dimanche 26 octobre 2014

Térence : Un théâtre littéraire et bourgeois.


                                        Précédemment dans "La Toge Et Le Glaive"... Nous avons parlé de Plaute et de ses comédies imitées du théâtre grec, et qui ont inspiré de nombreux dramaturges. Dans cet article, j'avais également cité un autre auteur de théâtre latin : Térence. Il était donc logique de s'intéresser à ce monsieur et, comme nous l'avons fait pour Plaute, de nous pencher sur sa vie et son œuvre.


VIE DE TERENCE.


                                        Térence (ou Publius Terentius Afer) naît vers 190 avant J.C. (l'année exacte fait débat) à Carthage. Son cognomen (Afer) laisse supposer qu'il aurait pour ancêtres les membres d'une tribu libyenne que les Romains désignaient sous le nom de la tribu des Afri. Réduit en esclavage alors qu'il est encore un enfant, il est vendu à un sénateur romain du nom de P. Terentius Lucanus. Sensible à la beauté du jeune garçon et impressionné par son intelligence et son talent, celui-ci lui permet de recevoir une bonne éducation et une instruction poussée. Il finit même par l'affranchir et Térence  adopte alors le nom de son ancien propriétaire - Terentius. 


Portrait supposé de Térence, d'après une copie du IIIème siècle. (Via wikipedia.)

                                        Très vite, Térence attire l'attention des plus illustres familles de l'aristocratie. Les Cornelii Scipiones et les Aemilii, en particulier, se veulent les protecteurs des artistes et les promoteurs d'une culture hellénistique raffinée, en opposition avec l'austérité rigide de la stricte vertu romaine défendue par Caton. Le soutien de Scipion Émilien offre donc à Térence l'opportunité de vivre de sa plume : il écrit 6 pièces, jouées entre 170 et 160 avant J.C. environ. Elles sont parfois interprétées plusieurs fois, contrairement à l'usage, ce qui vaut à l'auteur certaines critiques de la part du public, mais aussi la réprobation de ses pairs et du collège des poètes. 

                                        6 pièces donc, et il n'en écrira pas d'autre : en 160 avant J.C., Térence s'embarque pour la Grèce, où il espère trouver de nouvelles œuvres inédites dont il pourra s'inspirer. Il y traduit une centaine de pièces de Ménandre et s'apprête à rentrer à Rome un an plus tard. A partir de cette date, nous perdons sa trace... Il a vraisemblablement péri en mer, lors d'un naufrage dans la baie de Leucade.  Une autre hypothèse avance qu'il serait mort de chagrin, suite à la perte de tous ses manuscrits. (Pour avoir un jour perdu les fichiers contenus sur mon disque dur, je compatis...)


PIÈCES DE TERENCE.


                                        Térence n'a donc composé que 6 pièces, qui ont toutes survécu jusqu'à nos jours. A noter que, dès son époque, la paternité de ses œuvres est remise en question : à Rome, la rumeur prétend même que l'auteur des pièces ne serait autre que Scipion ou, du moins, que le cercle de ses protecteurs a largement contribué à leur composition . Ce dont Térence se défend dans les prologues ouvrant ses pièces : alors que cette introduction sert traditionnellement à présenter l’œuvre, elle est utilisée par l'auteur pour se défendre, notamment des accusations de plagiat - c'est le cas dans Les Adelphes et dans le prologue de L’Heautontimoroumenos. Plus largement, Térence peut ainsi retenir l'attention de son public et s'adresser à lui par l'intermédiaire de l'acteur chargé de déclamer le texte (on l'appelle le prologus). Voici par exemple un extrait du prologue de L'Hécyre, pièce interrompue à deux reprises - le public ayant trouvé mieux à faire...

"Je vous montre à nouveau Hécyre puisque je n'ai jamais pu la représenter dans le calme. Un malheur l'a empêché. A cette infortune, votre bon sens mettra un terme si vous me soutenez dans mon entreprise. La première fois que j'ai présenté ma pièce, j'ai dû quitter la scène avant la fin à cause de vedettes de la boxe, de leur troupe de supporters, du bruit, des cris des femmes et, en outre, parce qu'on attendait un funambule. Instruit par mon expérience passée, je fais une deuxième tentative pour essayer de rester en scène. Je la représente donc une deuxième fois. Le premier acte se passe bien mais très vite, le bruit court qu'il va y avoir des gladiateurs ; le public s'envole, il y a de l'agitation, on crie, on se bat dans les gradins. Je n'ai, évidemment, pas pu rester en scène. Aujourd'hui, il n'y a pas de voyous, c'est le calme, le silence. L'occasion m'est donnée de montrer ma pièce et vous, vous avez la possibilité de faire honneur à un divertissement de théâtre. Grâce à vous, l'art de la scène ne sera pas le privilège d'une minorité. Le sérieux de votre attitude sera la défense et l'illustration du sérieux de mon travail." (Térence, "L'Hécyre", prologue 21-40. )

Prologue de l'Heautontimoroumenos. (Gravure - ©BNF)

                                        L'intrigue de la pièce proprement dite est souvent construite sur le même canevas : deux jeunes gens sont amoureux de deux jeunes filles ; l'une d'elle est pauvre, mais on découvre finalement qu'elle est la sœur (enlevée, perdue, disparue...) de l'autre. Un parasite ou un esclave aide à obtenir le consentement des pères, toujours hostiles à ces unions. Les personnages sont, comme toujours dans la comédie romaine, des archétypes : le parasite, le soldat fanfaron, l'esclave rusé, le père strict et revêche, etc...

Voyons brièvement le sujet des 6 pièces de Térence :

  • Andria (L'Andrienne) - d'après Ménandre. Glycère, une jeune fille de l'île d'Andros, est enceinte de Pamphile, qui lui promet de l'épouser alors même que son vieux père a déjà projeté de le marier à la fille de son ami Chrèmès. Après bien des péripéties, on découvre que Glycère est en fait la seconde fille de Chrèmès : Pamphile peut donc l'épouser.   
    Scène de l'Andria. (Dessin d'Albrecht Dürer - ©BNF)
  •  Hecyra (La Belle-Mère) - imitée d'un auteur inconnu. Une femme, violée par un inconnu ivre avant son mariage, est rejetée par son futur époux ; mais il s'avère que celui-ci était en fait le violeur, et l'honneur est donc sauf. Ce drame domestique doit son titre au personnage de la belle-mère, qui œuvre dans l'ombre pour dénouer l'imbroglio et assurer le bonheur des siens.
  • Heautontimorumenos (Le Bourreau de Soi-même) - d'après Ménandre. Le vieillard Ménédème a chassé son fils Clinia, qui souhaite épouser une jeune fille sans dot. Mais, tourmenté par sa sévérité et son intransigeance, le père s'inflige une vie austère et rude, et souffre de l'absence de son enfant. Pendant ce temps, Clinia loge chez son ami Clitiphon, épris d'une courtisane. On retrouve ici l'intrigue et les personnages habituels (esclaves rusés, courtisane en réalité riche et libre, vieillard aigri et sévère...) et la traditionnelle fin heureuse puisque Ménédème finit par accepter le mariage de son fils.
  • Phormio (Le Phormion) - d'après Apollodore de Charys. Grâce à l'intervention d'un parasite nommé Phormion, deux cousins trompent leurs pères respectifs pour épouser celles qu'ils aiment : Antiphon convole avec une jeune fille pauvre, et Phédria se marie avec une musicienne.
    Scène du Phormion. (Gravure de Bernard Picart dit Le Romain - 1717 - ©BNF.)

  • Eunuchus (L'Eunuque) - d'après deux pièces de Ménandre. Phédria et un soldat fanfaron nommé Thrason sont tous deux épris de la courtisane Thaïs. Le premier lui offre un vieil eunuque et le second, ne voulant pas être en reste, lui fait présent d'une jeune esclave. Chéréa, le frère de Phédria, tombe amoureux de l'esclave en question : se faisant passer pour le vieil eunuque, il s'introduit chez elle et la viole. Mais encore une fois, tout s'arrange : Chéréa épouse la jeune esclave qui était en fait de naissance libre, et Phédria et Thrason se partagent Thaïs.
  • Adelphoe (Les Adelphes) - tirée de deux pièces de Ménandre. La pièce met en scène deux frères, Eschine et Ctésiphon. Eschine est confié à son oncle, et les deux jeunes gens reçoivent une éducation bien différente : l'un est élevé par un campagnard strict et attaché aux respects des traditions, tandis que le second reçoit une éducation plus permissive et plus "moderne". Lorsque Ctésiphon s'éprend d'une joueuse de cithare, il cache la relation à son père, dont il craint la réaction. Eschine prétend alors être amoureux de la musicienne pour l'enlever pour son frère.
Masques des Adelphes. (Gravure de Bernard Picart dit Le Romain - 1717 - ©BNF.)


TERENCE : L'ANTI-PLAUTE.


                                        A lire les arguments des pièces de Térence, on comprend qu'il y a beaucoup de similitudes entre son œuvre et celle de Plaute, et il est donc intéressant de mettre les deux auteurs en parallèle. A peu près contemporain de Plaute (une génération seulement les sépare), Térence puise aux mêmes sources et adapte des comédies grecques tirées de la Nea Commedia attique, mélangeant parfois plusieurs pièces (ce qu'on nomme la contaminatio). Pourtant, la comparaison s'arrête là, tant sur la forme que sur le fond. L’œuvre de Térence illustre en fait une autre facette de la comédie latine : à partir de la même matière première, Térence et Plaute aboutissent à deux résultats radicalement différents. D'une certaine manière, les comédies plautiennes mettent en lumières les grandes caractéristiques de celles de son successeur. 

Sujets et personnages.


                                        Pour commencer, Plaute adapte les pièces dont il s'inspire au goût de son public : il les transpose souvent dans un cadre plus familier des Romains, utilise des titres en Latin, modifie la structure des œuvres pour les rendre plus dynamiques et plus vivantes, en y insérant par exemple des passages chantés. En revanche, Térence fait davantage figure de "traducteur" : il conserve un titre grec et reste beaucoup plus fidèle à l'argument d'origine et réduit les scènes musicales. Ses allusions aux coutumes et aux institutions romaines sont rares et ses personnages, qu'ils soient riches ou pauvres, esclaves ou hommes libres, ont toujours l'air assez semblables d'une pièce à l'autre. De fait, les intrigues pures illustrent plus la société grecque du IIIème siècle avant J.C. que les mœurs de la République romaine.

Scène de l'Hécyra. (Enluminure du XVème s. - ©BNF).


                                        Le choix du sujet et son traitement diffèrent encore plus radicalement : Plaute s'inspire des situations, Térence des individus. Plaute choisira l'intrigue la plus mouvementée et tortueuse possible, et il grossira le trait en accentuant les défauts des personnages et le comique des situations. Térence optera pour des sujets plus vraisemblables et des comédies plus sentimentales et, au contraire de Plaute, il adoucira le comique de situation et la charge caricaturale des protagonistes. Ses personnages ne sont pas cyniques, et il peuvent même se montrer sensibles ou tendres, parfois jusqu'à la mièvrerie. Toutefois, Térence se démarque aussi par le soin apporté à la psychologie des  protagonistes, qu'il met en lumière par un procédé récurrent : dans chaque pièce, on retrouve plusieurs personnages similaires, illustrant chacun une facette différente : les deux vieillards de l'Heautontimorumenos, les deux belles-mères de l'Hécyre, les deux pères des Adelphes, etc. 

                                        En accentuant la psychologie de ses personnages, Térence peut ainsi interroger leurs motivations et sous-tendre ses pièces de questions plus profondes, voire sociales : la mésentente conjugale dans l'Hécyre, les rapports familiaux, l'éducation, le pardon, etc. Reste qu'après le théâtre de Plaute, cette évolution déstabilise le public populaire, qui préfère la bonne farce aux problématiques existentielles de Térence... Certaines de ses pièces sont d'ailleurs des échecs retentissants, comme par exemple l'Hécyre. Par contre, les milieux lettrés et pénétrés de philosophie hellénistique adhèrent beaucoup plus à ces comédies que l'on pourrait presque qualifier de "bourgeoises"...

"Je compare [Térence] à quelques-unes de ces précieuses statues qui nous restent des Grecs, une Vénus de Médicis, un Antinoüs. Elles ont peu de passions, peu de caractère, presque point de mouvement ; mais on y remarque tant de pureté, tant d’élégance et de vérité, qu’on n’est jamais las de les considérer. Ce sont des beautés si déliées, si cachées, si secrètes, qu’on ne les saisit toutes qu’avec le temps ; c’est moins la chose que l’impression et le sentiment, qu’on en remporte ; il faut y revenir, et l’on y revient sans cesse." (Denis Diderot, "Réflexions sur Térence".)

Style.


                                        Du point de vue du style, Térence écrit dans un Latin conversationnel plus "classique", plus pur que celui de Plaute, un Latin "de salon". Certaines répliques marquent l'esprit, mais davantage par leur signification que par leur formulation et le théâtre de Térence est surtout rempli de monologues et de longues tirades, de répliques au rythme gracieux et élégant, loin des échanges vifs et pleins de verve de Plaute, qui offre des successions de rebondissements et de gags servis par des calembours et une langue vivante et populaire, voire vulgaire. Les comédies de Térence présentent des intrigues moins variées, mais elles sont plus fines que celles de Plaute : les rebondissements s'y succèdent avec plus de naturel, le ton est plus modéré. Les grands effets, les contrastes et les incongruités, l'extravagance de la parole, la fantaisie même sont presque totalement absents.

                                        Plaute n'est pas toujours très fin, mais on rit aux éclats ; Térence est plus subtil, mais il fait moins rire que sourire. Je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Gaillard qui écrit, dans son "Approche de la littérature latine" :
"Alors que Plaute, ex-comédien, auteur populaire, entrepreneur de spectacles, suinte de truculence rabelaisienne, Térence a l'air un peu coincé de l'homme qui attend sa tasse de thé. (d'ailleurs, la tradition universitaire anglaise l'a toujours adoré.)"

Scène de l'Andria. (Enluminure du XIIème s. - © Institut de recherche et d'histoire des textes - CNRS)


                                        Térence a finalement les défauts de ses qualités - ce que les critiques n'ont pas manqué de souligner, et ce dès son époque. César le surnomme ainsi le "demi-Ménandre", car s'il possède le raffinement et la finition du poète grec, lui manquent sa vigueur et sa force comique ; Cicéron lui reconnaît le mérite d'avoir donné aux Romains le goût de Ménandre, mais avec beaucoup plus de sobriété. Le fait est que les comédies de Térence donnent à voir les mœurs, les habitudes et les caractères des hommes et des femmes avec beaucoup de finesse et de justesse, mais ces personnages restent sages et "tièdes". L'auteur fait l'impasse sur leurs passions et leurs désirs et évite tout lyrisme.

                                        Il faut tout de même rappeler que les deux hommes ne s'adressent pas au même public. Plaute use et abuse des jeux de mots, des expressions imagées, d'un humour grossier pour faire rire le peuple romain, pour lequel il écrit ; Térence, lui, est apprécié par une autre audience, un cercle d'érudits attirés par la culture hellénistique et il ne cherche pas à surprendre son public ou à se montrer original, mais à peindre une image fidèle de la vie et des mœurs, dans le Latin le plus élégant possible. D'une certaine manière, on dirait presque que Térence n'oublie jamais qu'il s'adresse à un cercle des nobles et des lettrés, et qu'il dépend de leur satisfaction et de leurs subsides.

RECONNAISSANCE ET POSTÉRITÉ.


                                        Térence est lu et joué tout au long de l'Antiquité, et ses pièces deviennent rapidement un sujet d'études - par exemple pour Cornelius Nepos, Varron, Cicéron, Donat ou Jules César - pour ne citer que les plus connus. Par ailleurs, le grammairien Sulpice Apollinaire rédige au IIème siècle, pour chacune des six pièces, un résumé (argumentum), déclamé avant la représentation et présentant l'intrigue de l’œuvre.

                                        Au Moyen-âge et à la Renaissance, sa popularité ne se dément pas et ses pièces sont recopiées sur de nombreux manuscrits : on estime qu'il existe 650 manuscrits antérieurs à l'an 800 qui contiennent des extraits des œuvres de Térence. Ses pièces sont jouées pratiquement sans interruption - on a par exemple des traces de représentations datant du IXème siècle.


Enluminure du Térence des ducs, XVème s. (©Bibliothèque Nationale de Paris.)

                                        Mais Térence influence aussi la création littéraire : les plus anciennes comédies anglaises le reprennent et le parodient, et de nombreux dramaturges puiseront dans son répertoire. Jean de La Fontaine imite L'Eunuque tandis que Molière puise dans Phormion pour ses "Fourberies de Scapin". Plus près de nous, Baudelaire intitule un de ses poèmes "Heautontimorumenos" (poème LXXXIII de "Spleen et Idéal"). A noter que, si Térence a laissé moins de traces dans le langage courant que Plaute, c'est précisément de son Heautontimorumenos que nous vient sa citation la plus célèbre : "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger." ("Homo sum ; humani nihil a me alienum puto") - appel à un esprit de tolérance et d'empathie, deux valeurs qui n'étaient pas forcément prônées dans la vieille société romaine.

Scène de "L'Eunuque". (Enluminure du XIIème s. - © Institut de recherche et d'histoire des textes - CNRS)


                                        Moins appréciées par le grand public de son temps que les comédies populaires de Plaute, les pièces de Térence n'en demeurent pas moins intéressantes à lire, ne serait-ce que parce qu'elles témoignent de l'évolution du théâtre romain et plus encore de l'écart entre le goût du peuple et celui des élites, qui apprécient une pensée plus philosophique, plus réfléchie et plus littéraire. Alors que chez Plaute, seule la forme était tirée de la culture grecque, l'hellénisme commence à imprégner plus profondément la pensée romaine.

2 commentaires:

Marie-Louise a dit…

Très bel article, à l'instar des autres d'ailleurs.

FL a dit…

Merci :-) !