dimanche 3 août 2014

Carpe Diem : Cueille Le Jour...

                                        Je vous propose aujourd'hui de nous pencher sur une des citations les plus célèbres de la littérature latine - si ce n'est LA plus célèbre : "Carpe Diem". Cette phrase, vous la connaissez forcément : traduite littéralement en "Cueille le jour", elle a été reprise plus ou moins fidèlement et l'idée qu'elle véhicule n'a cessé d'être exploitée, notamment en littérature puisque Ronsard, Baudelaire ou Lamartine, pour ne citer que les exemples les plus évidents, ont filé la métaphore. Mais on la retrouve aussi au cinéma ("Le Cercle Des Poètes Disparus"), en musique (où on fait le grand écart entre Metallica et... Lara Fabian !), voire dans le nom de certaines associations (Ave, amis de Carpefeuch !) ou même restaurants, et il orne bien sûr de nombreux cadrans solaires. 

                                        La formule est efficace : lapidaire et "claquante", elle se retient facilement. Et l'association inattendue du verbe "cueillir" et du mot "jour" marque les esprits. D'ailleurs, on conserve rarement l'intégralité de la phrase, et on se contente de ce "Carpe diem". Malheureusement, la citation ainsi tronquée est souvent interprétée comme une maxime purement hédoniste, invitant à jouir des plaisirs immédiats sans se soucier de l'avenir. Ce qui est bien éloigné du sens que son auteur, le poète Horace, voulait lui donner à l'origine.


Horace. (Estampe du XVIIème siècle - Musée des Beaux-Arts de Rennes.)

                                        Remettons la citation dans son contexte et voyons l'intégralité du poème. Il existe de nombreuses traductions, de la plus fidèle à la plus ampoulée, mais celle qui suit (trouvée dans un vieux bouquin de Latin), si elle s'éloigne de la forme, se rapproche des interprétations que l'on rencontre le plus fréquemment :
"Ne cherche pas, Leuconoé - c'est sacrilège - quelle fin les dieux ont décidée pour toi ou pour moi, et n'interroge pas ces nombres magiques venus de Babylone. Comme il vaut mieux subir les choses ! Que Jupiter nous accorde encore bien d'autres hivers, ou que notre dernier soit celui-ci, qui voit la mer Tyrrhénienne se briser sur les rochers, sois sage, filtre ton vin et réduis tes espérances à l'aune de ta courte vie. Pendant que nous parlons, le temps jaloux a fui : cueille le jour sans trop croire à demain." (Horace, "Odes", I-11.)

                                        Horace s'adresse ici à une jeune fille nommée Leuconoé. Figure imaginaire ou pas, celle-ci semble en tous cas encline à consulter devins, mages et astrologues afin de percer les mystères de l'avenir. Horace commence donc par la mettre en garde : selon lui, seuls les Dieux sont les maîtres de la destinée humaine et il rejette ces pratiques fallacieuses qui prétendent en révéler le cours.

                                        Mais cette impossibilité de connaître l'avenir, et donc l'incertitude dans laquelle se trouve plongé l'individu, se double de toute la tragédie de l'impuissance humaine. Qu'il lui reste cent ans ou un seul jour à vivre, l'Homme n'a aucune prise sur son destin. Il ne peut que le subir, sans aucun moyen d'échapper au dernier acte - la mort.

                                        Face à ce futur inévitable et incertain, dont seule est connue l'issue tragique, nous sommes condamnés à vivre dans la crainte du lendemain et dans l'anxiété - à moins d'avoir la sagesse de ne considérer que le présent, seule réalité tangible. Adepte de l'épicurisme, Horace refuse d'anticiper des souffrances ou des épreuves qui n'existent pas encore et ne font que troubler l'âme (pour parler comme Épicure), et appelle effectivement à profiter du moment présent - non dans une perspective hédoniste de jouissance débridée, mais bien dans l'idée de l'abandon de l'espoir et de la confiance en l'avenir. Le 10ème vers (ici : "réduis tes espérances à l'aune de ta courte vie.") ne dit pas autre chose. D'où ce conseil donné à son interlocutrice :
"Carpe diem quam minimum credula postero"
"Cueille le jour en croyant le moins possible à l'avenir."


"Bacchante" (Tableau de William-Adolphe Bouguereau.)


                                        Loin d'une maxime hédoniste, Horace prône donc une certaine forme de résignation. On ne peut pas lutter contre le temps qui passe ou contre la mort inéluctable, mais on peut choisir de profiter de ce que le présent nous offre au lieu de vivre dans la crainte.

                                        Le verbe "carpere", généralement traduit par "cueillir", peut d'ailleurs s'entendre autrement puisqu'il signifie aussi "arracher". C'est le choix de certains traducteurs qui formulent la phrase avec une violence anxieuse : "Arrache le jour", saisis-toi du moment présent avec l'énergie du désespoir, tant que tu es encore vivant. La conclusion du poème exprime dans ce cas toute l'urgence de vivre ici et maintenant, sans spéculer sur un lendemain qui ne sera peut-être pas.

                                        Après avoir lu cet article, vous comprendrez peut-être pourquoi je trouve ces deux petits mots si angoissants : ils nous renvoient à notre propre finitude. Mais la force de ce Carpe diem, c'est peut-être justement qu'il transforme le drame de la condition humaine en une injonction positive, en nous invitant paradoxalement à lutter contre notre impuissance face au destin en choisissant de cultiver - et subir - l'instant présent. Et ça, c'est tout simplement la quintessence de la philosophie d’Épicure, dont nous reparlerons très bientôt...



Ce billet est publié en souvenir d'Annie, de l'association Carpefeuch. 


2 commentaires:

Sylviane a dit…

Oui l'Association Carpefeuch est en deuil ; merci dans notre tristesse de parler ainsi d'Annie . Carpe Diem !

FL a dit…

Un beau diaporama lui est d'ailleurs consacré sur le site de Carpefeuch : ici. Voilà comment nous devrions nous souvenir d'Annie.