Marjorie Lévêque. |
Si je ne me suis jamais intéressée au manga, ce n'est aucunement par mépris pour le genre, mais uniquement parce que mes goûts me portent rarement vers le roman graphique ou la BD - à moins qu'ils ne parlent de Rome antique. Pourtant, le manga est un genre souvent considéré comme mineur, et dans l'ensemble assez mal jugé par les tenants de la culture "classique". Le mot lui-même, signifiant en Japonais "Dessin divertissant, sans but", prête le flanc à ce type de critiques. On l'oppose aussi parfois à la BD occidentale, en ce qu'il privilégierait la caricature et l'outrance. Pour ne rien dire des accusations d'extrême-violence, infondées mais découlant de l'importation en Europe de certains types de dessins animés, considérés à l'époque comme représentatifs de toute cette littérature. On retrouve une bonne partie de ces attaques jusque dans un album d'Astérix, "Le Ciel Lui Est Tombé Sur La Tête", où une sorte d'extra-terrestre vitupère contre les "nagmas"...
Astérix, "Le Ciel Lui Est Tombé Sur La Tête". (©Goscinny et Uderzo.) |
Or, est apparu il y a quelques années un manga historique, dont l'action se situe dans la Rome d'Hadrien, et qui s'est rapidement mué à un véritable phénomène de société au Japon : "Thermae Romae", de Mari Yamizaki. L'auteure ayant elle-même vécu longtemps en Italie où elle a étudié les Beaux-Arts, elle a en quelque sorte puisé l'inspiration dans son parcours personnel, créant une histoire originale.
L'histoire, donc : en 128, un architecte au style un peu démodé est en proie aux critiques de son patron car son travail désuet ne convient pas à l'époque. Déprimé, le jeune homme décide d'aller se détendre aux thermes ; par extraordinaire, il y découvre un étrange passage, qui l'amène dans un monde hallucinant : rien de moins que le Japon actuel ! La stupeur passée (mettez-vous deux secondes à la place du malheureux !), notre architecte découvre un univers où il va de surprise en surprise, et se familiarise avec des inventions aussi révolutionnaires que la décoration, les boissons ou les toilettes (!!) - des innovations qu'il va s'empresser de rapporter et d'adapter à la Rome antique. Un voyage spatio-temporel, implanté dans un décor historiquement exact et émaillé de scènes de la vie quotidienne, pour un succès d'édition phénoménal au Japon. Le manga, qui comporte 5 tomes (bientôt 6), a même fait l'objet d'une adaptation au cinéma, et a été publié en France chez Casterman. (Lien ici) Plusieurs journaux se sont penchés sur le phénomène, expliquant que le Japon, grâce à ce "Thermae Romae" qui prétend faire le lien entre les deux civilisations par le biais de leur amour des bains, se passionnait pour l'antiquité.
Planches extraites de "Thermae Romae" (Tome I.) |
Or, nous dit Marjorie Lévêque, ce n'est pas tout à fait exact. Si pendant longtemps, les mangas historiques se sont limités à des périodes comme la Seconde Guerre Mondiale ou l'Histoire japonaise, en négligeant l'Antiquité, ils se sont pourtant penchés sur ce sujet dès les années 70. On peut citer les œuvres de Osamu Tesuka, "Olympus No Pollon" de Azuma Hideo (1982), "Golden Wind" de Hirohiko Araki (1991) ou le célèbre "Les Chevaliers Du Zodiaque", que les anciens du Club Dorothée connaissent bien.
Olympus No Pollon. |
En vrac, notre intervenante nous cite plusieurs titres de qualité variable. Nonobstant, ils sont tous antérieurs à "Thermae Romae", mettant à mal la théorie selon laquelle ce succès aurait initié toute une série d’œuvres surfant sur la vague antiquisante. Étrangement, on y retrouve fréquemment des voyages dans le temps - manière, peut-être, de permettre au lecteur de se plonger plus aisément dans une période par essence éloignée de sa culture. Ainsi, "Shin Devilman" de Nagai Go (1978) met en scène des jeunes gens voyageant à travers les époques pour lutter contre un démon. Fortement marqué par l'iconographie et les péplums, ce manga reprend des images d’Épinal, reproduisant une antiquité classique dans l'imagination populaire. On peut aussi citer "Arion" de Yasuhiko Yoshikazu ou, plus récemment, "Herculus" ou "Anatolia Story" (de Chie Shinohara - 1995). Dans ce dernier, une jeune fille renvoyée dans le passé tombe amoureuse d'un prince hittite. Ces mangas ont en général pour points communs une mise en scène de la mythologie (au détriment de l'Histoire), et des images architecturales souvent caricaturales (temples à la Grecque, Colisée; etc.) voire erronées (châteaux médiévaux par exemple !)
Anatolia Story. |
Vers la fin des années 90, l'apparition d'internet facilite les recherches des auteurs, qui deviennent plus rigoureux quant à l'exactitude historique et architecturale. Il est amusant de voir que la sortie de la BD "Murena" en France (centrée sur le règne de Néron) coïncide avec celle du manga "My Name Is Nero" (1998). Comme le titre l'indique, on y lit la vie du dernier des Julio-Claudiens et, malgré quelques erreurs et beaucoup de clichés, l'ensemble reste réaliste et globalement fiable. Un peu avant (1995) était déjà paru "Cestus, légende de la boxe" de Wazarai Shizuya", manga de gladiateurs-pugilistes, très violent mais intéressant car montrant de Néron une image moins caricaturale que celles généralement présentées, car moins négative et moins manichéenne. On y suit un jeune prisonnier gaulois découvrant Rome - tout comme le lecteur japonais...
My Name Is Nero. |
Parmi les autres mangas mentionnés par notre intervenante, citons "Eureka" de Hitoshi Shizuya (2001), très recherché, sur les différentes inventions d'Archimède ; "Legend Of Nereid" de Hwang Mi Ri (manhwa - manga coréen - de 2003) inspiré de "Anatolia Story" mais transposé dans la Grèce archaïque ; "Historie" de Iwasaki Hitoshi (2004) qui s'attache aux pas de Eumène de Cardie, secrétaire d'Alexandre le Grand, avec beaucoup de pédagogie et dans un style très léché, avec un scenario recherché, mêlant biographie d'Alexandre et évocation de légendes mythologiques ; "Virtus" où deux prêtresses voulant mettre un teme aux agissements de ce cinglé de Commode ramènent à Rome des prisonniers Japonais contemporains, afin de le neutraliser ; "Alexandre Daioh" de M. Akaishi, vision romantique et idéalisée de la vie d'Alexandre le Grand ; "Alexandros" de Y. Yasuhiko, beaucoup plus fidèle ; "Agrippa" de Uchimizu Toru, réécriture caricaturale de "La Guerre Des Gaules"; et enfin "Ad Astra : Scipio To Hannibal" de Kagamino Hachi, relatant les guerres puniques avec une certaine fidélité.
Affiche du film tiré du manga "Thermae Romae." |
Au final, cette énumération permet de se rendre compte que le manga, à l'instar de la BD, peut offrir une vision intéressante de l'antiquité. Si le genre du manga à l'antique a été mis en lumière par le phénomène "Thermae Romae", cela fait pourtant des décennies que les auteurs japonais exploitent cette période, avec plus ou moins de bonheur. On y trouve le pire comme le meilleur, les grands clichés du genre et les pires anachronismes comme des biographies rigoureuses mais pas austères pour autant : il n' y a plus qu'à faire le tri. Sans oublier qu'un bon manga, c'est avant tout une bonne histoire et, comme vous le savez maintenant, un "dessin divertissant" !
"Thermae Romae" et à gauche, vue de Pompéi. |
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