beaucoup plus résistante que la peinture murale. A quelques exceptions près : l’infiltration, due au contact des fondations avec le sol, peut par exemple provoquer des remontées capillaires et la détérioration des parties inférieures de la fresque. En revanche, la technique a permis à de nombreuses œuvres de traverser les siècles pour parvenir jusqu'à nous. Pour en revenir à Pompéi, la cire déposée après la carbonatation a protégé les fresques de la calcination lors de l'éruption du Vésuve : en fondant, la cire a pénétré dans la fresque, l'incrustant encore plus profondément dans l'enduit... Malheureusement, il semble bien que nous soyons sur le point de réussir là où le Volcan a échoué, les fresques en question ayant été détériorées depuis leur mise au jour - autant par manque de moyens qu'à cause de l'incompétence de leurs premiers découvreurs.



                                        Mais ceci est une autre histoire - tout comme l'évolution de la peinture a fresco au Moyen-Age et surtout à la Renaissance. Des noms comme Giotto, Raphaël ou Michel-Ange sauront alors porter la technique à son apogée, avec un savoir-faire et une maestria qui ne cessent d'éblouir, et qui feront d'eux les dignes successeurs des artistes anonymes de la Rome Antique.

Après, c'est sûr, faut quand même un minimum de talent... ("La création d'Adam" - Michel-Ange.)

                                        Quant à moi, je ne vais pas vous mentir : pour une novice telle que moi, cette conférence fut une belle découverte, mais ce n'est pas demain la veille que je redécorerai mon petit appartement en peignant une grande fresque mythologique dans le salon ! Et pourtant, Diane Chasseresse au-dessus du canapé, ça aurait une sacrée gueule...


Mes remerciements à Isabelle Rolet pour son intervention passionnante, pour m'avoir permis de reproduire sur cette page les schémas et photos de sa conférence et - last but not least ! - pour les corrections qu'elle a gentiment apporté à cet article.

Aucun commentaire: